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Clifford Ando a tenu durant l’année 2011 une série de quatre conférences à l’École Pratique des Hautes Études sur l’histoire de la religion sous le Haut-Empire, à l’invitation de Nicole Belayche et Jean-Louis Ferrary. Cinq ans plus tard, il en ressort un livre divisé en cinq chapitres au fil desquels l’A. construit une voie pour sortir de ce qu’il nomme un « cul‑de‑sac » (p. 13) scientifique : l’échec des modèles historiques actuels à expliquer la fin du paganisme et la victoire du christianisme. Mais l’ambition de l’auteur ne s’enferme pas dans ce problème historique, aussi vaste soit‑il, puisqu’il s’agit de proposer une histoire de la religion sous le Haut-Empire à la lumière de la subjectivation politique à l’œuvre durant cette période. Le propos vise ainsi à démontrer le rapport d’homéomorphie qui unit le sujet juridique et le sujet religieux, et la dépendance conceptuelle du champ religieux au champ de la citoyenneté et du droit. Professeur à l’université de Chicago, spécialiste de la religion et du droit romains, Clifford Ando retravaille dans ce livre une grande partie des thématiques qui animent sa recherche depuis plusieurs années et reprend certaines analyses déjà formulées ailleurs, en l’indiquant systématiquement en note de bas de page. Comme elles restent rares et n’entament en rien la qualité de la publication, mentionnons d’emblée que quelques coquilles et fautes de frappe émaillent la publication (p. 49 ; p. 53 ; p. 69 ; p. 103).
Le premier chapitre est consacré à l’exposition des difficultés auxquelles se confronte aujourd’hui la discipline historique pour rendre compte du processus qui amena la religion chrétienne à devenir celle de l’Empire romain et de ses habitants. D’un côté les historiens, dans un refus louable de céder à la téléologie, s’attachent à démontrer que le polythéisme était encore bien vivant lorsque le christianisme commença de gagner du terrain, mais s’empêchent ce faisant de penser tout changement au sein des pratiques religieuses. De l’autre, le modèle du « compromis civique » (ou « polis religion » dans le monde grec) serait incapable de reconnaître les manifestations religieuses hors des cultes civiques. L’A. prend acte de la portée des critiques qui ont déjà été adressées à ces modèles et les enrichit pour formuler sa propre hypothèse. Loin de refuser l’idée d’une religion « imbriquée » – et donc de contester sans nuance le modèle du compromis civique –, et loin de faire le postulat d’un polythéisme moribond et incapable de répondre aux attentes des fidèles, il entend démontrer que c’est la subjectivation politique et sociale de l’individu, promue par le gouvernement impérial, qui a permis une réaction « homéomorphe » (p. 14) dans le domaine religieux. Autrement dit, en détachant peu à peu les individus de leur contexte sociopolitique – notamment les institutions locales – l’Empire a favorisé une forme d’atomisation des individus. L’A. ne cache pas le paradoxe qui semble se dessiner : alors que Rome a choisi de s’appuyer sur les élites locales pour gouverner, elle a pourtant progressivement sapé les fondements de leur pouvoir – par l’octroi de la citoyenneté, par la suprématie du droit romain sur tous les autres – et contribué ainsi à une « délégitimation progressive des sources purement locales de l’autorité sociale » (p. 17). Selon le rapport homéomorphique énoncé plus haut, et le lien intime qui unit sujets de gouvernements et individus religieux, les cultes poliades ont ainsi perdu de leur pertinence, a fortiori lorsque la nouveauté radicale de certains discours religieux avait empêché l’intégration de ceux-ci dans le cadre ritualiste de la religion gréco-romaine.
