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L’historiographie a ses vertus. Pierre Briant a consacré à cette forme d’enquête historique de nombreuses études qui lui ont notamment permis de mettre au jour, depuis les années 1970, comment la figure et les conquêtes d’Alexandre ont longtemps été analysées à travers le filtre d’un « modèle colonial ». Plus récemment, il a consacré un imposant volume à Darius III Codoman, le dernier Grand roi achéménide, dont le règne s’est étendu de 335 à juillet 330 avant J.-C., au moment où Alexandre se lance dans la conquête de l’empire perse. Or, dans ce cas-ci, le dossier des sources primaires s’est révélé d’une telle étroitesse, qu’il a bien fallu passer par le détour de l’ensemble des traditions et des modèles relatifs aux représentations du roi, jusque dans la littérature persane et arabo‑persane[1]. Néanmoins, en dépit de l’ampleur de l’enquête, Pierre Briant lui‑même conclut qu’« à l’issue du parcours, nous ne savons toujours pas qui était Darius, et que l’incertitude a grandi également quant au vrai “Alexandre” »[2]. Fallait-il donc persévérer ? C’est ce qui a été décidé, pour parvenir, après huit années, à un nouvel Alexandre, un Alexandre hors de son temps, sorti de l’Antiquité. La précédente recherche, en raison de la quasi-inexistence des documents faisait du recours à l’historiographie un instrument et une nécessité plus qu’une vertu[3]. Avec Alexandre des Lumières, l’analyse historiographique devient une fin en soi. L’objet de l’historien n’est plus de tenter de constituer une biographie, si élargie soit-elle à maints contextes, comme pour Darius, et malgré des obstacles presque insurmontables, mais de (re)construire un pan de l’histoire culturelle des Lumières, sur un long dix-huitième siècle. Comment les hommes des Lumières ont-ils compris et se sont-ils approprié Alexandre ? Comment ont-ils réagi face à un fragment de leur passé, face à une figure qu’ils ont décidé d’intégrer à leur héritage et d’appréhender comme un enjeu historique ? En quoi le lointain passé d’Alexandre peut‑il conduire à mieux comprendre les exigences nouvelles du temps présent ? L’enquête qui est ici menée n’est ni une actualisation de la Quellenforschung (encore que les travaux du baron de Sainte‑Croix sur les anciens historiens d’Alexandre s’y apparentent, et Pierre Briant leur attribue un rôle très important) ni une réhabilitation d’Alexandre ; elle vise à comprendre en quoi consiste la « modernité » d’Alexandre au temps des Lumières. Comment l’historiographie dresse-t-elle un pont entre l’Alexandre des Anciens et celui des Modernes ?

Dans une introduction classique et claire, intitulée « Fragments d’histoire européenne », Pierre Briant délimite le territoire de son enquête, son centre aussi bien que ses confins. Il précise, tout d’abord, les questions et les hypothèses. Tout commence par une interrogation aussi banale qu’importante sur « la genèse de l’historiographie moderne d’Alexandre le Grand » et, conjointement, « sur les représentations de l’histoire de l’empire achéménide, dans ses liens croisés avec celle de son conquérant venu d’Europe »[4]. Pour Pierre Briant, en effet, il s’est toujours agi – c’est l’hypothèse principale de toutes ses recherches – de récuser la vision d’un Alexandre projetant son ombre sur l’histoire perse, et, à l’inverse, de promouvoir « une histoire perse “à parts égales” ». Or, dans cette histoire inscrite dans le temps long, qui appartient à celle des rapports entre l’Europe et l’Orient, il existe une « lacune paradoxale » : le Siècle des Lumières a toujours été sous‑évalué, voire occulté. C’est à réparer ce manque que le livre est tout entier consacré : « redécouvrir Alexandre à travers les Lumières, en même temps que […] découvrir les Lumières à travers Alexandre »[5]. Conjointement, le livre offre une interrogation sur la manière d’écrire l’histoire au cours de cette période, à partir de l’œuvre du baron de Sainte-Croix : Examen critique des anciens historiens d’Alexandre-le-Grand (1771). Au total, pourquoi, dans quels milieux, contre quels courants, en fonction de quelles méthodes, au gré de quelles polémiques, une histoire critique d’Alexandre s’est-elle développée dans les pays européens ? Cette histoire est une des entrées pour mieux comprendre les problèmes du temps présent, si l’on veut bien prendre en compte le fait qu’Alexandre n’a cessé de conquérir, de rencontrer d’autres peuples que les Grecs, d’organiser des territoires, de se comporter en roi, en héros. Quel sens prend la figure de « ce conquérant venu d’Europe soumettre les pays du Grand roi », image dominante qui le représente alors[6] ? La conquête macédonienne prend place dans le temps présent et devient ainsi l’une des composantes des débats entre les philosophes et des polémiques politiques.

