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Le livre dont nous rendons compte est issu d’une journée d’étude organisée à l’École française de Rome en 2014. Thibaud Lanfranchi qui en a réuni les textes en explique les motifs et les circonstances dans son introduction. Il rappelle la pléthore de travaux qu’a suscités la notion de sacer qui pourtant reste toujours ambiguë aujourd’hui et sur laquelle il n’y a pas consensus. Il donne l’idée générale des principaux de ces ouvrages sans en dissimuler les points faibles. Tout en reconnaissant l’importance de la thèse d’Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine de 1963, il en met en lumière les défaillances et les manques. Le but de la rencontre à l’École française de Rome (et donc de ce livre) était par conséquent que d’éminents spécialistes contemporains braquent de nouveaux éclairages sur ce concept, en cessant de mettre en première position le domaine romain, mais en replaçant celui-ci au sein de la péninsule italienne. Avant d’en arriver là, toutefois, la première contribution, « Sacer et sacré. Notion emic et catégorie anthropologique » due à l’anthropologue et ethnohistorienne Danièle Dehouve (p. 17-37) situe la « sacerté » du point de vue des sciences humaines st sociales. L’érudite part de la découverte de la notion polynésienne de « tabou » par les Européens au XVIIIe s., décrit sa « rencontre avec le sacer latin et le “sacré” anthropologique un siècle plus tard ». Elle en vient à la « révolution structuraliste du milieu du XXe » qui rejette ces catégories, avant d’envisager les penseurs qui considèrent le sacré comme un rouage social. Se fait jour la nécessité d’une méthodologie nouvelle avec des études lexicologiques portant non sur des termes isolés mais sur des champs sémantiques, replacés dans l’environnement de leurs différents usages et tenant compte des évolutions historiques. Sa conclusion est qu’il faut « renouer avec le comparatisme sur de nouvelles bases » (p. 37) en redonnant « la primauté aux faits » dans « une approche capable de combiner un point de vue tout à la fois linguistique et sociologique » (ibidem).

 Cette mise au point théorique est illustrée par une série d’« exercices pratiques » en quelque sorte, c’est-à-dire par sept études portant sur des points précis. Ainsi au chapitre 2, Valentina Belfiore se penche sur « La nozione di sacer in etrusco : dai riti del liber linteus a ritroso » (p. 39-59). Dans une première partie, la chercheuse s’attache à des inscriptions votives et funéraires dans lesquelles figurent des termes ressortissant à la sphère du sacré alors que sa seconde partie examine les titres des magistrats qui ont des compétences dans ce domaine, tout cela en tenant le plus grand compte des contextes. Elle met en lumière une évolution liée à l’histoire. Les deux articles suivants concernent l’Ombrie dont ils se répartissent les inscriptions. Le philologue Emmanuel Dupraz propose une très savante recherche sur « Les correspondants de sacer dans les Tables Eugubines » (p. 61-91). Après une analyse morphologique des lexèmes sakra et sakref et quelques observations sur leurs correspondants étymologiques latins sacer et sācris, il examine les contextes où apparaissent ces mots dans les Tables de Gubbio, ce qui le conduit à des considérations sur un autre terme technique qu’on y trouve, kapi. Il en déduit des hypothèses qu’il présente avec une prudence louable. Dans « Sacer nelle iscrizioni umbre » (p. 93-114), Giovanna Rocca s’occupe de quatre dossiers issus de ce qu’on appelle les « inscriptions mineures » ombriennes et démontre « le caractère décisif d’une approche topographique et archéologique pour comprendre ce que sacer signifie » (ainsi que l’écrit Audrey Bertrand p. 245).

C’est vers l’osque que nous nous tournons avec « Le sacré en partage. Sakaraklúm, temple ou sanctuaire sur le cippe d’Abella ? » de l’archéologue Olivier de Cazanove qui met en évidence la difficulté de répondre à cette question en l’état actuel de la documentation (p. 115-131, la p. 131 étant un appendice étymologique dû à E. Dupraz).