Cette « nouveauté » est l’objet du deuxième chapitre, tant elle forme un nœud dans la réflexion à mener sur les progrès du christianisme au sein de l’Empire. Centrée sur la question du monachisme et de l’érémitisme – particulièrement mobilisés pour démontrer la « révolution » opérée par le christianisme dans l’histoire des religions – l’analyse vise à replacer ces deux phénomènes dans leur contexte géographique, politique et social, afin de mettre en valeur leur dépendance de pratiques anciennes du souci de soi. L’étude envisage ainsi successivement plusieurs champs d’étude afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse : le discours ascétique, la question du désengagement dans l’Écriture, l’ascétisme de l’empereur et enfin la naissance à la fin du IVe s. d’une volonté nouvelle du pouvoir impérial de gouverner les corps. L’A. mobilise un très grand nombre de références textuelles et tire les fils qui relient Démocrite et saint Antoine, ou Épictète et Porphyre. Se révèle ainsi le cadre classique à l’intérieur duquel s’inscrivent les développements théoriques sur l’ascétisme chrétien. En réalité, c’est un autre problème qui intéresse l’A. : comprendre « la popularité soudaine au IVe siècle d’une doctrine ancienne du souci de soi » (p. 36). Le développement de théories politiques relatives à la « maîtrise de soi » dont devaient faire preuve tant les citoyens que les empereurs, selon une analogie entre individu et État, fournit des éléments d’explication qui se poursuivent et se complètent dans une analyse plus poussée d’une « préhistoire romaine de la gouvernementalité » (p. 41).
Le troisième chapitre poursuit d’une autre manière la question de la nouveauté, ou de l’altérité, en se concentrant sur le rapport des Romains aux rites étrangers. L’A. pointe du doigt le consensus moderne, voire la fascination de certains philosophes ou humanistes, pour le caractère ouvert des systèmes polythéistes, toujours prêts à agréger de nouveaux cultes, et pour la tolérance dont ont fait preuve les Anciens. C’est par le réexamen des « principes et des pratiques des Romains à l’égard des cultes étrangers » (p. 50) que l’A. entend in fine redéfinir ce qu’ils entendaient par « religion ». Une série de résultats d’enquêtes passées sont rappelés : l’interpretatio Romana est un phénomène provincial et non romain ; la religion est objet d’une connaissance et non d’une croyance ; la communication avec les dieux est toujours indirecte ; les cultes sont des constructions humaines. En menant une double analyse où droit et religion se répondent pas à pas – au nom d’une « interdépendance conceptuelle » de ces deux champs à Rome – l’auteur montre qu’à rebours d’une vision anachronique faisant appel à la « tolérance » des Romains, le maintien de la pluralité religieuse trouve ses racines dans deux éléments. Il s’ancre d’abord dans la nature de la gouvernance impériale qui ne vise pas à l’uniformisation mais gère la différence, et ensuite dans la relative indifférence des pouvoirs romains aux dieux étrangers : autrement dit, maintenir les cultes locaux ancestraux participait du « maintien de l’ordre social ». C’est donc aussi un regard critique sur la pratique des historiens contemporains que nous offre l’A. rappelant que la constitution de listes de divinités est un héritage que nous devons avant tout à l’Antiquité tardive chrétienne.
L’avant-dernier chapitre affronte directement l’un des fils directeurs de la réflexion, l’historicité de la religion romaine, et plus exactement la manière dont nous pouvons voir l’histoire y faire irruption. L’A. s’attache ainsi à traquer les changements repérables dans les rituels, à contre-courant semble-t-il de l’orthopraxie mise en évidence par les savants contemporains, et à analyser la manière dont les Romains ont pu justifier ces variations. Ici aussi, le postulat adopté affirme que les mécanismes formels de production du savoir religieux dérivaient du droit. À partir de l’étude des actes de frères Arvales et d’une récolte des instaurationes repérables dans la vie rituelle romaine se fait jour le processus historique qui pouvait amener des modifications dans les gestes accomplis : une évaluation « post eventum » d’un rite qui n’avait pas fonctionné pouvait permettre de déceler une erreur, et non l’observation directe. Dès lors, ce n’est pas d’une version « pure » ou « originelle » du rite dont les Romains se mettaient en quête, mais bien de la dernière séquence rituelle à avoir été efficace. Autrement dit, les contingences de l’activité humaine étant prises en compte, le principe de variations possibles était accepté, et, partant, la création de nouvelles formes rituelles aussi. La reconnaissance d’un processus de développement historique au sein même de la religion romaine la rapproche en tout point du droit civil et permet de comprendre les « opérations de fiction » qui caractérisent de nombreux rituels romains, à l’image de celui des fétiaux : dans l’impossibilité de jeter une épée en territoire ennemi à la veille de la guerre contre Pyrrhus, les fétiaux accomplirent le rite à Rome même, sur un morceau de terrain que l’on avait préalablement fait acheter à un soldat de Pyrrhus.
