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Ce copieux ouvrage, publié en 2016 par S. H. Aufrère et F. Möri aux éditions La Baconnière, constitue le dernier acte d’un projet scientifique lancé en 2010 sous l’égide de la fondation Martin Bodmer. Piloté par Charles Méla et Frédéric Möri, ce projet visait à illustrer la richesse culturelle et religieuse d’Alexandrie, en faisant en quelque sorte l’« archéologie » des savoirs philosophiques, scientifiques ou spirituels dont la ville a été le réceptacle, de ses origines lagides jusqu’à la fin de l’Antiquité – et même au-delà, jusqu’à la transmission de ces savoirs vers l’Occident chrétien ou l’Orient musulman. Cette perspective ambitieuse, qui a pris la forme, en 2014, d’une exposition et d’un colloque international, a également abouti à deux publications aux éditions La Baconnière. Les responsables scientifiques n’ont pas cherché à dissimuler le lien de parenté qui existe entre ces deux ouvrages, publiés à deux ans d’intervalle, en 2014 et 2016. Pour preuve, la reprise du même titre emblématique (Alexandrie la Divine), et de la même illustration de couverture : le lecteur aura reconnu un magnifique Agathos Daimôn sculpté à l’entrée d’un tombeau de la nécropole de Kôm el-Chougafa, « la colline des tessons », dans les faubourgs d’Alexandrie.

La publication de 2016 se place à l’évidence dans un rapport de complémentarité par rapport au précédent ouvrage, qu’elle prolonge – pour reprendre les termes des éditeurs eux-mêmes – à la manière d’un « second volet » ou d’une « postface scientifique ». Si l’opus de 2014, étourdissant par ses dimensions (plus de 1150 pages, divisées en deux volumes, et près de 450 photographies), tenait à la fois du « beau livre » et du catalogue d’exposition, celui de 2016, plus synthétique (628 pages), rassemble des contributions scientifiques selon le modèle d’un recueil d’actes (son point de départ ayant été un colloque organisé par la fondation Martin Bodmer, du 27 au 30 août 2014). La perspective a changé : tandis que le volume de 2014 faisait la part belle aux ressources iconographiques, et avait, dans son découpage, une dimension pédagogique et un aspect encyclopédique – il tentait d’illustrer chacune des facettes du syncrétisme culturel d’Alexandrie, et chacun de ses contacts avec un « ailleurs » culturel ou religieux – le recueil collectif publié en 2016 se concentre sur des problématiques plus précises, liées à ce qu’il est convenu d’appeler l’« histoire des idées » : le rapport entre les élites intellectuelles hellénophones d’Alexandrie et les systèmes de pensée issus du monde juif, perse, sémite, égyptien, indien ou chrétien.

À bien y regarder, ce dernier volume peut être considéré comme l’amplification et l’approfondissement d’une des parties qui composaient la somme de 2014 : la troisième séquence du catalogue Alexandrie la divine, précédée d’une introduction d’Alain Le Boulluec, s’intitulait déjà « Sagesses barbares » (p. 493-745). En reprenant cette expression dans son sous-titre – complété par la précision : « Échanges et réappropriations dans l’espace culturel gréco-romain » –, le recueil de 2016 fait de cette question du rapport aux savoirs et aux philosophies « allogènes » son point central : c’est bien de la confrontation des élites hellènes avec les « sagesses barbares », dans cette ville‑monde qu’est Alexandrie, qu’il sera question dans ces pages. Sagesses barbares : les éditeurs ne cachent pas, par le choix de cette expression, leur dette envers un essai stimulant d’Arnaldo Momigliano[1], dont la traduction française[2] a eu un impact non négligeable sur l’historiographie du monde hellénistique. Momigliano fait en effet figure de pionnier dans l’étude des frictions entre le « génie » grec et les cultures orientales, dans cette époque charnière où les échanges s’intensifient à l’échelle du monde méditerranéen.

