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L’ouvrage édité par Catherine Grandjean, Anna Heller et Jocelyne Peigney est le fruit d’un travail collectif inauguré en 2008 sur les rapports entre pouvoir et banquet. Il a déjà donné lieu en 2013 à une première publication collective : Le banquet du monarque dans le monde antique. Il s’agit dans ce second volume d’aborder l’œuvre d’Athénée au prisme de cette problématique historique, comme le soulignent les éditrices dans l’introduction (p. 11). La préface de Maurice Sartre remet bien l’ouvrage en perspective. L’approche est en effet thématique et novatrice, car jusqu’ici les Deipnosophistes d’Athénée n’avaient été considérés que comme un « réservoir à textes » ou un texte à tiroirs, représentatif de la conception du savoir et de la culture grecque aux II-IIIe siècles. L’ouvrage est organisé en deux parties : « Luxe et partage » et « Figures du roi au banquet ». La première partie, composée d’articles thématiques, est peut-être en apparence la moins cohérente car elle aborde de nombreux thèmes de l’œuvre sous des angles différents qui se répètent parfois ou ne sont au contraire pas toujours liés. Elle est néanmoins absolument nécessaire car elle questionne l’unité de l’œuvre et son sens. La seconde partie est consacrée à des souverains bien particuliers et à des passages très précis de l’œuvre. L’ouvrage est doté de précieux indices (sources anciennes, inscriptions et papyrus, noms de personnes, de lieux, notabilia et mots grecs choisis) qui en font un outil scientifique de premier plan. On regrettera cependant l’absence d’illustrations pour l’article de Brigitte Lion dont l’argumentation s’appuie sur nombre de reliefs mésopotamiens ou néo-assyriens.

