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Dans l’immense bibliographie consacrée à Apulée, cet ouvrage a dès l’abord sa spécificité. Celle-ci repose sur un véritable projet directeur, nettement affirmé dans les premières pages. Il s’agit de proposer une appréhension globale et unitaire de l’ensemble de l’œuvre d’Apulée, dont les différents éléments ne sont pas, malgré l’apparence, indépendants les uns des autres mais entretiennent au contraire entre eux une relation étroite. Et ce rapport est fondé sur la notion de philosophie, dans la mesure où leur auteur se définit lui-même comme un philosophe platonicien. Le but doit être atteint au terme d’une lecture attentive de chacun des écrits d’Apulée tenus pour authentiques, lecture qui vise à mettre en évidence, par une analyse précise du seul contenu des textes, ce qui en eux relève de l’exercice de la philosophie. Cette perspective, qui conduit explicitement à négliger tout autre aspect, particulièrement formel et historique, doit permettre de dégager la pensée philosophique d’Apulée, perçue comme stable au cours du temps et, en s’opposant à l’opinion la plus répandue qui ne retient guère de l’écrivain de Madaure que son érudition mondaine et son habileté stylistique, de rétablir une vérité jusqu’ici occultée.

Clairement définis et justifiés dans une longue introduction (p. 9-30), ces principes sont ensuite appliqués dans le corps de l’ouvrage, constitué de deux parties complétées par une abondante bibliographie et deux index, plus brefs : celui « des œuvres d’Apulée » et un « index locorum » pour les passages cités d’autres auteurs. La première partie (Apulée philosophus Platonicus) a pour objet essentiel les écrits philosophiques, le plaidoyer traditionnellement désigné sous le titre d’Apologie (et qui l’est à diverses reprises ici sous celui de Pro se de magia), à un moindre degré les Florides, textes dans lesquels Géraldine Puccini recherche d’abord une définition du philosophe (chapitre 1 : La définition du philosophus selon Apulée) puis les philosophes du passé dont Apulée fait ses modèles (chapitre 2 : Les figures idéales du philosophe : la filiation intellectuelle d’Apulée). Le philosophe apuléien apparaît comme une figure particulièrement complexe, caractérisée par l’universalité. Il est à la fois rhéteur, soutenant, selon la tradition cicéronienne, son habileté oratoire et ses qualités d’homme de lettres par ses vertus morales, savant curieux de tout et surtout des lois et phénomènes naturels, voire prêtre, dans la mesure où l’étude de la nature se trouve nécessairement liée à celle de la divinité et, par là, à la religion. Il participe ainsi de plusieurs courants de la philosophie grecque, dont les créateurs, fortement idéalisés, sont explicitement mentionnés : en premier lieu Platon, avec lequel la filiation du principal représentant du médioplatonisme que fut Apulée est évidente, mais aussi Aristote et, bien que leur rôle ait généralement été sous-estimé ou passé sous silence, Socrate, Pythagore et les cyniques. La même référence philosophique, principalement platonicienne, constitue la clé de lecture du reste de l’œuvre conservée d’Apulée, les Métamorphoses, objet de la seconde partie de l’ouvrage (Les Métamorphoses, un roman platonisant ?) La forme interrogative du titre suffit à suggérer toute la complexité du sujet, que Géraldine Puccini tente d’éclaircir dans trois chapitres, successivement consacrés aux épisodes qui ne relèvent pas du platonisme (chapitre 1 : Mises à distance du platonisme et héritage culturel), à ceux qui, au contraire, ne sont explicables que par une référence philosophico‑religieuse (chapitre 2 : La tradition orphicopythagoricienne et platonicienne : sa réécriture dans les Métamorphoses), puis, en raison de sa particularité et de son importance, au dernier livre du roman (chapitre 3 : Le cheminement de Lucius au livre XI). Par ses caractéristiques mêmes, un roman peut difficilement n’être que la transposition pure et simple d’un système philosophique. Le rapport des Métamorphoses au platonisme se révèle de fait ambigu. Car leur auteur peut prendre avec la tradition platonicienne une part plus ou moins grande de liberté. Des « moments d’anti-platonisme » (p. 138) se trouvent en effet juxtaposés à des épisodes d’inspiration indubitablement platonicienne. Ces derniers s’avèrent être ceux qui contiennent une représentation du divin. Deux se détachent nettement : le conte de Psyché dans les livres IV à VI et surtout le livre XI. L’épisode final du roman retrace le cheminement du personnage de Lucius, qui, par une rupture avec le monde matériel et des initiations successives aux mystères divins, accède à la véritable sagesse. Loin de n’être qu’un divertissement fantaisiste, il concentre en quelque sorte l’essence de la pensée apuléienne. Moins philosophique que philosophico-religieuse, celle-ci marque un tournant dans l’évolution de la tradition platonicienne vers ce qui apparaît comme
une théologie.

