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Le titre du livre de Catherine Breniquet ressemble à un défi: parmi les activités humaines, le tissage est certainement l’une de celles qui a laissé le moins de traces archéologiques pour les époques préhistoriques et le premier millénaire d’histoire, surtout dans une région comme la Mésopotamie où les conditions climatiques ne sont pas favorables à la conservation des métiers en bois ni des tissus. L’inventaire des témoins archéologiques directs (tissus) et indirects (empreintes), aussi exhaustif que possible, tient en un tableau de 4 pages (p. 55-58) et de 32 entrées, pour une période de 8 millénaires (du PPNA à la fin du IIIe millénaire) et dans une zone géographique qui va de l’Anatolie et de la Méditerranée jusqu’à l’Iran. Encore n’est-il pas du tout certain que cette maigre documentation, « éparse, disparate, mal conservée et mal décrite » (p. 75) soit représentative. Ce constat, a priori très décourageant, semble en fait avoir stimulé l’auteur, qui se propose de reconstituer la chaîne opératoire du travail des fibres et d’étudier les techniques de tissage et leur place dans la société mésopotamienne.
Une première partie (« État de la question ») rappelle au lecteur les définitions de base et décrit les différents types de métiers à tisser. Suit une présentation des sources: les restes archéologiques de tissus font remonter les pratiques de filage et de retordage au IXe millénaire et l’usage du métier à tisser au VIIIe, à Jarmo. À partir de l’invention de l’écriture, à la fin du IVe millénaire, les textes documentent des tissus et vêtements très divers et indiquent que ceux-ci font partie des produits manufacturés redistribués. à la même époque, les images (reliefs et surtout sceaux cylindres) montrent des scènes de tissage et des personnages vêtus. Cette partie dresse aussi un bilan des études antérieures sur la question et les problèmes méthodologiques posés par l’étude d’un tel sujet. La deuxième partie porte sur « le tissage. Aspects techniques et archéologiques ». Elle commence par l’étude des fibres, la plus anciennement utilisée étant le lin. Néanmoins l’identification du lin, plutôt que du sésame, avec la « plante à huile » mentionnée dans les textes, identification qui fait l’objet de débats depuis plusieurs décennies et est retenue par l’auteur, doit être abandonnée (voir l’article récent de H. Reculeau, « Le point sur la “plante à huile”: réflexions sur la culture du sésame en Syrie-Mésopotamie à l’âge du Bronze », Journal des Médecines Cunéiformes 13, 2009, p. 13-37). La laine apparaît vers la fin du néolithique, mais les premiers animaux domestiqués ne l’ont pas été pour leur laine: les ancêtres sauvages du mouton domestique sont dépourvus de toison laineuse et seule l’intervention humaine a permis de modifier le pelage ; c’est surtout au IVe millénaire que l’utilisation de la laine prend un essor considérable. Ensuite sont décrites les diverses étapes de la préparation des fibres de lin et de laine, le filage, le retordage, la mise en écheveau, toutes opérations qui laissent assez peu de traces archéologiques, sinon les fusaïoles qui sont attestées en nombre dès le PPNB. Les types de métiers à tisser connus au Proche-Orient sont examinés en détail, de façon très systématique: principe de fonctionnement, problèmes particuliers posés par l’ourdissage (montage de la chaîne), traces archéologiques éventuelles. Le métier horizontal, utilisé surtout pour les toiles simples, et le métier vertical à pesons qui semble bien convenir au tissage de la laine et permet de réaliser des armures de type sergé (les fils de trame passant sur ou sous plusieurs fils de chaîne, ce qui permet de réaliser des motifs), sont bien attestés. Des tablettes de métiers dits « à cartons » ont été trouvées et l’iconographie montre des ceintures ou des bandes à motifs en chevrons caractéristiques de ce type d’instrument. En revanche on ne trouve pas de restes clairs du métier à ceinture, ni du métier vertical à deux ensouples. Le problème est ainsi résumé: « La difficulté a été de confronter des pratiques techniques possibles avec des vestiges ambigus » (p. 195). Les vestiges sont en effet bien minces, car les métiers, en bois ou en roseaux, n’ont pas laissé de traces archéologiques. Il en va de même pour les outils associés au tissage, dont la forme est, de plus, peu spécifique: une simple baguette peut servir à tasser les fils de trame. Seuls les pesons des métiers verticaux, en pierre ou en argile, ont quelques chances d’avoir été conservés, mais ils peuvent être difficiles à interpréter: par exemple ils ne se distinguent pas forcément des poids utilisés pour lester un filet de pêcheur.
Cette partie se conclut par une tentative d’approche anthropologique, qui procède par comparaison avec le monde inca, en ce qui concerne le rôle joué par l’Etat et la circulation de la laine et des tissus. à l’époque d’Uruk, l’état contrôle tout ou partie des troupeaux et partant la production de laine, redistribuée à la fois dans le cadre des échanges diplomatiques et comme rations aux travailleurs; certains tissus relèvent des biens de prestige. Mais la production ne semble pas encore organisée à grande échelle, comme elle l’est un millénaire plus tard, dans le cadre des ateliers connus par les textes, employant des milliers de travailleurs. Aucune structure correspondant à ces données n’a d’ailleurs été repérée, les rares vestiges identifiés se trouvent tous dans des contextes domestiques.
