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Les ouvrages consacrés à l’histoire de l’islam ou des Arabes s’ouvrent traditionnellement par un chapitre sur l’ « Arabie préislamique » où sont évoqués les anciens royaumes sudarabiques ainsi que ceux des « Ghassanides » et les « Lakhmides » dans la Syrie et l’Irak d’aujourd’hui, « états tampons » entre l’Empire romain d’Orient et les Sassanides comme on les baptise souvent, non sans arbitraire car ces tribus ne constituaient en aucune façon des États. Ces prolégomènes se sont transvasés sans grands changements d’un manuel à l’autre depuis plus de cinquante ans pour la très simple raison que les spécialistes de l’islam ne sont pas les mêmes que ceux de l’antiquité, et que leurs compétences, linguistiques en particulier, sont distinctes. Or, l’état des connaissances s’est transformé, et de manière très profonde, par l’édition et l’étude des textes, tout particulièrement syriaques, et plus encore par les découvertes épigraphiques et archéologiques. La parution d’un ouvrage faisant la synthèse des développements intervenus dans ces domaines est de ce fait extrêmement bienvenue. L’équipe réunie par l’éditeur compte plus de vingt spécialistes reconnus dans leurs domaines respectifs, ce qui donne une idée de la complexité et de la diversité du champ envisagé.

La définition de l’objet propre de la présente publication n’est pas sans offrir quelque difficulté. Le nom d’ « Arabe » peut être pris dans un sens linguistique, ethnique, sociologique (nomade) ; même dans son acception linguistique il recouvre des réalités multiples: le sudarabique est bien différent de l’arabe du nord, et ce dernier ne peut être assimilé sans autre à l’arabe « classique », lui-même malaisé à définir. Quant aux « Arabes », ceux qui ont le plus écrit sur eux, leurs voisins et généralement ennemis grecs, romains et perses, leur appliquent le plus souvent des noms tels qu’Ismaélites, Sarrasins (Sarakênoi), Hagarènes ou Agarènes etc. Au vu de ce flou terminologique, les auteurs s’en sont généralement tenus à une ligne pragmatique en incluant dans leur panorama l’ensemble des populations auxquelles les « empires » (grec, perse, abyssin) ont été confrontés, même si les témoignages qu’elles-mêmes nous ont laissés sont plus souvent rédigés en araméen ou sudarabique qu’en « arabe ». À ce pragmatisme ils ont toutefois fait une exception surprenante en écartant les textes de Palmyre sous le prétexte que les habitants de cette ville ne sont nulle part nommément désignés comme Arabes, ce qui peut être fortuit.

Le premier chapitre retrace à grands traits l’histoire des rapports entre les « Arabes » et les grands empires qui se sont partagé le Moyen-Orient, du royaume néo-babylonien au Ve siècle de notre ère. Les textes historiographiques et littéraires, surtout grecs, y sont généreusement cités, ainsi que de nombreuses inscriptions, rédigées parfois en grec, mais le plus souvent dans divers dialectes sémitiques, qui font l’objet d’analyses détaillées.

Les deuxième et troisième chapitres sont consacrés à l’Arabie du sud, en gros le Yémen d’aujourd’hui, depuis les royaumes de l’antiquité dont le plus ancien et le plus fameux, Saba, remonte au VIIIe siècle avant notre ère. Le plus récent est celui de Himyar dont le roi se convertit au judaïsme avant de succomber sous les attaques de l’Abyssinie chrétienne dans le courant du VIe siècle, peu avant l’apparition de l’islam. La documentation pour toute cette période est essentiellement épigraphique et la démarche suivie consiste pour l’essentiel en traductions commentées de nombreuses inscriptions difficiles d’accès pour ceux qui ne maîtrisent pas les différentes langues et dialectes dans lesquels elles sont rédigées. Ce n’est que pour la période précédant immédiatement l’islam que la documentation historiographique postérieure en arabe fournit quelques éléments d’information, souvent mêlés de légendes.

Le chapitre 4 fait l’inventaire archéologique des monuments que l’on peut attribuer avec un degré de certitude raisonnable aux Jafnides et aux Nasrides. Ces deux noms de dynasties, dérivés de ceux de leurs ancêtres éponymes, ont été substitués dans la recherche récente aux dénominations tribales de Ghassanides et de Lakhmides en usage auparavant. On aborde ainsi, pour le nord de l’Arabie, la période de la fin du Ve et du VIe siècles qui est aussi celle de guerres incessantes entre Byzance et l’Empire sassanide dans lesquelles les Jafnides et les Nasrides jouèrent souvent un rôle non négligeable comme protégés et auxiliaires de leurs deux grands voisins. Le chapitre 5 illustre ces événements à l’aide d’abondants extraits, traduits et commentés, des chroniques grecques et syriaques de l’époque.