Luciana Romeri (p. 23-37) s’intéresse à la conception du luxe comme mode de vie chez Athénée. Elle confronte à juste titre les passages où l’auteur critique ouvertement les excès, notamment à travers la description des banquets d’Alexandre III, et ceux où il présente Ulysse comme adepte des banquets raffinés et du luxe des Phéaciens. Athénée loue la sobriété des rois homériques à plusieurs reprises. À ceux qui prétendent voir dans cette contradiction la preuve du peu de cohérence de l’auteur, L. Romeri objecte à juste titre qu’il existe une logique dans ce jugement en apparence contradictoire. Elle propose d’y voir la marque d’Athénée qui distingue les excès du banquet d’érudits, une forme de « luxe éclairé » (p. 37) acceptable, voire souhaitable, du luxe abusif et du banquet excessif, fortement critiqués. Si Homère, qu’Athénée considère comme un historien voire un sociologue, est un modèle, c’est avant tout comme maître de la païdeïa et source grecque la plus ancienne. Dans son œuvre cohabitent deux figures du luxe qu’Athénée se fait fort de distinguer. Dans cette lignée, il critique les banquets d’Antiochos IV tout en démesure mais loue ceux de Ptolémée II qu’il interprète comme la continuité d’une certaine attitude face au savoir (par l’entremise du Musée et de la Bibliothèque). Cet aspect de la pratique « savante » du luxe est mentionné dans tous les articles de la première partie qui suivent. Jocelyne Peigney (p. 39-66) interroge, dans une perspective différente, la construction et la cohérence des usages d’Homère comme modèle du banquet royal. Elle aborde dans un premier temps, la question des références aux poissons et au régime des héros de l’épopée. Si la richesse du repas homérique est soulignée dans les Deipnosophistes, notamment dans l’Épitomé du livre I, de façon paradoxale, Athénée insiste sur l’absence de consommation de poisson chez Homère, tout en procédant à de véritables catalogues de ces mets luxueux dans son œuvre (notamment aux livres VII, VIII, consacré à la gloutonnerie, puis aux livres XII et XIII). J. Peigney tente d’expliquer ces procédés. Athénée nous présente un Homère syrien, fait notable car cette attribution comme patrie d’Homère est peu commune, mais aussi parce que la Syrie est présentée comme le pays du luxe et de l’oisiveté. L’auteur cherche à expliquer cette géographie athénéenne et rapproche l’Homère de Syrie qui décrit des banquets sans poissons avec le Larensis du Banquet des sophistes. La Syrie n’est pas non plus sans évoquer la Lusitanie (de Polybe) décrite au livre VIII comme un pays des Bienheureux, si bien que le pays des Phéaciens est rapproché de l’Occident romain. J. Peigney y voit une forme sinon d’éloge, du moins d’admiration pour Rome et son développement. Elle aborde ensuite la perspective morale du livre XII, où plaisir et vertu sont opposés, en prouvant que les apparentes contradictions d’Athénée dans son choix de citations viennent de ce qu’il se fait le relais de controverses érudites sur la place à accorder aux plaisirs dans l’exercice de la vertu. La condamnation d’Athénée est donc plus subtile qu’il n’y paraît et sa position face au luxe du banquet des Phéaciens illustre parfaitement cette souplesse. En dernier lieu, J. Peigney s’attaque au livre XIV[1], et notamment à l’association entre cuisine raffinée, civilisation et progrès (662d-664f) : ces passages constituent un exemple probant de l’attitude ouverte d’Athénée face au luxe du banque homérique et le rapprochement en 620b entre la connaissance et l’amour d’Homère de Larensis, un Romain et de Cassandre de Macédoine est pour J. Peigney la preuve qu’il existe pour Athénée un luxe sans vice, reflet de l’abondance de l’Empire, construit autour du partage, et vecteur de la culture grecque. L’article de Robin Nadeau (p. 67-85) aborde un aspect annexe mais au demeurant important lié aux excès du luxe : l’obésité et sa représentation chez Athénée. Il se situe dans la lignée des réflexions novatrices de Georges Vigarello sur l’image et la valeur des mentions du corps gras (pachy sôma)[2]. Sans surprise, R. Nadeau se concentre sur la structure et l’argumentation du livre XII où il remarque l’abondance d’auteurs de l’époque hellénistique abordant la notion d’obésité et le lien fort entre excès de chairs, de plaisirs et de comportements, et mauvais gouvernement d’un roi autocrate. En effet, dans ce livre, Athénée parle en son nom et associe la figure du mauvais monarque à l’obésité qu’il s’agisse de la grosseur maladive de Denys d’Héraclée, de celle de Ptolémée VIII ou de Ptolémée X, incapable de se déplacer et matricide. Néanmoins R. Nadeau montre bien que le thème des tyrans obèses est un topos littéraire ancien pratiqué depuis Hérodote et que la description du corps obèse devient, tout particulièrement à l’époque hellénistique, une pratique rhétorique de critique du pouvoir et des excès du monarque, destinée à provoquer le dégoût et la condamnation du lecteur. Fondé sur des critères en partie réalistes, comme le confirme la confrontation des descriptions avec les écrits médicaux de Celse ou de Galien, le développement de l’image du corps du roi obèse reflète sans aucun doute une réalité des sociétés anciennes, surtout parmi les élites oisives et aisées, à un moment où se diffuse l’art culinaire, mais sans qu’on puisse réellement mesurer ce qui relève du discours moralisateur normatif et ce qui s’apparenterait à un nouvelle réalité sociale. Ce n’est qu’en toute fin d’article que R. Nadeau (p. 82) évoque la valeur « positive » du corps gras, signe d’abondance et de prospérité ; c’est le cas notamment dans l’Égypte ancienne où Akhénaton se font représenter avec un ventre rebondi, des plis de graisse au cou. Le corps du roi pouvait aussi, dans cette lignée, symboliser chez les Ptolémées la richesse du royaume[3]. Ce point méritait peut-être une analyse de détail car il induit qu’Athénée a fait un choix dans les représentations du corps du roi. De plus, il aurait été intéressant de confronter maigreur et obésité, deux versants extrêmes de l’image du corps, pour se demander si notre auteur fait vraiment par contraste l’éloge de la maigreur ou de la mesure (corps athlétique du bon roi notamment), car Athénée procède en XII, 551a-552f à un véritable « catalogue des maigres », dont la portée dans l’argumentation mérite une analyse, tout comme le vocabulaire de la maigreur demande à être confronté à celui du corps gras. Gerbert- Sylvestre Bouyssou (p. 87-105) analyse dans les Deipnosophistes le rapprochement entre la figure du parasite et celle du flatteur (parasitos et kolax) et étudie plus particulièrement leur critique en rapport avec le banquet du monarque. Il souligne à juste titre que les banquets évoqués au livre VI n’ont rien à voir avec le symposion de l’époque classique, mais relèvent plutôt du deipnon où la consommation de nourriture met davantage en exergue les rapports inégalitaires que celle du vin. Le personnage de parasite/flatteur chez Athénée n’existe que dans ce cadre. L’étude de ses relations avec les hôtes montre une subordination volontaire, certes humiliante, mais intégrée, voire institutionnalisée, dans le cadre de la tyrannie (Athénée, VI, 255f). De cette subordination naît une double pratique mimétique, le monarque se comportant lui-même comme un vil flatteur à l’instar de Philippe II de Macédoine envers ses hôtes Thessaliens (VI, 259f-260c), le flatteur cherchant à reproduire les infirmités du roi comme Cleisophos quand Philippe perdit un œil (VI, 248f). Le parasite/flatteur est aussi lié au luxe, car il participe activement aux banquets des monarques et s’adonne à tous les excès. Cette servitude calculée, cette consommation excessive font des parasites/flatteurs des « marqueurs » du mauvais banquet. En ce sens, il s’agit de personnages repoussoirs, plus faciles à ridiculiser que les monarques eux-mêmes. L’article de Brigitte Lion est consacré aux banquets perses du livre VI et à la comparaison entre points de vue grecs et orientaux (p.107-124), selon une approche très particulière, tant la comparaison peut s’avérer délicate : l’auteur s’interroge en effet sur le souvenir de pratiques auliques susceptibles de nourrir ce qu’elle appelle « les sources des sources » d’Athénée (p. 108). On perçoit combien l’exercice est périlleux, tant la nature de la documentation perse et grecque, les modes d’énonciation et les enjeux diffèrent. L’auteur s’intéresse plus particulièrement au fragment d’Héraclide de Kymè, auteur du IVe s. av. J.-C. de Persica. Plusieurs sortes de banquets sont distinguées (beuverie, repas familiaux, repas entre proches…), selon une hiérarchie très codifiée. L’isolement du roi, derrière un rideau, dans une pièce propre, invisible mais capable de tout observer, s’il rappelle les temples de Babylonie où le dieu est à l’abri des regards, protégés de toutes forces magiques, appelle aussi, me semble-t-il, le parallèle avec les rituels de l’audience royale[4]. La disposition des convives selon leur rang trouve une illustration conforme aux dires d’Héraclide, mais un millénaire plus tôt, dans les lettres du palais de Mari, où sont évoqués des invités à l’intérieur et à l’extérieur du palais, des invités assis ou accroupis par terre. Pour ce qui est de la consommation du vin, il est toujours importé en Mésopotamie ou à la cour néo-assyrienne et rien n’atteste de beuveries en petit comité auprès du roi. Quant aux repas avec la reine et des chanteuses mentionnés par Héraclide, ils peuvent très bien refléter une coutume ancienne du Proche-Orient attestée par les archives de Mari : les musiciennes font partie intégrantes des femmes du roi. Ce sont les redistributions à partir de la table royale qui sont le mieux attestée par les sources néo-assyriennes voire antérieures : notamment les dons en nourriture aux soldats ou la possibilité de repartir avec les « restes » de la table royale, comme marque de faveur. On est loin de l’immense gaspillage décrit par certaines sources : ces redistributions liées à la levée du tribut imposent de nuancer les excès des banquets royaux et d’y voir aussi un véritable système socio économique. Il est certain que la source d’Athénée, Héraclide, retranscrit des pratiques non pas exclusivement perses mais hérités des empires néo-assyriens, voire mésopotamiens, et reflets d’une tradition pluriséculaire.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à des monarques et à la représentation de leurs banquets dans les Deipnosophistes d’Athénée. Ces analyses mêlent souvent approche proprement historique et analyse de la vision d’Athénée, l’étude d’Anna Heller sur Antiochos IV constituant un modèle en la matière. Andrew Dalby (p. 129-147) s’intéresse aux banquets macédoniens, et plus particulièrement au banquet de Philippe II. Il compare les sources, dont les auteurs comme Théopompe, et propose une petite histoire des banquets et excès de Philippe : le roi de Macédoine a, probablement pour des raisons politiques, cherché à mêler les coutumes grecques du symposion aux potoi macédoniens, dans un syncrétisme qui est à la fois le résultat de sa propre formation et un calcul habile pour manipuler le conflit entre deux cultures. Pour ce qui concerne les successeurs d’Alexandre (Démétrios Poliorcète et Antigone Gonatas tout particulièrement), et les banquets qu’ils offrirent à Athènes, Athénée est moins prolixe et nous offre « une image vague, voilée mais cohérente de rois tout puissants, qui sans modifier leur politique globale, veulent en même temps s’insérer dans la culture des vieilles cités grecques… » (p. 143). Pour Ptolémée II, l’ampleur des banquets à Athènes, le nombre des convives, la structure du pavillon des symposia… tout contribue à un syncrétisme culturel initié par Philippe II entre culture grecque, orientale et macédonienne et s’inscrit probablement dans la tradition des Ptolemaia.

