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Les découvertes archéologiques qui se sont multipliées en Grèce du Nord à partir des années 1970 ont profondément renouvelé notre connaissance de la peinture ancienne. Le livre d’Hariclia Brecoulaki (HB), issu d’une thèse de doctorat, nous offre la synthèse indispensable que l’on attendait sur les avancées de la recherche. L’objectif, affiché dès l’introduction, est double : mettre à disposition de la communauté scientifique un inventaire général des peintures funéraires macédoniennes actuellement connues ; privilégier, à l’intérieur du catalogue, un angle d’étude neuf, celui de l’usage et de la fonction des couleurs. L’auteur cherche ainsi à retrouver « le champ de vision » des peintres anciens, ainsi que « l’environnement culturel, économique et social qui le constitue » (p. 43). Pour ce faire, elle a étudié plus d’une soixantaine de monuments funéraires peints réalisés en Macédoine, entre le règne de Philippe II et celui de Philippe V – en fait, la majorité d’entre eux date de la fin du IVe et du début du IIIe siècle avant notre ère. Cette relative homogénéité géographique et chronologique masque une grande variété de situations. En effet, les monuments répertoriés sont de nature et de dimensions fort différentes : tombes « macédoniennes » monumentales, telle l’impressionnante « Tombe du jugement » de Lefkadia ou celles du tumulus royal de Vergina, tombes à chambre plus simples, tombes à ciste de taille variable, tombes à fosse, sarcophages, trônes, klinés et stèles funéraires. De plus, les conditions de découverte des sépultures et l’état de conservation des peintures varient beaucoup. Il n’était pas aisé de brasser cette matière énorme et polymorphe ; HB a su relever le défi en adoptant un plan clair et efficace, qui permet de suivre la construction progressive de son objet d’étude.
La première partie du volume propose une analyse systématique des monuments funéraires peints. Le corpus a été classé selon un découpage régional – un critère commode, mais qui a ses limites, comme le reconnaît HB ; un classement chronologique était toutefois impossible, en raison des problèmes de datation que posent les tombes. La progression se fait d’Ouest en Est : Aigai (actuelle Vergina), Mieza (Lefkadia), Pydna, Dion, Pella, Thessalonique, Derveni, Aineia (Nea Michaniona), Potidée-Kassandreia, Amphipolis, Tragilos, Serres et Drama. Les sites sont d’importance variable et HB les présente brièvement dans l’introduction. Pour mettre davantage l’accent sur les principaux centres politiques et religieux du royaume (Aigai, Pella, Dion et Mieza), peut-être aurait-il été utile de proposer aussi, à chaque début de section, une mise au point sur le contexte historique. Une carte générale de la Macédoine, placée dans le volume d’annexes, permet de localiser les tombes répertoriées et d’avoir une vue d’ensemble – qui gagnerait sans doute à être affinée par d’autres plans, plus précis, afin de replacer sépultures et nécropoles dans leur environnement proche. HB applique à chaque monument la grille d’analyse suivante : présentation des conditions de découverte, datation et identification du défunt (données précieuses mais rarement connues, malheureusement), description du programme décoratif et éléments d’analyse iconographique, nature et distribution des couleurs employées, étapes du travail du peintre. La longueur des notices est très inégale, car elle dépend des informations disponibles et de l’état de conservation des peintures. Tout au long de l’analyse, étayée par un riche appareil de notes et de références bibliographiques, HB compare les différents décors étudiés (cf. les tableaux récapitulatifs placés en annexe) et n’hésite pas à établir des parallèles, judicieux et pertinents, en puisant dans l’ensemble de la documentation dont on dispose aujourd’hui : peintures funéraires d’Alexandrie, de Kertch, de Kazanlak, d’Italie du sud, de Délos, stèles de Thessalie, métopes de Cyrène, vases attiques, lucaniens et campaniens,… Elle ne se limite pas aux oeuvres peintes, ni même au domaine funéraire, intégrant les peintures des maisons déliennes, les mosaïques et les productions plastiques, en pierre ou en terre cuite. De cette confrontation riche, qui offre un excellent panorama de la koinè picturale qui se développe en Méditerranée à l’époque hellénistique, HB fait ressortir les spécificités et tente de restituer aux peintures funéraires macédoniennes leur singularité. De même, elle sollicite régulièrement les témoignages littéraires (Aristote, Philostrate, Lucien, Pline, Vitruve, Plutarque…), montrant comment la documentation archéologique jette un éclairage nouveau sur des textes connus et commentés depuis longtemps.