Il va sans dire qu’Alexandrie constitue le modèle, sinon le symbole par excellence, du métissage culturel dans le monde hellénistique et romain : la cité « pharaonique » fondée par Alexandre, qui se réclame à la fois de la tradition égyptienne et du souvenir de la Grèce classique, est située dès son origine dans un entre-deux culturel. Carrefour économique de premier plan entre Méditerranée et mer Rouge, la ville devient de surcroît, pendant plusieurs siècles, une véritable plaque tournante en matière intellectuelle : les élites savantes développent leur vision du monde en lien avec des espaces culturels aussi différents que la Phénicie, la Phrygie, la Judée, la Perse, l’Inde, Babylone… Cette ouverture vers de multiples horizons – au titre d’une curiosité authentique, bien que souvent intéressée – est l’un des traits distinctifs de la cité. Alexandrie est également un des principaux foyers du judaïsme, avant que le christianisme lui-même ne s’impose dans les débats et les querelles théologiques. Au moment du déclin de la ville, les fragments de cet héritage philosophique seront repris par Byzance, et par les principales capitales du monde abbasside.

Mais, comme le rappelle Frédéric Möri dans son avant-propos (p. 23-29), la position d’Alexandrie – ville gréco-macédonienne « déracinée » sur le sol égyptien, au centre d’un réseau considérablement élargi, sinon déjà mondialisé – ne doit pas conduire à développer une vision idyllique de son champ intellectuel. Cette situation « entre-les-mondes » contient des éléments complexes, paradoxaux, et même conflictuels, qui restent pour une bonne part à étudier.

Certes, à Alexandrie, les élites gréco‑macédoniennes de l’époque hellénistique ou romaine montrent une véritable curiosité à l’égard des patrimoines culturels des peuples « voisins » ou fraîchement soumis ; certes, à Alexandrie, ces mêmes érudits hellénisés semblent disposés à intégrer d’une façon ou d’une autre, dans leur généalogie des savoirs, les « sagesses » qui leur semblent venues de loin, et comme issues d’une « nuit des temps » antérieure à la pensée grecque. Certes, les penseurs d’Alexandrie cherchent désormais à ouvrir la pensée hellène aux concepts philosophiques – ou pré-philosophiques – « étrangers », convaincus de la stimulation que ces nouveaux instruments pourraient apporter. Il s’agit bien de chercher à comprendre l’altérité, de la mettre en perspective, et, surtout, de se mettre en perspective par rapport à elle : pour les intellectuels hellénophones les plus clairvoyants, le but est bien d’« inscrire la culture grecque dans le cadre plus vaste des cultures humaines » (p. 26), au sein d’un paysage désormais sans frontières, où une culture ne peut plus se penser seule, ni croire posséder des racines uniques.

Cette démarche d’assimilation suscite toutefois des tensions et des difficultés, fort bien soulignées par Sydney Hervé Aufrère dans sa présentation (« Sagesses et philosophies barbares : l’improbable échange ou “comment peut-on être barbare ?” », p. 31-76). Tout d’abord, il est acquis que le désir d’intégrer le contenu de textes inaccessibles issus de cultures lointaines reste sous-tendu, pendant toute l’histoire de la pensée alexandrine, par la conviction d’une supériorité intrinsèque de l’hellénisme, seul à même de faire la synthèse des systèmes de pensée « barbares » ; en ce sens, la « conciliation » apparente laisse entrevoir un rapport vertical entre une culture dominante encore parée d’un immense prestige – la paidéia n’est-elle pas jugée indépassable pour quiconque veut penser de façon philosophique ? – et les modes de pensée, ou les contenus spirituels, extérieurs à la sphère grecque.

Ensuite, l’entreprise se heurte à des obstacles dans ses modalités mêmes : le projet d’interroger des textes lointains ou difficilement accessibles – du simple fait de leur rédaction dans des parlers indigènes – conduit à des tentatives de traduction, à des périphrases érudites, à des métatextes divers, comme ces « enquêtes » menées par des auteurs grecs auprès d’informateurs locaux ; rien de plus naturel qu’une telle démarche pour rendre « intelligibles » des concepts issus d’horizons lointains. Dans ce contexte, le rôle des passeurs de culture qui ont pu exister entre une communauté et une autre (comme Manéthon pour le monde égyptien, ou Bérose pour le monde mésopotamien) apparaît essentiel. Mais l’on ne peut ignorer que cet effort d’intégration conduit fatalement à des adaptations, à des pertes sémantiques, voire à de véritables contresens culturels dans l’évaluation des cultures extérieures, parfois mal comprises ou « instrumentalisées » dans de complexes architectures rhétoriques. Tant il est vrai que le savoir barbare ne prend sens « qu’une fois rendu accessible par le truchement, non pas d’une simple traduction, mais d’une adaptation qui, répondant à des critères grecs, est essentiellement destinée à un lectorat instruit et habitué à des genres littéraires précis » (p. 39). D’où des réactions à ces savoirs étrangers « assimilés » allant, dans les milieux alexandrins, de la fascination à l’indifférence, de la perplexité à la condescendance.