Le dernier chapitre propose de tirer les conclusions du chemin parcouru, et de sortir de l’impasse présentée dans le premier chapitre. Si de nombreuses questions devraient être posées aux sources pour comprendre le tournant qui s’opère après l’édit de Caracalla, peu sont susceptibles d’y trouver une réponse. À quel moment la religion est-elle devenue un concept au sein duquel la conversion faisait sens ? Les Romains ont-ils à un moment théorisé leur statut de fidèles de la religion romaine, en opposition à d’autres groupes auxquels on reconnaissait le qualificatif de « religieux » ? Dans quelle mesure un citoyen romain estimait‑il que son statut juridique avait des implications religieuses, dans le domaine privé notamment ? Face à la complexité de ces questionnements, l’A. propose des voies plus modestes mais néanmoins heuristiques, s’attachant à démontrer qu’il y a bien eu des occasions où la superposition entre appartenances politique et religieuse a dû être explicitement formulée, le plus souvent lorsqu’elle faisait défaut. Confrontée à des cultes qui ne sont ni privés, ni publics, autrement dit des cultes qui regardent des groupes qui ne sont pas le populus, les autorités romaines marquent à chaque fois leur incompréhension ou leur désaccord réaffirmant par là-même leur impossibilité à penser une « identité religieuse […] désolidarisée de toute forme d’identité poliadique ou juridico‑politique reconnaissable » (p. 97). L’étude des textes chrétiens antérieurs à l’édit de Caracalla souligne à son tour l’échec de toute théorisation d’une séparation entre appartenance politique et appartenance religieuse. C’est dans ce cadre conceptuel – où les chrétiens protestent de leur loyauté politique en vertu de leur appartenance religieuse, où le vocabulaire religieux ne se distingue pas de celui de la politique et du droit – que la Constitutio Antoniniana a marqué un point de non-retour : mettant fin au pluralisme juridique, elle faisait du même coup disparaître l’« un des principaux moyens d’explication et de reconnaissances des religiones ». Né dans une société où toute tentative de distinguer la sphère religieuse de la sphère du droit public avait échoué, le christianisme, au fur et à mesure qu’il était adopté par les élites et qu’il s’institutionnalisait, a renoncé à forger un nouveau cadre conceptuel.