Jafnides et Nasrides, suivis par leurs tribus, se convertirent au christianisme, les premiers sans doute dès le IV siècle, suivant l’exemple donné par l’Empire romain dont ils dépendaient, les seconds quelque deux siècles plus tard. Leur histoire est étroitement entrelacée à celle des polémiques christologiques qui marquent toute la période, les Jafnides se rattachant au courant dit monophysite, appelé de préférence aujourd’hui miaphysite, alors que les Nasrides reçoivent l’étiquette de nestoriens. Ces classifications n’ont qu’une valeur relative, d’une part du fait que ces deux tendances sont très loin de constituer des écoles ou des sectes unitaires, d’autre part parce que les subtilités théologiques à la base de ces distinctions devaient être parfaitement indifférentes, voire incompréhensibles, à des peuples peu instruits. Ces « hérésies » (au sens propre de « choix ») avaient des motivations politiques ou régionalistes évidentes, et il est notoire que les Sassanides, en protégeant (parfois) les nestoriens, jouaient une carte anti-byzantine. Cette dimension politique n’est pas vraiment prise en compte par les auteurs du chapitre 6, sur les Arabes et le christianisme, qui se concentrent sur les nombreux récits légendaires et miraculeux relatant les hauts faits de saints ermites dans la conversion des barbares.

Le chapitre 7 opère un retour en arrière chronologique en traitant du royaume nabatéen, dont les origines remontent à l’époque hellénistique et qui devint en 106 de notre ère, par la volonté de Trajan, la province romaine d’Arabie. Il traite aussi, et c’est sans doute son principal intérêt, de l’émergence d’une langue que l’on peut qualifier d’arabe, qu’elle soit ou non l’ancêtre direct de l’arabe dit classique. Le passage de l’araméen, qui servit pendant des siècles de langue de communication dans tout le Moyen-Orient, à l’arabe s’est opéré de façon graduelle et certaines inscriptions portent témoignage de stades intermédiaires dans lesquels les deux langues sont mélangées. Un exemple éclairant de ce processus est la subsistance de la forme br pour bn (« fils »), comme une sorte d’idéogramme, dans des textes rédigés de manière prédominante en arabe. L’extrême brièveté des inscriptions, leur caractère formulaïque et répétitif rendent assez hypothétique toute restitution tant soit peu précise de la langue sous-jacente. Il faut aussi compter avec le fait que l’araméen a dû être utilisé bien souvent dans des inscriptions par des gens dont la langue vernaculaire était de l’arabe, préfigurant ainsi la situation de diglossie qui prévaut jusqu’aujourd’hui dans le monde arabe.

Le chapitre 8 et dernier offre une anthologie de sources d’époque islamique relatives à la période antérieure, celle couverte par le présent volume, forcément très sélective étant donnée l’immensité de la littérature arabe. C’est assez naturellement Tabari, le principal historien pour l’histoire des trois premiers siècles de l’islam, qui y est le plus généreusement représenté, avec Mas’udi, Isfahani, auteur de la plus vaste compilation concernant les poètes arabes, et quelques autres. On y trouve aussi des passages du Coran, et même des poèmes préislamiques dont la pertinence et l’utilité, dans un ouvrage historique, apparaît à vrai dire assez problématique. La juxtaposition de ces textes et des témoignages de l’antiquité fait d’ailleurs ressortir de manière éclatante, et c’est peut-être là son principal intérêt, le gouffre épistémologique créé par l’irruption de l’islam. Les auteurs musulmans ont réinterprété toute l’histoire antérieure à la Révélation en fonction de celle-ci en la plaçant dans la perspective d’une histoire du salut, l’islam étant considéré comme l’accomplissement des révélations antérieures, juive et chrétienne. La conséquence de cette réinterprétation pour les Arabes païens a été double et contradictoire : d’une part on a souligné leur côté primitif et sauvage, ce que l’arabe rend par le terme de djahiliyya, pour mettre en relief le caractère miraculeux et divin de la révélation coranique ; mais simultanément on a fait remonter l’origine du monothéisme au culte pratiqué dans la Kaaba de La Mecque depuis Abraham, voire depuis Adam.

On a parfois l’impression que l’éditeur n’a pas clairement fait son choix entre deux conceptions de son ouvrage : soit une monographie historique ou une suite de monographies, soit un manuel de nature plus encyclopédique. Il en résulte un caractère un peu hybride. En dépit de ces quelques réserves mineures, Arabs and Empires before Islam est un ouvrage dont le besoin se faisait sentir, et il est à penser qu’il servira de référence pendant longtemps, sous réserve des mises à jour que nécessiteront la progression des connaissances et les découvertes futures. Un bon index en facilite la consultation, et la bibliographie est bien fournie. On aurait souhaité parfois des cartes un peu plus précises et détaillées.

Charles Genequand