L’ouvrage, on le voit, a le mérite de montrer la cohérence d’une œuvre apparemment disparate et toute la profondeur d’une pensée souvent mise au second plan, bien loin derrière la virtuosité stylistique du rhéteur de Madaure dont, par ailleurs, les opuscules philosophiques ne seraient guère plus que des notes de cours. Pour en reprendre les conclusions ou, plus fréquemment, les nuancer ou les réfuter, la démonstration prend en compte la recherche antérieure, privilégiant la plus récente. Elle s’appuie surtout – et là est l’essentiel – sur l’étude scrupuleuse des textes annoncée dès l’introduction. Les analyses minutieuses, et pour la plupart fines, auxquelles elle donne lieu ne sont effectivement pas sans apporter, dans nombre de cas, un éclairage nouveau. Elles n’excluent pourtant pas des passages plus contestables par leur contenu ou par une forme qui n’est parfois pas sans quelque longueur (p. 9 sq, qui se réduisent à un catalogue, p. 151 sq et p. 165, qui se confondent avec des résumés d’articles…) ou même quelque obscurité (p. 130 sq sur la signification des ruades de l’âne qu’est devenu le héros des Métamorphoses…) On regrettera peut-être davantage l’architecture générale de l’ouvrage. Celui-ci se caractérise en effet par son aspect statique, qui reflète moins la progression d’une réflexion qu’il ne constitue le développement et l’illustration d’une thèse préconçue, posée dans les pages initiales et reprise sans changement dans les dernières. La même démarche sous‑tend aussi la majorité des chapitres, où la conclusion est très tôt annoncée, parfois dans les premières lignes. Sans doute le procédé peut-il trouver sa justification dans une volonté de clarté, un souci pédagogique d’ailleurs maintes fois perceptible. Il n’en suscite pas moins une certaine perplexité. Et la thèse fondamentale elle-même, celle de l’unité de l’œuvre entière d’Apulée, s’impose‑t-elle avec autant de clarté quand, au roman, avec ses épisodes anti-platoniciens, et dont est du reste reconnue « l’ambiguïté » (p. 292), est consacrée une analyse entièrement distincte, justifiée par « une ligne de démarcation entre les Métamorphoses et le reste de l’œuvre d’Apulée » (p. 81). Sa seule affirmation, de plus, conduit à exclure d’autres aspects importants. Apulée ne fut-il pas aussi un rhéteur reconnu comme tel et ne reste-t-il pas le créateur d’un style nouveau ? L’objection ne semble pas avoir échappé à Géraldine Puccini, dont on remarque, dans une conclusion un peu décevante, l’extrême et un peu surprenante prudence. Tel ne semble pas le cas de plusieurs coquilles (surtout dans la bibliographie) et de quelques disparités (dans l’indication des titres, l’usage des abréviations ou la graphie des mots grecs), qui n’entravent pas la lecture et qu’on pardonne aisément. On aura plus de mal à le faire en notant un certain laisser-aller, au demeurant plutôt rare, dans la traduction (p. 91-92, où la traduction de sanctus par « saint » dans Apol. 85.2 est pour le moins ambiguë en français moderne, p. 117 où celle de genus par « nationalité » dans Apol., 26.4 sonne comme un anachronisme, p. 172 et p. 216 où la traduction tend à allonger le texte de Met. II, 4. 3 et IX, 9.1…), de négligences, un peu plus fréquentes, dans l’expression, que le lecteur relèvera de lui-même, et parmi lesquelles il rangera certainement le recours inutile à des termes anglais, p. 28, 289…, et surtout d’un usage du pluriel de majesté quasi incessant (quatre fois en huit lignes p. 30, trois fois dans la même phrase p. 275) au point d’en devenir irritant, d’autant plus qu’il intervient dans des formules le plus souvent superfétatoires (« nous remarquons que », « nous allons voir que », « celui-ci nous fait nous remémorer »…). Sur ce dernier point, il est vrai, le jugement comporte une part de subjectivité. Car cela n’empêchera pas le travail de Géraldine Puccini, avant tout caractérisé par son érudition et sa subtilité, de conserver la place qu’il mérite dans le vaste corpus des études apuléiennes.

Nicole Méthy, Université Bordeaux Montaigne