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Le disque de Phaestos est célèbre entre autres par la multitude de candidats-déchiffreurs qui cherchent depuis plus d’un siècle à percer le mystère de son écriture et de la langue qu’elle recèle. À ce jour, aucun d’entre eux n’a réussi à convaincre la communauté scientifique. Rappelons que cette inscription a été trouvée en 1908 lors de fouilles officielles de l’école archéologique italienne menées sous la direction de Luigi Pernier. Le disque a été découvert dans l’une des fosses d’une annexe du palais minoen de Phaestos (Crète du sud) en compagnie d’une tablette en linéaire A. La date de la confection du disque est inconnue, mais son dépôt in situ se situe entre environ 1850/1800 et 1600 avant notre ère. Il a été imprimé (oui !) grâce à une série de sceaux enfoncés dans l’argile encore fraîche le long de deux spirales tracées à la main. Ces empreintes couvrent les deux faces d’une galette d’environ 16 cm de diamètre, qui a été cuite après impression. Des lignes divisent les deux spirales en 31 et 30 compartiments qui isolent des groupes de deux à sept signes représentant assez fidèlement des objets ou des êtres vivants. Sous certains de ces signes se trouve une ligne non pas imprimée, mais tracée à la main, le « trait ». De plus, cinq points ont été incisés manuellement le long de la première ligne verticale des deux faces. L’auteur du présent livre, T. Berres, est connu par une série de publications relatives au monde classique, latin et grec (dont son Entstehung der Aeneis, Wiesbaden 1982). S’il s’éloigne ici de ses domaines de prédilection, c’est que l’énigme du disque de Phaestos l’a attiré depuis longtemps. Il n’a apparemment pas étudié l’original, mais a très soigneusement examiné la littérature secondaire. Ce qu’il nous offre ici n’est pas un déchiffrement, mais des données qui peuvent aider à le réaliser. Il traite systématiquement et minutieusement de sujets comme : les signes, la direction de l’écriture, la nature du système graphique, l’ordre des deux faces, la langue que pourrait noter le disque, la question de son authenticité, les textes parallèles, les déchiffrements proposés jusqu’ici, les principes d’un déchiffrement valable… Chacun de ces points est discuté de façon approfondie, avec de nombreuses références bibliographiques et une série d’illustrations au trait (le livre ne comporte aucune photo).

Les discussions sont généralement convaincantes — ainsi, le sens de lecture, qui va de l’extérieur vers l’intérieur; la face A qui précède B; l’observation, presque jamais faite, que les cinq points le long des deux premières lignes verticales sont placés symétriquement sur les deux faces; l’absence de déchiffrement convaincant; la nature syllabique des signes phonétiques, qui rendent des syllabes ouvertes de type (consonne +) voyelle; l’impossibilité d’identifier actuellement la langue notée… Je suis séduit par l’idée que le signe 02 ( “tête à coiffe en crête”) pourrait être un déterminatif, mais l’idée qu’il puisse en aller de même pour le signe 12 (“bouclier”) ne me convainc pas.

L’écriture du disque est très probablement syllabique, mais il est manifeste que Berres n’est pas à l’aise dans le monde des écritures non alphabétiques. Ainsi, il refuse de considérer comme idéogramme le signe linéaire B, qui symbolise un “homme” (p. 90) : il s’agit pour lui d’un déterminatif donnant la signification ou le classement du mot auquel il se rapporte. Les nombreux exemples où n’est associé ni à un anthroponyme, ni à un nom de métier ou de fonction montrent que cette position est intenable. Il en va de même pour certains textes préhelléniques crétois. Ainsi, le petit corpus alphabétique étéocrétois, notant une langue non grecque de Crète, est décrit comme dépourvu de séparateurs de mots (p. 242), ce qui est faux. De même, l’écriture de la pierre de Mallia est un excellent spécimen de l’écriture “hiéroglyphique” crétoise, mais Berres la considère à tort comme isolée, tout comme le sont véritablement celles du disque et de la hache d’Arkalokhori (p. 244). Sa bibliographie de l’“hiéroglyphique” crétois et de la hache d’Arkalokhori est d’ailleurs insuffisante. Berres pense que la différence entre alphabet et syllabaire n’a pas la moindre importance pour établir le nombre de signes différents du syllabaire du disque (p. 104). Cette position est aberrante (et d’ailleurs contredite à la même page par l’observation, correcte, qu’un alphabet a moins de caractères différents qu’un syllabaire). Ce parti-pris alphabétique amènera Berres à utiliser 16 échantillons non pas syllabiques, mais alphabétiques pour son estimation du nombre de signes différents de l’écriture du disque. C’est évidemment une grave erreur.

