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Sensible à l’avertissement naguère lancé par André Vauchez selon lequel il serait impossible d’écrire une histoire du christianisme populaire avant l’An Mil, l’auteur, Senior Lecturer à l’université d’Auckland (Nouvelle-Zélande), annonce qu’elle ne cherchera pas dans cet ouvrage à présenter une histoire de la culture populaire en Gaule mais plutôt une étude du sentiment et de l’expérience religieux entre 400 et 700. Elle ne cantonnera pas sa recherche au peuple et n’exclura pas les élites de son champ d’investigation qui porte donc sur les laïcs définis négativement comme l’ensemble des chrétiens de Gaule qui ne sont ni moines ni membres de la hiérarchie de l’Église.

Le présupposé méthodologique constant de l’ouvrage est qu’une communauté, si vaste soit-elle, est toujours définie par opposition à une autre. Les laïcs seraient ainsi définis par les clercs, qui renverraient, notamment par les appellations utilisées dans les actes des conciles, la foule du peuple des fidèles à leur identité collective de laici ou de saeculares. L’auteur raisonne donc sur l’idée très anglo-saxonne que le sentiment communautaire fabrique l’identité. On percevra le caractère réducteur de cette méthode d’interprétation dans une formule comme celle-ci : les laïcs, dit l’auteur, « étaient l’autre face de la monnaie cléricale » (p. 26). On retrouve en l’occurrence cet a priori sociologique et vaguement philosophique qui ferait qu’on ne se constitue que par opposition à autrui. On sait les ravages que cette façon de voir cause dans l’histoire des relations pagano-chrétiennes dans l’Antiquité tardive. Bien sûr les conciles gaulois codifient et réglementent, définissant ce qui est permis aux laïcs et ce qui leur est interdit et l’auteur rappelle à juste titre le contraste théorique entre le comportement attendu d’un laïc et celui d’un clerc. Mais il n’est cependant pas aveugle aux dérogations, dérives et manquements divers qui rendent cette catégorisation très artificielle. Il est ainsi plus intéressant d’analyser les sermons de Césaire d’Arles (comme, pour l’Afrique, ceux de saint Augustin, les sermons Dolbeau notamment) du point de vue des transgressions que de celui de la codification. Les résistances sont toujours plus riches d’enseignement pour l’histoire des mentalités que les tentatives de normalisation. Et l’auteur a raison de s’intéresser à deux groupes qui invalident l’idée de frontières bien définies entre clercs et laïcs, à savoir le bas-clergé et les adeptes d’un monachisme ascétique. Des pages très utiles insistent sur l’évolution sémantique et sociologique de ce que les sources nomment les conuersi : ce ne sont plus seulement les néoconvertis sous l’effet d’une révélation soudaine, mais ce sont des chrétiens qui prennent la décision de renforcer leur engagement, soit par un comportement désormais conforme à un ascétisme affiché, soit à l’occasion d’une promotion à l’épiscopat, soit encore au moment d’intégrer un ordre religieux. L’auteur, en bon « béhavioriste », observe et note les changements dans les comportements (langue, tenue, vêtement…), mais sonde rarement les reins et les cœurs. Ses observations portent ensuite sur le cadre de la laïcité et les relations entre les laïcs et les églises, les chapelles privées, les lieux consacrés, les tombes. Sa conclusion est que le clergé ne contrôlait pas ces espaces sur lesquels les laïcs imprimaient leur marque en en faisant un usage qui leur était propre, allant ainsi à l’encontre du désir des clercs de séparer espaces sacrés et aires séculières. Quatre études de cas régionaux portent ensuite l’attention sur les cités d’Arles (sources : Hilaire et Césaire), de Lyon (source : Sidoine Apollinaire et Avit de Vienne), de Trèves (source : Ausone, Grégoire de Tours) et Tours (source : saint Martin, Grégoire). La conclusion insiste sur les différences, la multiplicité des foci religieux, la difficulté à bâtir une synthèse. Les rites (eucharistie, processions, rogations) font l’objet du chapitre suivant et sont analysés comme le moyen pour les clercs d’établir des frontières avec les laïcs. Là encore la complexité des situations fait dire à l’auteur que ces rites n’étaient que des assertions. Le pénultième chapitre, sous un titre curieux (Behaviours) s’intéresse aux genres littéraires de l’hagiographie, du sermon et de l’épitaphe, qui révèlent une constante volonté de la part des laïcs d’affirmer leur propre identité. Une fois de plus, le plus intéressant en l’occurrence semble bien être ce que l’auteur appelle misbehaviour, soit la catégorie de ceux qui n’entrent pas dans les cadres, les païens. Césaire d’Arles ou encore les conclusions de différents conciles (Orléans en 538, Mâcon en 585, plus tard Chalon) en parlent beaucoup pour une espèce censément en voie de disparition…

Le dernier chapitre en vient enfin au plus intéressant parce que le plus difficile à cerner : les croyances. Mais l’analyse repose à nouveau sur un présupposé contestable : croyances et comportements seraient liés et l’accès pour nous aux premières passerait nécessairement par la description des seconds. L’auteur ne semble pas vraiment trancher la question du niveau d’éducation du peuple chrétien : alors qu’il cite la Vita Geretrudis et la Vita Hilarii laissant entendre que le niveau d’ignorance de ce dernier impose qu’on lui fasse des lectures orales des Écritures, il semble in fine conclure qu’une large part des chrétiens était familier de la Bible, grâce notamment à la large diffusion de collections des sermons de Césaire d’Arles et de l’Eusèbe gallican. On aurait aimé ici plus de preuves que le simple renvoi à la liste des manuscrits de ces corpus mais on pourra se reporter à la monographie de l’auteur, Christianity’s Quiet Success : The Eusebius Gallicanus Sermon Collection and the Power of the Church in Late Antique Gaul parue en 2010. Quant à l’appendice de trois pages sur la croyance en l’Afterlife, il signale par sa maigreur la difficulté de l’auteur à approfondir la recherche sur un point controversé. Deux regrets encore : les textes latins (assez peu nombreux) ne sont jamais cités dans une traduction personnelle ; les éditions françaises (aux Sources chrétiennes notamment) des auteurs utilisés ne sont généralement pas connues de l’auteur. On déplore, pour finir, cette mode anglo-saxonne qui consiste à orner la page quatre de couverture de jugements définitivement laudateurs émanant de critiques faisant supposément autorité mais dont on ignore où ils ont été publiés.

Stéphane Ratti