Plusieurs sont les manières d’aborder ce livre. La cohérence de l’ensemble des cinq chapitres ne fait aucun doute, mais la lecture autonome des chapitres, à l’exclusion du dernier peut-être – parce qu’il est conclusif – est également tout à fait envisageable. Il faut y voir la trace de la forme originelle de ces réflexions qui furent l’objet de quatre conférences distinctes. À titre d’exemple, le chapitre 3 intitulé « Les rites des autres » trouve en lui-même sa raison d’être et offre des mises au point salutaires sur la notion romaine de « religio », le pluralisme religieux, le ritualisme, autant de questions auxquelles se confronte tout historien des religions de l’Antiquité. De la même manière, le chapitre 4 (« L’improvisation et le changement dans la religion romaine : le paradigme du droit civil »), tout à fait intégré dans le projet global, donne de nombreux éléments de réflexion sur l’orthopraxie, notion faussement simple, et sur la nécessité d’y réintégrer une pensée historique de la religion romaine. Cette relative indépendance des chapitres entre eux n’est en aucun cas un défaut, puisqu’il y a, à n’en pas douter, une plus-value certaine dans la lecture continue et cumulative. Celle-ci donne en effet toute sa mesure au projet de Clifford Ando en dressant au fur et à mesure le portrait d’une société dont les structures mentales sociales, juridiques et politiques ne forment pas un ensemble dont le christianisme serait ontologiquement séparé et où ces mêmes structures peuvent rendre compte des progrès du culte chrétien. C’est à ce titre que le lecteur peut ouvrir un dialogue très fructueux avec l’actualité de la recherche la plus récente. Dans son livre paru en 2016, Maurizio Bettini affronte lui aussi la notion problématique de tolérance, souvent associée au polythéisme et partie prenante de l’opposition entre paganisme et christianisme. Bien que, ou plutôt parce que leurs démarches ne se recoupent pas, le savant italien fondant son analyse sur la pratique de l’interpretatio, C. Ando sur celle de religio, leur croisement est particulièrement stimulant. Tout comme l’est la confrontation avec le récent ouvrage de Peter Brown, paru en français en 2016. Complémentaires, les deux études démontrent chacune à sa manière que l’année 312, date de la conversion de Constantin, ne signe pas la victoire du christianisme et que la rendre intelligible exige d’analyser les mécanismes et les ressorts de son institutionnalisation. Les points de contact sont multiples entre les deux livres, mais citons plus particulièrement les échos féconds qu’une lecture croisée offre sur la question du rapport des chrétiens à la cité.
Pour conclure, on ne peut qu’être enthousiaste face à la manière de faire de l’histoire que pratique l’A. L’interdisciplinarité, souvent prônée ou revendiquée, trouve ici un terrain d’exercice remarquable et une concrétisation convaincante : les ressources de la discipline historique sont enrichies tout au long de la réflexion des apports de la philologie, de la sociologie et de la philosophie. On notera ainsi qu’il est particulièrement appréciable de disposer dans le corps du texte et parfois en annexe de très larges extraits des documents textuels et iconographiques sur lesquels s’appuie l’argumentation. Du côté de la philosophie, la pensée de Michel Foucault, sous l’égide duquel est placé le chapitre consacré à la gouvernementalité (« Les racines impériales du corps religieux »), ne se présente pas comme une grille de lecture a priori et contraignante, mais comme un instrument au service d’un raisonnement historique. Cela est particulièrement clair dans l’analyse qui est faite du souci chrétien de soi. Alors qu’il est souvent envisagé comme une révolution dans l’histoire de la sexualité, l’A., à l’aide de catégories éthiques issues de la pensée philosophique, démontre qu’il y a au cœur de cette proposition un problème de méthode historique, décontextualiser les chrétiens du monde dans lequel ils vivaient et accepter sans regard critique leur propre discours idéologique. À ce titre, la parution en 2014 du volume des cours de M. Foucault au Collège de France 1980-1981, Subjectivité et vérité, consolide et multiplie les passerelles que l’A. est susceptible d’emprunter.
Dense, énergique et érudit, l’ouvrage de Clifford Ando s’arroge également le mérite d’être clair et didactique. L’introduction est à ce titre exemplaire puisqu’elle offre au lecteur un aperçu de l’ensemble de l’argumentation développée et lui permet d’entrer avec rapidité et aisance dans le cœur de la réflexion. L’A. ne manque jamais d’énoncer ses objectifs, chapitre par chapitre, de présenter la structure de l’argumentaire qu’il entend suivre et de préciser à chaque fois ce qui mériterait approfondissement afin de clore l’analyse. De ce fait, à plusieurs reprises le lecteur pourra sentir le besoin de se reporter à une bibliographie complémentaire afin de disposer de toutes les étapes du raisonnement. Le regret restera surtout pour la plupart d’entre nous de ne pas avoir pu assister aux conférences et gagner ainsi l’opportunité d’échanger avec l’A. sur ce travail.

Audrey Bertrand