Catherine Grandjean s’intéresse aux deipna de Cléomène III de Sparte décrits par Athénée en IV, 142b-f qu’elle compare très judicieusement aux écrits de Plutarque (Vie de Cléomène 13 notamment). Les deux auteurs ont probablement Phylarque comme source mais dressent un tableau légèrement différent, ce qui permet de bien saisir la spécificité d’Athénée. Le but de l’analyse est d’éclairer le caractère du monarque et la valeur des réformes qui lui sont attribuées (notamment la restauration des syssities/phidities pour revenir à la simplicité d’autrefois). Les repas royaux, très sobres, sont une métaphore du gouvernement de Cléomène. Plutarque s’intéresse peu aux mets, alors qu’Athénée, qui associe systématiquement plaisirs intellectuels et alimentaires, insiste sur les éléments matériels (vaisselle, menu). Si Plutarque met l’accent sur la rupture entre les repas de Cléomène et les pratiques des monarques hellénistiques contemporains, Athénée insiste sur le refus de la tryphè en offrant, en contrepoint, une description des pratiques abusives des monarques lacédémoniens précédents (notamment Aréos) dont le luxe contribua à transformer les syssities en banquets aristocratiques. Cléomène représente chez Athénée comme chez Plutarque le monarque idéal, qui n’a pas de cour et ne reproduit pas de relations asymétriques lors de banquets royaux ; néanmoins, il en dirige le déroulement et les utilise dans un but diplomatique, si bien que ces banquets s’apparentent au banquet hellénistique repensé. Les syssities ou phidities sont le second aspect des réformes de Cléomène abordé par C. Grandjean. Après avoir rappelé les controverses sur le nombre de convives et surtout l’abondance de la nourriture qui y était apportée, point qui pousse à nuancer la prétendue frugalité spartiate, elle se consacre à la contribution monétaire à ses repas collectifs. Cléomène III, en même temps qu’il frappe des tétradrachmes à des fins militaires, introduit aussi des fractions de bronze et « monétarise » les échanges au sein de la cité. Il procède à une recréation très artificielle des syssities, qui ne peuvent plus reposer sur le système de l’apophora du fait de la diminution du territoire mais aussi du nombre d’hilotes, et les restaure en s’appuyant sur la contribution monétaire. Sous couvert de revenir à la tradition, nos sources, dont Athénée, témoignent d’une véritable innovation de la part du roi spartiate.