Enfin, face à ce mouvement de fusion et d’assimilation, on se rappellera que la plupart des auteurs d’origine ethnique mixte ou non‑grecs développent leurs propres stratégies de justification, pour tenter de contrer la suprématie autoproclamée de l’hellénisme : des élites sacerdotales égyptiennes qui, à la manière du prêtre du Timée, rappellent aux Grecs qu’ils ne sont que des « enfants » par rapport à des civilisations bien plus anciennes jusqu’aux auteurs qui, parfois contre toute évidence, cherchent à voir leur culture reconnue comme étant l’une des racines des sciences et de la philosophie grecque, en passant par la position d’un Clément d’Alexandrie, qui concède à la « philosophie barbare » et à la « philosophie grecque » les parts d’une Vérité unique, bien qu’imparfaitement comprise par les païens d’avant la Révélation. Le résultat de cette sorte de compétition interculturelle est « une polyphonie parfois grinçante » (p. 68) : en définitive, le tableau qui se dégage de cette somme d’attitudes contradictoires paraît moins dominé par l’harmonie culturelle et l’acceptation de la diversité que par l’antagonisme, la mise à distance, la dépréciation de la position d’autrui.

Comment rendre compte de cette confrontation des savoirs, dans sa dimension érudite et savante aussi bien que dans ses aspects polémiques ? On ne se risquera pas à parcourir l’une après l’autre les dix-sept contributions, distribuées sur une période d’environ sept siècles (de la fin du ive siècle av. J.-C. au ive siècle apr. J.‑C.), qui composent cet ouvrage. On s’en tiendra à observer le découpage du volume, qui s’articule, sans surprise, par grandes aires culturelles traitées successivement. Si la première partie, « Grecs et barbares » (p. 77‑141), occupe une position surplombante – une réflexion générale, sur le rapport entre la sphère grecque et ses « ailleurs », sous‑tend les articles de Marie‑Françoise Baslez, Anthony Andurand et Corinne Bonnet –, chaque culture « étrangère » a ensuite droit à son analyse : l’Égypte, tout d’abord, est évoquée à travers deux interventions signées Philippe Mattey (« Le retour du roi. Littérature “apocalyptique” égyptienne et construction du Roman d’Alexandre ») et Sydney Hervé Aufrère, (« Sous le vêtement de lin du prêtre isiaque, le “philosophe” : le “mythe” égyptien comme Sagesse barbare chez Plutarque »). La culture judaïque fait l’objet d’une deuxième série d’analyses par Gilles Dorival (« Qui sont les Barbares pour les Juifs ? »), Daniel Barbu (« Moïse, l’Égypte et les Juifs : l’Exode selon Artapan ») et Carlos Lévy (« Philon d’Alexandrie face à l’altérité. Le problème des Sagesses barbares »). La Perse et le monde sémitique sont ensuite abordés par Philippe Swennen (« Zoroastre dans Les Mages hellénisés. Portrait illusoire d’une Sagesse barbare »), Helmut Seng, (« Les Oracles chaldaïques : une fiction féconde »), Victor Gysemberg et Adrien Lecerf (« Néoplatonisme et Sagesses barbares. L’exemple de la théologie babylonienne »), Michel Tardieu, (« Religion d’Abraham : un concept précoranique »). C’est enfin le cas de l’Inde et du brahmanisme qui est examiné à travers deux articles rédigés par Guillaume Ducoeur, (« Histoire d’une catégorie antique : le Gymnosophiste indien dans la littérature d’expression grecque ») et Delphine Lauritzen (« Les Dionysiaques, poème barbare ? La vision nonnienne des Brahmanes »). La dernière partie de l’ouvrage isole, par commodité, une composante non plus géographique ou ethnique mais strictement religieuse. Le christianisme est en effet au centre de quatre interventions : la première, proposée par Alain Le Boulluec (« Des “Nations” aux “Barbares”. Une mutation, des Pères apostoliques aux apologètes »), développe une perspective globale et transhistorique, tandis que les trois suivantes, rédigées par Andrei Timotin (« Sophìa barbare et Paidéia grecque dans le Discours aux Héllènes de Tatien »), Éric Junod (« Origène et les Sagesses barbares ») et Francesco Massa (« Les théologies barbares chez Eusèbe de Césarée. Taxinomies et hiérarchies »), ont une dimension monographique, en ce qu’elles approfondissent la position de trois auteurs chrétiens face au savoir hellène.