T. Berres présente une nouvelle méthode d’évaluation du nombre de signes différents de l’écriture du disque (p. 101-114). Elle se heurte malheureusement à d’importantes critiques. (1) Elle se fonde, à tort, sur le parallèle de 16 échantillons alphabétiques et non pas syllabiques. (2) Ces échantillons ont moins de phonogrammes que le disque, qui en a plus de deux cents. Ainsi, les deux échantillons latins de Berres ont chacun 81 lettres. (3) Pour être bien comparables, selon Berres, ces 16 échantillons alphabétiques devraient avoir des lettres de même fréquence moyenne que les syllabogrammes du disque, à savoir, selon lui, 4,75. Ce n’est malheureusement pas le cas. Alors, Berres soumet ses échantillons à des manipulations arithmétiques pour arriver à des résultats qui le satisfont. Ces artifices ne démontrent évidemment rien.

Dans certains cas, la discussion aurait pu être plus poussée. Il est dommage que le contexte archéologique du disque n’ait pas été sérieusement pris en compte (Berres reconnaît pourtant son importance en passant p. 265), puisqu’il permet de jeter quelques lueurs sur le contenu possible de son texte. Il n’y a malheureusement pas de démonstration de ce que les séquences de signes de chaque compartiment soient des mots. Le fac-similé publié en 1909 par A. Evans montre erronément non pas cinq, mais quatre et cinq points le long de la première ligne verticale des deux faces du disque et cette erreur a connu une certaine diffusion. Berres la signale p. 26, mais n’en explique pas la genèse. Elle est pourtant bien intéressante. Evans reconnaissait la réalité de ce cinquième point dans son texte de 1909. Pourtant, dans les photos de son livre, le réglage de la profondeur de champ a fait disparaître le cinquième point de la face A. C’est ce cliché que le dessinateur d’Evans a copié et il a du coup escamoté le cinquième point. Les passages consacrés au “trait” ne sont pas satisfaisants (pp. 42-45, 137-188). Le livre considère qu’il y en a 16 exemples parce que “diese Zahl findet sich bei der größten Gruppe von Autoren” (p. 42-43). La justification n’est évidemment pas suffisante : l’exactitude ne se juge pas à la majorité des voix et c’est ici que l’on voit ce qu’un examen approfondi de l’original aurait pu apporter à l’auteur. En fait, il faut ajouter un dix-septième “trait”, celui de B 30 (= B 61 du livre), que l’autopsie impose de reconnaître[1] (). T. Berres considère le “trait” comme une conjonction de coordination, ce qui me paraît improbable. Il doit plutôt s’agir d’un signe de ponctuation.

La bibliographie du disque de Phaestos publiée à la fin du volume est exceptionnellement abondante et remarquablement informée. Sa présentation est malheureusement compliquée. En effet, son classement est doublement chronologique : non seulement par périodes (ainsi, 1981-1983), mais aussi à l’intérieur d’une période. Le résultat est que le lecteur a du mal à identifier à quoi correspond par exemple Kober 1948 : il faut d’abord trouver la section 1946-1950, puis y rechercher Kober, qui n’est bien entendu pas classé par ordre alphabétique.

Au total, le livre de T. Berres a de grands mérites. D’abord, il ne prétend pas déchiffrer à tout prix le disque de Phaestos. De plus, il présente une approche rigoureuse de bien des questions que pose l’inscription. Il aidera donc ceux qui veulent y voir plus clair pour s’orienter dans une question complexe. Il est vrai qu’il comporte des erreurs, mais les acquis positifs l’emportent de loin.

Yves Duhoux

Mis en ligne le 25 juillet 2017

[1] Voir Y. Duhoux, Le disque de Phaestos. Archéologie — Épigraphie — Édition critique — Index, Louvain 1977, p. 37 et fig. 47.