La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Le tissage. Approche iconographique » est probablement la plus novatrice et passionnante. Elle est consacrée à l’étude des scènes représentées sur les sceaux cylindres de l’époque d’Uruk et des Dynasties Archaïques et commence par des considérations méthodologiques sur les traditions (souvent inadéquates) d’approche des images antiques: celles-ci ne sont en aucun cas une représentation de la réalité que le spectateur pourrait comprendre de façon immédiate. Une comparaison avec les images antiques grecques et étrusques, en particulier le vase à figures noires du peintre d’Amasis (trouvé en Attique, VIe s. av. J.-C.) qui montre les diverses étapes du travail du fil, permet à l’auteur d’expérimenter ce qu’elle appelle la « paléo-ethnoarchéologie », en retrouvant ces mêmes scènes sur les sceaux cylindres. Celles-ci cependant n’avaient que rarement été identifiées comme telles. Ainsi sont étudiées les scènes de pesée de la laine sur des balances, d’étirage du fil (jusqu’ici interprétées comme des scènes de boisson au chalumeau!), de retordage, peut-être de mise en écheveau, d’ourdissage, de tissage (certains éléments pris pour des portes de temples, de même que la hampe à rubans, seraient des métiers verticaux) et enfin de pliage et d’empilement des tissus (il ne s’agit donc pas de la construction de ziggurats…). Si chacune de ces interprétations, prise isolément, pourrait laisser sceptique, les parallèles connus dans le monde méditerranéen au Ier millénaire, d’une part, et d’autre part l’association de plusieurs de ces scènes sur un même sceau sont, dans la plupart des cas, des arguments convaincants. Cette thématique du travail du fil figure sur plus de 10% des sceaux connus pour la période considérée, ce qui est loin d’être négligeable.
La dernière partie s’intéresse aux aspects symboliques du tissage, bien connus dans d’autres cultures, le cas berbère ayant été particulièrement bien étudié, de même que le monde antique classique. Toutes les associations symboliques ne se retrouvent pas en Mésopotamie. Ainsi, à partir de la documentation disponible, il n’est pas possible d’inscrire les activités de tissage dans le cycle des saisons – ce qui ne signifie nullement qu’elles n’étaient pas saisonnières. En revanche, l’association du travail du fil à la symbolique de la naissance et du renouveau ou à celle du mariage (union par excellence, que reflète l’entremêlement des fils de chaîne et de trame) semble bien attestée. Une élaboration cosmologique est aussi probable au Dynastique Archaïque, du fait de la présence de personnages mythologiques récurrents, comme le dieu-bateau.
Cet ouvrage savant, fin et nuancé, très clairement organisé, est élaboré à partir d’approches variées: technologique, archéologique, iconographique et, le cas échéant, ethnologique, qui souvent se complètent. Une carte indiquant les sites mentionnés (p. 10) et une chronologie (p. 21) sont les bienvenues. Les termes techniques sont précisément définis, mais un lexique ou un index y renvoyant le lecteur en cas de besoin aurait été utile: on ne demande qu’à circuler facilement dans ces 416 pages très denses ! L’ensemble est extrêmement riche et intéressant et la participation de l’auteur au programme international « Tools and Textiles – Texts and Context » (Copenhague) / « L’économie de la laine au Proche-Orient ancien » (Nanterre) fait attendre une suite, personnelle et collective, à ses travaux.
La documentation textuelle est mise à contribution lorsque cela est possible, mais elle ne renseigne que sur le dernier millénaire pris en considération dans cet ouvrage, n’est pas toujours aisément utilisable et souvent guère plus explicite pour nous que les images. En outre, C. Breniquet se méfie à juste titre d’une tendance qui a longtemps sévi et qui prétend trouver dans les images une « illustration » des données connues par les textes. La mythologie sumérienne n’a été mise par écrit, sans doute de façon très partielle, qu’à l’extrême fin du IIIe millénaire et surtout au début du IIe, soit un millénaire ou davantage après l’élaboration des images étudiées ici; il est donc délicat de s’en servir pour expliquer des images plus anciennes, travers que l’auteur a bien su éviter ici. On préférera considérer, en sens inverse, que certains des motifs dégagés dans ce livre trouvent un écho tardif dans la mythologie telle qu’elle nous est parvenue. Uttu, déesse du tissage est, dans le mythe d’Enki et Ninhursag, la première à être épousée selon les règles par Enki (T. Frymer-Kensky, In the Wake of the Goddesses, New York, 1992, p. 22-24). Et l’un des chants d’amour d’Inanna rappelle toutes les étapes du travail du lin: rouissage, filage, retordage, tissage, etc., associées au mariage de la déesse (« The Bridal Sheets », traduction de T. Jacobsen, The Harps that Once, New Haven et Londres, 1987, p. 13-15 et http://etcsl.orinst.ox.ac.uk , 4.08.01). Les études de ces textes et de quelques autres pourraient à l’avenir, à leur tour, se trouver enrichies par les apports de ce livre aussi érudit que stimulant.

Brigitte Lion