Mais au-delà de la solidité de la synthèse proposée, l’originalité et la force du livre résident surtout dans l’intérêt nouveau porté à la question des couleurs et dans la connaissance intime et directe que possède l’auteur de la documentation picturale. En effet, à chaque fois qu’elle en a eu la possibilité, HB a observé elle-même les peintures, procédant à un examen approfondi, in situ – ce qui lui a par exemple permis de déceler la présence de repeints modernes dans la « tombe de Perséphone » – ou jusque dans les cartons des réserves du Musée de Thessalonique. Elle nous livre une description minutieuse des moindres détails colorés du décor peint et reconstitue un à un les gestes du peintre, mettant à profit son expérience personnelle en matière de restauration. Ses remarques et hypothèses, qui font également appel à sa propre sensibilité, naissent parfois de réflexions suggérées par des oeuvres d’artistes contemporains. Les nombreuses planches en couleurs du volume 2, qui contient les photographies de la plupart des monuments inventoriés, permettent de suivre l’analyse et de se familiariser avec le rouge vif et saturé du cinabre, la brillance et la transparence des laques roses organiques ou encore l’éclat intense mais fugace de la malachite. Prudente, HB évite de surinterpréter les documents archéologiques – par exemple, il ne s’agit pas de déterminer si la scène de l’enlèvement de Perséphone de Vergina doit être attribuée à Nikomachos ou à Philoxénos d’Erétrie – et s’appuie, c’est l’autre point fort du livre, sur le recours à des méthodes sophistiquées d’analyse : observations au vidéomicroscope, sous rayonnement ultra‑violet et en lumière rasante ; analyses physico‑chimiques dans divers laboratoires spécialisés, quand elle a eu l’autorisation de procéder à des microprélèvements. Le CD‑Rom, joint au volume 2, rassemble les rapports scientifiques des examens effectués ; ajoutés aux microphotographies des coupes stratigraphiques et aux tableaux présentés dans le volume de planches, ils constituent un dossier fiable et précieux.
HB met à profit ces résultats pour nourrir les deux chapitres de synthèse qui forment la seconde partie de l’ouvrage : « Les matériaux picturaux » et « Les techniques picturales ». La matière est dense et les apports nombreux – on ne pourra les citer tous ici. L’analyse des liants confirme l’absence de technique à la fresque dans les peintures examinées. La palette chromatique s’avère riche et variée, sans doute en raison de l’abondance des ressources disponibles en Grèce du nord. Le cinabre et l’or, par exemple, sont plus faciles à se procurer que dans le reste du monde grec. En examinant la gamme des pigments utilisés, HB s’efforce de déterminer les critères qui ont guidé le choix des peintres : considérations esthétiques, propriétés physico-chimiques des matériaux (compatibilité, durabilité et stabilité), enjeux économiques et géographiques (disponibilité et coût des pigments), raisons d’ordre symbolique, plus difficiles à cerner – à cet égard, le cas de la pourpre conchylienne, employée de manière sélective, serait à creuser. Interfèrent également les exigences du commanditaire et les stratégies de distinction sociale qu’il déploie : HB estime ainsi que les riches aristocrates qui ont fait exécuter le décor de la tombe des palmettes de Lefkadia ou celle d’Aghios Athanassios ont cherché à attirer le regard par des compositions picturales particulièrement chatoyantes. Le problème du vert retient plus particulièrement son attention. En effet, l’absence de pigments verts sur la plupart des tombes étudiées, même les plus somptueuses, alors qu’ils sont relativement faciles à se procurer en Macédoine, ne manque pas d’étonner. Pour figurer les éléments végétaux, les peintres privilégient un mélange d’ocre jaune et de bleu égyptien, voire une seule couche de bleu égyptien, appliqué pur. Plusieurs raisons peuvent expliquer leur choix. La fragilité de la malachite, principal pigment vert, en est une. Des paramètres artistiques doivent également jouer (le primat du « décoratif » sur le rendu du réel, p. 285), mais il faudrait aussi chercher du côté des sensibilités collectives, qui semblent peu réceptives au « vert » : rappelons qu’en grec ancien, les termes pour désigner cette couleur se développent relativement tard.
