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La réédition en 2017 dans la collection « Quadrige manuels » de l’ouvrage de Christophe Badel, La République romaine, est l’occasion de se repencher sur ce manuel au format inhabituel. C’est en effet un ouvrage très court (248 pages), dont la présentation surprend par sa sobriété : quatre cartes reprises du désormais classique Histoire romaine de M. Le Glay, J.-L. Voisin et Y. Le Bohec, paru dans la même collection, deux index (noms propres et institutionnel) et une bibliographie volontairement sélective – dont l’augmentation d’une demi-douzaine de références constitue la seule nouveauté apportée par rapport à l’édition initiale de 2013 – sont les seuls outils proposés au lecteur. S’il peut paraître surprenant, ce choix est toutefois explicité dès l’introduction : il ne s’agit pas de proposer une énième histoire générale de Rome, mais bien d’analyser le régime républicain selon une réflexion qui « marie » deux approches, pourtant jusqu’ici souvent opposées par l’historiographie : d’une part, celle de la classe politique, magistrats et sénateurs, et, de l’autre, celle des structures civiques et du citoyen. Il n’est pas exagéré de dire que cette ambition est pleinement réalisée.

L’ouvrage est abondamment subdivisé et suit un plan parfaitement symétrique : quatre parties de trois chapitres, comportant chacun six sous-parties. Une découpe fine qui permet au lecteur de naviguer rapidement dans le livre et d’avoir un très bon aperçu, dès la lecture du sommaire, de la démarche et du cheminement de l’auteur. Les trois premières parties, couvrant les cinq siècles qui séparent le départ de Tarquin de la fin des guerres civiles (509-30 a.C.), répondent à une organisation interne similaire : une présentation des sources en introduction, un premier chapitre qui s’attache aux évolutions chronologiques sur la période étudiée, suivi de deux chapitres thématiques.

Dans la première partie La République des patriciens (509-300), l’auteur procède d’abord à une déconstruction rapide et claire des principaux mythes historiques et historiographiques des deux premiers siècles républicains, tant pour les étapes du conflit patricio-plébéien (revalorisation de la dimension économique du conflit, importance du compromis dans l’ouverture progressive des magistratures) que dans le domaine de la construction des structures civiques, qui déterminent dès le départ une forme de « citoyenneté-appartenance », au sein d’institutions « bricolées » et étroitement contrôlées par les magistrats. Au cours de ces deux siècles, se met en place une double définition de la libertas, valeur fondatrice du régime républicain : pour les patriciens, une égalité aristocratique fondée sur une compétition politique équilibrée qui interdit le retour à la royauté ; pour les plébéiens, la protection contre l’arbitraire des magistrats et la reconnaissance des droits du citoyen. Le respect de ce consensus permet aux patriciens, puis à la noblesse, de faire accepter ses valeurs et sa domination sur la cité.

La deuxième partie La République des nobles (300-133) met en avant la nobilitas, nouvelle élite qui naît véritablement au milieu du IIIe siècle de l’alliance progressive entre patriciens et élites plébéiennes. Constituée de descendants de consulaires, cette noblesse est le véritable moteur des conquêtes romaines, ici surtout considérées pour leurs conséquences sur les structures de la cité : les magistratures s’étoffent et les réseaux clientélaires s’élargissent à une nouvelle échelle, italienne d’abord, puis méditerranéenne avec la mise en place du système de la province. Bien que toujours autorégulée, la compétition qui oppose les familles de la nobilitas pour l’accès aux magistratures se fait de plus en plus féroce : le système agonistique conditionne non seulement les pratiques politiques de la noblesse, mais aussi ses pratiques familiales. Partout visible dans la cité, sa domination réduit le rôle politique du peuple à celui d’un arbitre spectateur, qui accepte le pouvoir de la nobilitas dans un consensus réaffirmé à l’occasion de cérémonies civiques comme les assemblées, triomphes et funérailles.

Ce système de domination s’effondre au dernier siècle avant notre ère, et la raison de cet échec constitue la problématique de la troisième partie La République des imperatores (133-30). Celle-ci s’ouvre logiquement sur la question de la crise de la noblesse : si son emprise sur le pouvoir n’a pas souffert, sa cohésion s’effondre et emporte la République avec elle. Les anciennes pratiques de compétition prennent une ampleur inégalée et ne sont plus limitées par le contre-pouvoir du Sénat, permettant l’ascension des imperatores. En transgressant les règles de la compétition, ces généraux aux charismes et aux ressources sans précédent ont, sans conteste, précipité l’effondrement de la République. Mais ils ne sont pas pour autant la cause de la crise, et leurs apports à la cité, dans les domaines de l’adaptation des institutions et de l’intégration des provinces, sont réévalués par l’auteur. L’action des Gracques est bien évidemment centrale dans cette réflexion, tant pour les avancées « démocratiques » permises par leurs lois que pour l’irruption de la violence dans le jeu politique. L’explosion de celle‑ci à la fin de la République est indéniable, entre assassinats politiques et guerres civiles. Toutefois, lors des proscriptions syllaniennes comme des émeutes populaires, apparaissent des marques d’autorégulation de la violence qui nuancent le discours alarmiste des Anciens.