Pour traiter ces problèmes larges, les dossiers de sources doivent être à la mesure. Pierre Briant n’hésite pas longtemps entre deux options : soit « la méthode de l’échantillon représentatif », soit « l’impératif de l’exhaustivité »[7]. Au total, il réunit plus six cents titres, bien au-delà du cercle des grands philosophes et historiens, qui concernent tous les milieux des lettres et des savoirs : philosophes, historiens, politiques, moralistes, compilateurs, auteurs d’anthologies, et aussi géographes, car cette discipline est « liée étroitement à l’histoire identitaire des nations »[8]. Géographie signifie aussi navigation et voyages ; par là elle est associée à la question très importante du commerce[9], permis avant tout par les conquêtes et la colonisation. L’ouverture dont bénéficient les sources trouve son complément dans l’espace visé par l’analyse. L’auteur récuse « tout enfermement sur une production nationale »[10]. Les protagonistes de cette nouvelle histoire d’Alexandre sont la France, l’Angleterre, l’Écosse et l’Allemagne (dans une moindre mesure, l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas), peuplées de philologues, de traducteurs des classiques grecs et latins, de géographes, d’érudits, de « militaires‑diplomates‑colonisateurs ». Mais c’est aussi une histoire qui doit se passer de l’Espagne et du Portugal, peut-être de la Russie. Ce sont donc bien des « fragments d’histoire européenne », fragments éclatés, qui sont réunis au sein de la République des lettres par un commun intérêt pour les réflexions que suscite Alexandre. Mais le contexte est aussi celui des « nationalités », de plus en plus reconnaissables, avant leur éclosion qui commence avec la Révolution et s’amplifie au cours du premier tiers du XIXe siècle.

Après les hypothèses, les sources et l’espace de l’analyse, il reste à préciser le cadre chronologique retenu. Pierre Briant y insiste : il s’agit d’« un (très) long dix-huitième siècle ». L’Alexandre de Macédoine de Pierre Bayle, paru en 1697, aurait pu servir de repère commode, en amont. La limite finalement retenue est matérialisée par le très important essai de Pierre‑Daniel Huet, Histoire du commerce et de la navigation (1716), dont la rédaction remonte à 1667, sous forme d’un rapport manuscrit remis à Colbert. En aval, plusieurs dates et données plaident pour prolonger l’analyse jusque vers 1830 : le passage des Lumières à l’historicisme, la découverte de la fameuse mosaïque dite de la « Maison du Faune », en 1831, la même année que celle de la mort de Niebuhr et de Hegel, deux protagonistes dans les discussions sur l’importance historique d’Alexandre. 1831 est aussi l’année de l’entrée dans la carrière pour Droysen, avec le début de la rédaction de sa Geschichte Alexanders des Grossen, qui paraît en 1833 (mais l’analyse ne prend pas en compte cette œuvre, sauf exception). Plus globalement, au cours de cette période, les questions « impériales » commencent à toucher les vastes espaces correspondant à l’empire achéménide, qui deviennent des enjeux dans les discussions entre France, Allemagne et Grande-Bretagne.