Un point important traité dans le dernier chapitre concerne la question des mélanges effectués par les peintres pour étendre la gamme de couleurs dont ils disposent. HB en distingue trois types, reprenant la classification établie par Aristote : la juxtaposition, la superposition et le mélange fusion. On pensait jusque là que les peintres grecs ne recouraient que rarement au dernier type de mélange. Les analyses d’HB prouvent de façon indéniable le contraire, soulignant le décalage qui existe entre les écrits théoriques, qui associent la mixtion des couleurs à une forme de dégradation, et les pratiques réelles des peintres – du moins à partir de la fin de l’âge classique. Leur excellence se mesure précisément dans leur aptitude à créer de nouvelles nuances et à les accorder ensuite sur le support, générant des effets de clair-obscur, modulant les volumes. Pour cela, ils n’hésitent pas à mélanger des pigments précieux avec d’autres pigments plus communs.

De telles associations possèdent d’ailleurs une fonction picturale déterminée et témoignent d’une excellente connaissance des potentialités offertes par les matériaux manipulés. HB montre ainsi combien les efforts pour retrouver l’esthétique de la peinture ancienne gagnent à s’appuyer sur la documentation archéologique, plutôt que sur l’exégèse des auteurs anciens. Le livre XXXV de Pline peut et doit être relu à la lumière des peintures funéraires macédoniennes : la question des peintres tétrachromistes et la distinction entre couleurs « fleuries » et couleurs « austères » font ainsi l’objet d’un développement particulièrement convaincant dans le dernier chapitre.
En menant une enquête aussi poussée, traquant les pigments jusque dans les minuscules fragments de la tombe II d’Aineia ou de la tombe Z de Derveni, HB fournit de nouvelles clefs de lecture de la peinture antique et met en lumière deux principales fonctions de la couleur. La première, « figurative » ou « réaliste », privilégie le rendu de la réalité, en recourant à des fondus de teinte et des effets optiques sophistiqués. La seconde, « ornementale » ou « décorative », exploite au maximum le pouvoir suggestif de la couleur et sa capacité à attirer et flatter le regard, par des contrastes de teintes vives et saturées appliquées de façon uniforme. Ces deux modes d’utilisation recoupent en partie la distinction opérée par Pline entre colori austeri et colori floridi. Souvent, ils se combinent sur les monuments pour composer des effets polychromes et des nuances multiples, dont HB a parfaitement su faire ressortir la richesse. On trouvera dans la conclusion, dense et incisive, une esquisse de typologie de ces jeux de polychromie. Les tombes royales d’Aigeai se caractérisent par des spécificités iconographiques et picturales, notamment un « emploi sophistiqué et raffiné de la couleur au sein de représentations ‘réalistes’ » (p. 464). Plus tardives, les peintures funéraires de Lefkadia et d’Aghios Athanassios, aux couleurs et motifs variés, témoignent sans doute d’une influence orientale et forment avec celles de Miéza un deuxième groupe, caractéristique d’une aristocratie opulente (p. 465). On pourrait étendre la réflexion en opérant des distinctions au sein des tombes plus modestes. Par-delà cette diversité, HB décèle l’existence d’une sensibilité esthétique macédonienne caractérisée par un « goût ‘éclectique’ », qui n’hésite pas à « mélanger les ordres et [à exploiter] les possibilités multiples qu’offrent la couleur et la peinture » (p. 264). La piste mérite d’être suivie : les peintres de cour qui oeuvrent pour les Argéades ne sont pas originaires de Macédoine et apportent avec eux leur technè et leurs propres traditions picturales. Dès lors, comment s’accordent les attentes et préoccupations esthétiques, religieuses, sociales, voire politiques des commanditaires avec l’art et la personnalité propre des peintres ? Qui choisit et fournit les pigments ? Existe-t-il un « marché » des couleurs ? Quel rôle a joué l’ouverture vers l’Orient, à partir d’Alexandre III ? Dans quelle mesure les peintres du début de l’époque hellénistique reprennent-ils des technai plus anciennes, héritées des VIe et Ve siècles avant notre ère, que l’on connaît par les tombes lyciennes de Kizilbel et Karaburun ? On le voit, l’étude d’HB ouvre des perspectives de recherche fécondes pour l’historien de l’art, invité à explorer les vertus de l’archéologie expérimentale, mais aussi pour l’historien. Il puisera là matière à réfléchir sur les croyances eschatologiques et les pratiques funéraires des Macédoniens, l’idéologie monarchique déployée par les Argéades à partir de Philippe II, les stratégies de reconnaissance sociale des élites ou encore les effets de la conquête de l’empire perse, avec le retour des vétérans de l’armée d’Alexandre III dans la région.

Adeline Grand-Clément