La quatrième et dernière partie, La République au quotidien (300-30), adopte une approche tout à fait différente des précédentes. L’auteur délaisse un développement polarisé par les élites politiques et propose trois réflexions sur le vécu de la citoyenneté. La première, Le(s) métier(s) du citoyen (selon la formule bien connue de Cl. Nicolet, légèrement modifiée) réaffirme la dimension « citoyenneté-appartenance » déjà évoquée, en montrant que les devoirs civiques sont en grande partie exercés par les nobles, qui ont l’argent et le temps nécessaires pour s’y consacrer, mais aussi et surtout l’auctoritas indispensable pour exercer les fonctions politiques. Chr. Badel rappelle toutefois que la participation politique prend, dans une certaine mesure, des aspects plus démocratiques. Si les assemblées et les contiones restent dominées par les magistrats, les citoyens s’aménagent, lors des campagnes électorales, dans la rue ou aux jeux, des moyens informels d’expression, une forme d’opinion publique dont les politiciens se soucient de plus en plus à la fin de la République. La seconde réflexion, Les rituels civiques, s’intéresse aux fêtes et cérémonies qui, liant étroitement politique et religion, relèvent d’une « politique ritualisée » (E. Flaig). Ces fêtes, jeux et banquets publics sont l’occasion de réaffirmer le rassemblement des citoyens (et plus largement de la cité, puisque s’y associent parfois femmes et esclaves) ainsi que l’unité de l’espace civique. Qualifiés par l’auteur de « lieux de mémoire », puisqu’ils réactivent des mythes considérés comme autant d’épisodes historiques, ces rituels ravivent la mémoire collective de la cité et sont à l’origine de l’écriture de son histoire, par le biais des annales pontificales, puis de l’annalistique romaine. Dans le dernier chapitre, La raison de la République, Chr. Badel tente, à la suite des travaux de Cl. Moatti, de mesurer l’impact potentiel d’un rationalisme naissant sur les pratiques administratives à la fin de la République. En étudiant le personnel technique, les modalités de la gestion financière et de la conservation des documents, l’auteur montre que s’exprime en effet le souci d’une plus grande efficacité administrative. Ces transformations touchent aussi les nobles : l’apparition des jurisconsultes et la théorisation de l’art oratoire témoignent d’une recherche de logique et de méthode issue de la pensée grecque, à une époque où la cité s’ouvre à la philosophie.

Parmi les atouts de ce livre, il faut mentionner la grande efficacité avec laquelle Chr. Badel opère une déconstruction des mythes, tant historiques qu’historiographiques, qui ont marqué l’histoire romaine depuis les Anciens jusqu’à aujourd’hui, en passant par divers relais tels Machiavel ou les Lumières. Les débats entre chercheurs et la construction de la réflexion historique tiennent une place importante dans le développement : l’opposition entre « primitivistes » et « modernistes » sur l’existence d’un « État » romain ou le débat entre F. Millar et K.-J. Holkeskamp sur le niveau de démocratisation de la vie politique à la fin de la République sont ainsi clairement exposés, permettant au lecteur d’entrer en quelque sorte dans la « cuisine » de l’histoire romaine, sans se perdre dans la complexité du détail. Sur ce point, on peut toutefois regretter que les apports de l’historiographie récente, notamment des ouvrages ajoutés à la bibliographie, n’aient pas fait l’objet de plus de mentions dans
cette réédition.

À l’issue de la lecture, il est clair que le pari initial de l’auteur est gagné. Si l’analyse est indéniablement centrée sur la noblesse, dont Chr. Badel est, rappelons-le, un éminent spécialiste, l’ouvrage offre toutefois une véritable réflexion problématisée sur le rôle de cette élite dirigeante dans l’évolution d’un système politique que l’on nomme trop rapidement République. La noblesse est l’acteur principal d’un régime auquel elle est organiquement liée : toute transformation de l’un touche immanquablement l’autre, qu’il s’agisse de s’adapter aux revendications de la plèbe ou à l’expansion toujours plus rapide de la domination territoriale de Rome. L’auteur met aussi clairement en lumière les étapes de la construction civique et la nature de la participation des citoyens à la vie politique : si celle-ci apparaît considérablement limitée et cantonnée à un rôle d’approbation des décisions de la noblesse dans les premiers siècles, les évolutions « démocratiques » à la fin de la République lui offrent toutefois des moyens d’expression qui perdurent sous l’Empire.

Ainsi, cet ouvrage parvient, en peu de pages, à dépasser les ambitions d’un manuel universitaire de niveau licence : derrière le titre générique, on trouve bien plus qu’un simple récit politique ou une accumulation érudite. Par sa dimension problématisée et ciblée, il constitue un compagnon précieux pour comprendre le fonctionnement, les valeurs et les évolutions de ce régime original que fut la République romaine.

Romain Millot, Université Paris Diderot, CNRS – Anhima -UMR 821