L’ouvrage comprend quatre parties (et seize chapitres). La première, « Genèse et affirmation d’une histoire critique » (chapitres I à VI), analyse les deux lignes qui se recoupent sans cesse entre l’affirmation de la figure historique d’Alexandre et le développement d’une histoire critique dans l’Europe du « long dix-huitième siècle ». Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, Alexandre est associé aux recueils historiques sur les grands hommes, sous la double influence de Plutarque et de l’historia magistra vitae. Celle-ci domine alors largement l’écriture de l’histoire. Pierre Briant en rappelle les grandes lignes[11], sans mentionner toutefois la synthèse, et la thèse, approfondie de Béatrice Guion, sur cette question : Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l’âge classique (Paris, Champion, 2008). L’histoire que définit Cicéron dans le De oratore (II, 36) propose des modèles de vie, des exempla. Elle n’a pas pour fonction d’informer sur Alexandre, mais, à travers lui, de montrer les vertus du roi idéal, ainsi que les vices du mauvais souverain. Alexandre, tour à tour, illustre les uns et les autres, les exemples et les contre-exemples. Le premier livre qui ait été consacré à la vie et à la conquête d’Alexandre (comparée à celles de Charlemagne) est celui, largement ignoré, semble-t-il, de Samuel Clarke (1665), The Life and Death of Alexander the Great… Il fut le premier à n’être pas dépourvu d’esprit, sinon critique, au sens de l’examen rigoureux des sources, du moins pour ce qui est de la remise en cause de la conquête, à partir de Quinte‑Curce. Par la suite, l’émergence d’une histoire critique fut lente à se dessiner. Rollin, dans son Histoire ancienne (1731-1738), se montre un compilateur peu critique au sujet d’Alexandre (ce qui n’est pas le cas, notons-le, pour l’histoire politique des cités, lorsque les sources grecques sont plus fiables ; la critique adressée à Rollin, ne saurait donc être généralisée) : tantôt les conquêtes ouvrent aux Grecs des contrées inconnues, tantôt Alexandre prend des décisions qui vont à l’encontre du bonheur de son peuple. Mais ce qui domine c’est l’établissement progressif d’une méthode historique avec ses règles critiques, qui touche l’histoire grecque et l’histoire d’Alexandre en particulier, plus lentement que l’histoire romaine. Le premier monument d’une historiographie critique est l’œuvre du baron de Sainte-Croix, répondant à une question mise au concours par l’Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres. Son Examen critique des anciens historiens d’Alexandre, édité en 1771, puis, considérablement augmenté, de nouveau en 1775 et en 1804, est le premier à être systématique, mais il se nourrit des interprétations nouvelles qui l’ont précédé, dues en particulier à Voltaire, à Linguet, dans l’Histoire du siècle d’Alexandre (1762), et à Montesquieu, dans plusieurs chapitres de l’Esprit des lois (1748, 1755). Il est aussi à l’origine d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire et notamment sur la manière d’associer (historiens) antiquaires et (historiens) philosophes, car ce que propose Sainte-Croix est un examen critique détaillé de la valeur des sources (c’est lui qui a reconnu la valeur supérieure du témoignage d’Arrien et de Quinte-Curce), mais non point un récit articulé qui aurait pu s’appeler Histoire d’Alexandre. Dans le même temps, se multiplient les éditions et les traductions des auteurs grecs et latins, le fait est bien connu. L’œuvre de Sainte-Croix se diffuse au-delà de la France, en Angleterre notamment.