Claudia de Oliveira Gomes (p. 175-196) analyse, à partir du passage très anecdotique d’Athénée VII, 276a-c sur les lagynophories alexandrines, l’image de Ptolémée IV Philopatôr au banquet. Elle insiste sur le caractère tout à fait particulier des échanges commensaux que met en scène cette fête créée par le souverain et critiquée ouvertement dans le passage par la reine Arsinoé III. Chacun y consomme ce qu’il apporte, le lagynos, vase emblématique de la fête, représentant une forme de consommation vulgaire et égoïste. Cette fête du « non partage », sale et inconvenante, est bien loin de la pratique archaïque de l’eranos ou de la fête des Conges et en détourne les principes. Elle s’éloigne aussi des pratiques des rois hellénistiques fondées sur le don et l’évergésie. Pour l’auteur, il faut distinguer le don maussien, entre élite, et le don social, davantage à comprendre comme une forme de dette, notamment dans le cadre des cités classiques où les plus riches paient leur position dominante au peuple, le donateur étant en quelque sorte le créancier (p. 190-191). En créant la fête des Lagynophories, Ptolémée IV se place en rupture par rapport aux pratiques de don et de dette des cités grecques : il refuse la position d’hôte et empêche quiconque de l’occuper. Fort d’une position stable, il refuse la créance et s’oppose à la position des monarques hellénistiques précédents.

C’est la figure d’Antiochos IV qui intéresse Anna Heller (p. 197-227) et notamment la construction historiographique d’un contre-modèle au livre V des Deipnosophistes (193d-203b), au cours de la description des fêtes organisées à Daphnè en 166 av. J.-C. et celles organisées par Ptolémée II à Alexandrie dans les années 270. La longue citation de Polybe intéresse tout particulièrement l’auteur : il s’agit d’étudier comment Athénée s’est emparé de l’image très négative du banquet de ce monarque. Pour cela l’analyse comparée des sources (Diodore, Plutarque, Tite-Live…) permet de juger des représentations des fêtes d’Antiochos IV, décrites en contrepoint de celles organisées par Paul-Émile lors des fêtes d’Amphipolis, et de mesurer la fiabilité d’Athénée : autant le général romain imite à la perfection les monarques hellénistiques, autant Antiochos singe les mœurs romaines. Cependant Athénée passe sous silence les qualités de Paul- Émile, tant il préfère écrire sur la morale du banquet que sur l’ascension de la puissance romaine. Il valorise aussi principalement l’image noire d’Antiochos. Confronté aux fragments de Posidonios, le fragment de Polybe cité par Athénée propose un rapprochement net entre les défauts du monarque et ceux de son peuple, les Syriens, et s’articule autour de la notion de tryphè : s’y ajoute l’image d’un roi buveur, amuseur et danseur, en proie à un Dionysos mainomenos, critiqué en XIV, 613a. Athénée procède comme un véritable auteur quand il opère une synthèse de la tradition historiographique hostile aux Séleucides : il fait d’Antiochos IV non seulement l’héritier de la tryphè achéménide, mais aussi le continuateur des excès des monarques macédoniens (Alexandre et Philippe II en proie à l’ivrognerie et aux excès en public).