Ainsi, la fameuse « curiosité » alexandrine pour les mondes étrangers, pour leurs concepts et leurs spiritualités, se dévoile dans cette succession d’étude de cas, où l’on observe, en fonction des contextes, les différentes modalités d’intégration, ou d’adaptation, de ces altérités culturelles si difficiles à domestiquer. Le parcours d’ensemble montre toutefois une évolution de fond, décisive dans l’histoire même du mot bárbaros appliqué au champ de la pensée : si, pendant la période lagide, ce qui est « barbare » est considéré comme ontologiquement « inférieur » à la culture grecque, et entraîne une fracture entre deux camps qui se regardent, un retournement s’opère peu à peu, et des systèmes réellement synthétiques se mettent en place. Paradoxalement, un jalon important peut se situer à la fin du iie siècle, avec un penseur comme Clément, qui réalise un effort de conciliation sans équivalent entre les sagesses étrangères et la philosophie grecque. Car face à la résistance des élites d’Alexandrie, Clément cherche à conférer au christianisme le statut – et la dignité – d’une « philosophie », fût-elle « barbare ». En réduisant les pensées barbares et grecque à un même dénominateur commun, et en refusant les hiérarchies trop explicites, Clément suggère – déjà tardivement – une possible unification des connaissances humaines. Mais la conciliation tentée par Clément ne sera que de courte durée. Dès l’époque d’Origène, les penseurs chrétiens délaissent ce projet, en présentant le christianisme en dehors de tout système philosophique, comme une théosophie coupée de ses racines barbares.

Il ne fait pas de doute que ce volume couvre un champ historiographique qui n’avait pas encore été traité de façon exhaustive. Si le passé antique d’Alexandrie a fait l’objet, depuis une trentaine d’années, d’une profonde réévaluation, et si des pans entiers de son histoire archéologique ont pu ressortir de l’oubli, notamment grâce à la recherche scientifique française (il suffit de songer aux remarquables travaux produits par l’antenne locale du CNRS, le CEAlex), ce volume se place sur un plan différent : il relève non plus d’un questionnement archéologique sur le devenir matériel de la ville, mais d’une réflexion sur son rôle dans l’histoire des savoirs philosophiques et religieux. Dans l’abondante bibliographie consacrée à Alexandrie, cette réflexion sur les « sagesses barbares » pourrait donc figurer non pas auprès des « classiques » que sont Alexandrie la Grande (1966, rééd. 1998) d’André Bernand ou Ptolemaic Alexandria (1972) de P. M. Fraser, mais plutôt aux côtés d’ouvrages comme Alexandrie iiie siècle av. J.-C. Tous les savoirs du monde ou le rêve d’universalité des Ptolémées (1992), dirigé par Christian Jacob et François de Polignac, qui abordait cette même question de la synthèse des connaissances dans le cadre d’Alexandrie, sans oblitérer ses aspects conflictuels ou problématiques. Mais l’ouvrage de 1992 se concentrait sur une histoire de courte durée de la ville (le IIIe siècle av. J.-C.), en comparaison avec l’empan chronologique, considérablement étendu, de notre volume (de la fin du ive siècle av. J.‑C. au IVe siècle apr. J.‑C.). Au jeu des airs de famille bibliographiques, on pourra également rapprocher cet ouvrage de l’anthologie publiée récemment par Christophe Cusset et Gérard Salamon[3], où la question du rapport à l’autre dans les mondes grec et romain est traitée à travers 150 extraits, qui aident à contextualiser, à l’échelle de la Méditerranée tout entière, les enjeux du cosmopolitisme qui se met en place entre Athènes, Rome et Alexandrie. Certains petits regrets – comme l’absence d’un index des noms en fin d’ouvrage, ou le traitement « par la bande » du gnosticisme alexandrin, qui aurait peut-être mérité un développement autonome – paraîtront bien secondaires face au panorama très stimulant que nous dévoile cette Alexandrie la Divine.

Paul-André Claudel

 

[1]Alien Wisdom, Cambridge 1976.

[2]Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, Paris 1979.

[3]À la Rencontre de l’étranger. L’image de l’Autre chez les Anciens, Paris, 2014.