Une fois la critique des sources mise en place, la deuxième partie du livre (chapitres VII-IX) s’attache à un problème important : les changements qui affectent la nature des jugements portés sur Alexandre et des constructions historiographiques qui l’accompagnent. Au long de la période, le fils de Philippe II passe du statut de héros, à la Plutarque, pour faire bref, à celui de « conquérant philosophe ». La critique du modèle héroïque d’Alexandre commence dès le début de la période ; l’édition posthume de la traduction de Quinte-Curce par Vaugelas recommande de « [faire] voir ce qu’il y a de condamnable dans Alexandre », et à l’autre extrémité de la période, Volney relève, en 1795, dans un cours devant les élèves de l’École Normale, l’influence mauvaise qu’a eue sur le roi la lecture de l’Iliade et de Quinte-Curce, dénonçant ainsi « tous les maux produits par la manie des conquêtes ». Une autre facette, complémentaire, de l’image du roi se met peu à peu en place. Le roi ne doit pas mettre sa vie inconsidérément en jeu au cours des guerres ; il doit bien plutôt gouverner sagement, recommande Bossuet au Dauphin. La conquête a pour fin la paix et la prospérité. C’est pourquoi, dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (1707), Alexandre est cité comme contre-exemple, héros conquérant bien plus que roi bienfaisant. Sous l’influence de Rollin, dont l’Histoire ancienne est largement lue et traduite dans toute l’Europe au cours des années 1740-1770, l’image du philosophe s’associe à celle du (bon) prince et contribue à la condamnation de l’image du conquérant traditionnel, cruel, pilleur et destructeur. Dans ce cas, en effet, il n’est pas guidé par « les progrès de la raison », sur lesquels, seuls, peut être édifié le monument du « conquérant-philosophe », expression des préoccupations contemporaines formulées par les « philosophes ». Le véritable « héros », le « grand homme », face aux « politiques » et aux « conquérants », estime Voltaire, est Newton ou Locke ; ce sont eux qui « répandent la lumière […] sur le genre humain ». Pour Montesquieu, différemment, Alexandre garde sa place au titre de roi de raison. Il n’est pas un héros à la manière d’Achille, avant tout combattant au premier rang ; il incarne au contraire le nouveau modèle monarchique du roi qui pense, qui prévoit et dont la pensée guide l’action, le modèle du « conquérant-philosophe ». Quel public était le destinataire de tous ces écrits ? Selon la terminologie du temps, était-ce le « sage » ou le « vulgaire » ? Pour atteindre « le grand public », les dictionnaires étaient une voie d’accès privilégiée, à commencer par l’Encyclopédie. L’absence de toute entrée biographique (décidée par principe) ne signifie toutefois pas l’absence d’Alexandre, notamment sous la plume du prolixe Jaucourt qui dresse une sévère critique du principe et des conséquences de la guerre et de la conquête. Ce type d’entreprise aboutit toujours à un échec. Il n’en livre pas moins une « image composite », en soulignant aussi ses bienfaits, ses vertus politiques, à côté de ses vices privés. L’enquête de Pierre Briant conduit le lecteur jusqu’à Bonaparte, avec des historiens, des romanciers, des politiques tels que Raynal, Stendhal (on se rappelle l’incipit fameux de La Chartreuse de Parme, 1839), Talleyrand.

Au cœur de l’action d’Alexandre et des analyses qui en sont proposées, figure la question impériale, celle que se posera aussi Rome, dès le IIe siècle avant J.