 Avec les trois derniers chapitres on aborde Rome. Elena Tassi Scandone, (« Sacer e sanctus : quali rapporti ? », p. 133-169), porte son attention sur certains aspects, jusqu’ici plutôt négligés, qui révèlent l’ampleur conceptuelle de ces deux catégories ainsi que l’extraordinaire capacité de la jurisprudence romaine à sans cesse dégager de nouvelles significationes pour adapter les anciennes institutions aux nouvelles exigences qui se font jour à l’intérieur d’une réalité économique et sociale en rapide développement, comme elle l’écrit en substance p. 133. Elle part de sanctus et montre que cet adjectif peut désigner, en évoluant au cours des siècles, ce qui a obtenu l’augurium divin, ce qui est protégé, puis ce dont la violation est punie par la loi ; elle scrute ensuite les rapports entre sanctus et sacer en regardant particulièrement la période historique qui va du IIe s. av. J.-C. au Ier s. ap. J.-C. parce que c’est celle qui fournit le plus de documents, avant de terminer par les réflexions, en particulier méthodologiques, que cette étude lui a inspirées. Elle aussi fait preuve d’une prudence de bon aloi (par exemple, p. 169 : « non sfugge il carattere congetturale dell’ipotesi qui presentata »).

 Dans une longue étude (p. 171-227), Roberto Fiori, spécialiste du droit antique, s’attaque au problème de l’homo sacer : « La condizione di homo sacer e la struttura sociale di Roma arcaica ». Il y analyse un nombre impressionnant de documents, constitués tant de sources anciennes que de travaux fournis par la littérature secondaire qu’il n’hésite pas à combattre pied à pied lorsqu’il le juge utile. Comme les autres participants à cette journée, il prend beaucoup de précautions (« Credo però che allo stato delle nostre conoscenze non sia possibile raggiungere conclusioni certe », p. 227). Son examen de ce qu’était la sacratio, le fait qu’elle n’entraînait pas nécessairement la mise à mort, la comparaison avec le sacrificium, la diversité des sanctions encourues par les citoyens et la variété des statuts juridiques qui en découlaient, l’incitent à conclure que Rome était structurée selon un ordre hiérarchique tant socialement que juridiquement.

 Toujours à propos de l’homo sacer à Rome, Yann Berthelet se livre à une analyse contrastive de la consecratio (ou sacratio) capitis, l’immolatio, la uictima fugiens, le sacrificium, la deuotio, la deditio, toutes notions qui ont été parfois rapprochées (à tort pour certaines, avec justesse pour d’autres — la deditio par exemple — car cela manifeste la conception que les Romains avaient de leurs dieux) : « Homo sacer, consecratio et destinatio dis » (p. 229-239).

 La conclusion, due à Audrey Bertrand, historienne comme T. Lanfranchi, dresse le bilan de cette journée d’étude et indique les axes qui se dégagent. Le premier point fort est d’avoir montré la valeur heuristique du comparatisme dans la mesure où on choisit judicieusement ce que l’on compare et la manière dont on procède. Le deuxième point fort est la mise en lumière de l’importance des rituels en linguistique, histoire et archéologie. La troisième chose à retenir est la relation qui existe entre une société et son sens du sacré qui ne concerne pas que le domaine religieux, mais touche également à la politique et au droit. Il faut aussi éviter de croire comme « une certaine anthropologie » (p. 249) qu’il existe des invariants religieux universels.

Le livre se termine par une abondante bibliographie de vingt-sept pages, clairement classée, par un index auctorum et locorum antiquorum (divisé en « Sources littéraires et techniques », « Sources juridiques », « Sources épigraphiques ») et un index nominum et rerum notabilium. Ces détails prouvent la volonté d’en faire un ouvrage scientifique de haut niveau. Résultat atteint[1]. Sur un sujet « pointu », ce sont des études de spécialistes destinées à des spécialistes, fondées sur l’analyse et la discussion d’une multitude de citations dont la version originale est toujours donnée. Les notes de bas de page sont nombreuses, longues et ne se bornent pas à fournir de simples références. Bref, un travail austère, mais qui fait avancer nos connaissances !

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,
UMR 5607, Institut Ausonius.

Publié en ligne le 5 décembre 2019

[1] Certes en cherchant bien on découvre quelques coquilles, mais elles sont rares !