Le dernier article de Jean- Christophe Couvenhes étudie le banquet de Cléopâtre à Tarse en Cilicie daté de 41 av. J.-C. et celui qu’Antoine, qui se fit proclamé neos Dionysos, donna à Athènes en 39/38 av. J.-C., tous les deux décrits par Athénée en IV, 147e-148c. Le Naucratite cite pour la seule et unique fois Socratès de Rhodes, historien romain de langue grecque favorable à Auguste et contemporain des événements. La reine d’Égypte comme l’imperator romain se comportent en véritables monarques hellénistiques dans le passage. Cléopâtre offre non pas un, mais trois banquets : le premier est un symposion, proprement dit, à l’intérieur de son palais flottant, dont Athénée met en valeur le luxe de la vaisselle et du décor : l’Égypte se donne métaphoriquement mais en offrant ces richesses à ses hôtes, la reine crée un lien aulique de philia. Le deuxième banquet, un deipnon, a un caractère militaire plus marqué et les invités peuvent emporter les couvertures et les lits, une sorte de butin consenti, sur le modèle de l’évergétisme royal ou des redistributions des banquets perses. Le dernier banquet est peu décrit par Athénée et seul le décor somptueux (le sol recouvert de roses) est évoqué, sans aucune allusion à quelque cadeau que ce soit. Le basilikon symposion décrit par le Naucratite se caractérise non seulement par la tryphè mais par les dons au centre du système de redistribution. Le banquet donné par Antoine à Athènes constitue le contrepoint attendu : Athénée passe sous silence le séjour d’Antoine à Alexandrie et préfère concentrer l’attention du lecteur sur la figure de neos Dionysos et le dispositif théâtral mis en place par Antoine, avec grotte aménagée, feuillages verts, figurants et banquet civique dans la cité d’Athènes. Il est tentant avec l’auteur d’y voir une description des Antonieia, point d’orgue de la politique religieuse du triumvir même si Athénée suggère surtout une union entre Antoine et Athéna.

Il manque sans conteste une conclusion au volume, qui, même brève, aurait permis de renforcer l’unité d’ensemble et de proposer un bilan sur les représentations des monarques hellénistiques au banquet. Cet ouvrage constitue sans aucun doute un jalon important dans les études athénéennes et contribue de façon remarquable à la connaissance des pratiques alimentaires et culturelles des monarques, tout particulièrement à l’époque hellénistique. Bien des questions restent cependant en suspens : le rôle du contexte historique et de l’époque d’Athénée dans son choix de dénigrer tel ou tel monarque au banquet n’est jamais évoqué. Si le Naucratite est considéré à juste titre dans chaque contribution comme un auteur à part entière, l’époque antonine puis celle de Septime Sévère ont dû influencer son écriture et ses portraits de monarques au banquet.

Sylvie Rougier Blanc

mis en ligne le 7 septembre 2015

[1] Sur cette question, voir aussi l’article de L. Romeri, « Art culinaire et civilisation. À propos d’Athénée, XIV, 660e-661d » dans le volume Études de l’ouvrage à paraître, Athénée, livre XIV, édition et traduction.

[2] G. Vigarello, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Paris 2010, cité p. 67.

[3] Sur ce sujet, voir l’article à paraître d’E. Galbois, issu d’une communication du colloque de Montpellier III, Formes du portrait. Les problématiques de la représentation dans l’imaginaire gréco-romain, 11-13 mai 2015, et intitulée « Tryphè et pouvoir. Portraits des souverains obèses dans les textes et les images (IIIe siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C.) ».

[4] Voir notamment les conclusions de Fr. Joannès, « Le rituel de l’audience en Mésopotamie au Ier millénaire de notre ère », dans J. P. Caillet et M. Sot, L’audience. Rituels spatiaux dans l’Antiquité et le haut Moyen Age, Picard ed. Paris 2007, p. 33-48.