-C. Comment donner son unité à un « empire » ? La production et les échanges entre les continents, entre l’Europe et l’Inde, peuvent-ils prendre place après la conquête ? La troisième partie du livre (chapitres X-XIV), « Empires », analyse comment l’action d’Alexandre est devenue le « paradigme de la conquête réussie »[12]. Cela revient à poser la question de savoir à quoi tient « l’unité d’un empire ». Or, si la réponse passe par la notion de « commerce », le terme ne désigne pas seulement l’ouverture de routes commerciales. La lecture de l’article « commerce » de l’Encyclopédie (1753) confère à la notion une acception beaucoup plus large, reflet des conceptions de Montesquieu, dans le livre XXI (chapitres 8 et 9) de l’Esprit des lois, inspirées de l’Histoire du commerce et de la navigation des Anciens de Huet. Alexandre y est présenté comme un conquérant animé de plans concertés, et le commerce comme l’activité pacifique qui régule les communications entre les peuples. Le livre de Huet, grand succès de librairie et traduit en plusieurs langues, introduit une représentation neuve d’Alexandre, dont l’action ouvre et dynamise les liens entre les régions et les peuples qui entrent en contact avec lui sous l’effet de ses conquêtes[13], sans que, pour autant, il soit jamais question de « vastes desseins pour une Monarchie universelle » (Montesquieu). C’est pourquoi Alexandre n’a pas les traits du despote asiatique. Il ordonne son empire, dans la conception que lui prête Montesquieu, en fonction d’un principe d’unité reposant à la fois sur les vastes territoires de l’empire achéménide et au-delà, notamment en direction de l’Inde, et sur la fondation de nombreux établissements grecs (les fameuses soixante-dix cités du Sur la fortune d’Alexandre, traité de jeunesse de Plutarque). L’idée d’unité, qui sera au cœur de la question des nationalités dans le premier XIXe siècle, fait ici se recouper la mise en place de réseaux économiques et la volonté politique, les deux dimensions ayant pour fin « d’unir les Indes avec l’Occident par un commerce maritime » (Esprit des lois, XXI, 8). Le modèle établi par Montesquieu rencontre un grand succès en Europe, notamment l’idée d’un lien intime entre « navigation et commerce ». L’Alexandre-philosophe du traité de Plutarque rapproche les Grecs et les Orientaux par les voies du commerce ; il est le conciliateur du genre humain. L’accord ne fut toutefois pas unanime. L’image de ce conquérant venu d’Europe et traçant la voie de la civilisation à travers celle du commerce rencontra aussi de fortes oppositions, venant en particulier des courants qui manifestent leur détestation de la guerre : Saint-Pierre, d’Holbach, Kant, Diderot plus que tout autre peut-être. Ce dernier s’oppose aux conquêtes et aux colonies, et Alexandre est un contre-exemple, chez qui « l’esprit de conquête » a pour équivalent « le fanatisme de la religion »[14]. Ces conceptions sont aussi l’objet de riches débats, liés à l’actualité, en Angleterre, en France, en Allemagne. Au moment où la Grande-Bretagne se construit un empire colonial et rivalise avec la France, l’histoire d’Alexandre fournit des justifications pour suivre ses traces en direction des Indes ; il est en quelque sorte le « premier inventeur » (prôtos heuretès) européen de l’Inde, et des Indiens, doit-on ajouter, avec le problème de la nature des rapports à établir avec les peuples vaincus.

En France, le baron de Sainte-Croix s’oppose à l’interprétation que Montesquieu donne du Macédonien dans l’Esprit des lois ; il ne voit nullement en lui un constructeur, et il démonte toute interprétation qui s’appuierait sur les fondations de cités pour valoriser son action. Sous la Révolution, les références antiques sont omniprésentes, mais les Assemblées ont besoin des législateurs (Lycurgue, Numa, Solon) pour références, et non de conquérants assimilés aux rois, tous emportés dans la même détestation. C’est pourquoi Alexandre est largement absent, ou violemment critiqué. Par la suite, le clivage interprétatif passe entre partisans et adversaires de l’expérience impériale napoléonienne. Les plus impitoyables à dénoncer l’Alexandre‑Napoléon furent le Sainte‑Croix de la dernière édition, de 1804, Chateaubriand et Thiers. Mais l’instrumentalisation d’Alexandre peut varier en fonction de l’actualité, et ces variations ont été si nombreuses depuis l’Antiquité que les Modernes voient en lui une figure plastique, qui peut être modelée sous des traits inattendus. La vulgate dans sa version favorable à Alexandre se trouve évidemment dans les manuels d’histoire de l’Instruction publique[15] ou dans les dictionnaires comme le Michaud de 1842.

Enfin, en Allemagne, Christian Gottlob Heyne, illustre professeur à Göttingen, développe des idées à la fois opposées au principe des guerres et hostiles à l’action d’Alexandre, dans le sillage des travaux de Sainte-Croix. Pour lui, c’est toujours l’intérêt du vainqueur qui prévaut, non celui de la paix. Les guerres de Louis XIV servent de référence, pour stigmatiser les campagnes d’Alexandre, la destruction de Tyr, les ravages de l’Inde. À la génération suivante, Barthold Georg Niebuhr traduit la Première philippique de Démosthène, et en donne le mode d’emploi : Philippe II est un Napoléon qui a vaincu les « Républiques » grecques, de même que le despote français a occupé les États allemands, victimes de leurs divisions. Le problème crucial de l’unité, dans l’historiographie allemande de l’Antiquité, en relation avec les problèmes du présent, trouve peut-être ses racines ici. C’est autour de cette question que Droysen construit un nouvel Alexandre, concepteur d’une unité de civilisation – plus que politique – par le rapprochement, la « fusion » entre Gréco‑macédoniens et Orientaux, unité telle que se l’imaginent les Allemands pour leur propre présent. La refondation de l’université de Berlin, en 1810, sous l’égide de Wilhelm von Humboldt et de Friedrich-August Wolf, érige la nouvelle « Sciences de l’Antiquité » (Altertumswissenschaft) en discipline reine, selon le principe de l’analogie ou du parallèle entre passé grec et présent de l’Allemagne. On rejoint par là le problème du rapport privilégié, de « l’affinité élective », que les Allemands pensent entretenir avec l’Hellade et ses héritages ; pour Niebuhr, la Grèce est « l’Allemagne de l’Antiquité », et Droysen, en 1843, écrit que « l’époque postérieure à Alexandre [ce qu’il nomme l’Hellenismus, et nous, à sa suite, « l’époque hellénistique »] est une sorte d’époque moderne de l’Antiquité ». Mais c’est avant tout Droysen qui valorise l’œuvre d’Alexandre, parce qu’il agit dans le sens de la recherche et de la construction de l’unité, à laquelle aspirent les Allemands, dans l’Europe des nationalités postérieure au Congrès de Vienne (1814-1815).

On a déjà abordé ce qui constitue l’une des lignes directrices de la quatrième et dernière partie de l’ouvrage (chapitres XV-XVI) : comment définir et décrire la période qui vient après Alexandre ? C’est l’objet même, on le sait, de l’Histoire de l’Hellénisme (Geschichte des Hellenismus) qui fait de Droysen l’inventeur de l’époque hellénistique. Mais les trois premiers volumes de cette entreprise inachevée (1833, 1836, 1843) sont postérieurs à la période prise en compte par Pierre Briant. Il n’empêche que le jugement porté sur ce temps engage celui qui définit les projets et l’œuvre d’Alexandre et, auparavant, marque « le siècle […] de Philippe et d’Alexandre », défini par Voltaire comme « l’un de ces quatre âges heureux […] qui sont l’exemple de la postérité ». L’enquête qui devait être conduite n’était pas aisée, pour des raisons d’ordre historique (les sources sont difficilement accessibles sur les guerres des Diadoques et les siècles qui suivent) et de nature historiographique (on entre dans un débat redondant autour du déclin et de la décadence des cités, et sur la place que tiennent les sciences et les arts, objet ou non de corruption). Deux perspectives se précisent, concernant l’angle sous lequel analyser l’histoire d’Alexandre, que dégage John Gillies dans son History of the World (1808) : soit son règne marque « le point final de la Grèce républicaine » (c’est la thèse de Grote), soit il représente « le début de la domination grecque en Orient » (choix de Gillies, de Voltaire dans La Bible enfin expliquée, 1776[16]. Chez d’autres historiens et philosophes, dans une veine providentialiste héritée de Bossuet ou plus érudite, telle que l’ouvre Droysen, la conquête d’Alexandre a aussi pour telos l’avènement du christianisme. Il faudrait encore rappeler quelle place occupe Alexandre dans la « lutte séculaire » entre Orient et Occident, dans toutes les formes qu’a pu prendre la « question d’Orient », dans le développement du philhellénisme, dans les analyses comparées des mérites respectifs de l’empire achéménide de jadis et l’empire ottoman de maintenant, ou encore de l’Égypte d’hier et d’aujourd’hui (l’expédition française de 1798 renouvelle celle d’Alexandre).

Au total, Alexandre apparaît, dans ce long dix-huitième siècle européen, laboratoire des États-nations à venir, tantôt comme une « figure tutélaire », tantôt comme un « repoussoir’ »[17]. Dans les deux sens, la réflexion historique sur Alexandre et son empire est aussi une réflexion menée au sujet de l’expansionnisme européen et sur les conquêtes coloniales modernes. L’action du roi macédonien prolonge l’histoire des Grandes découvertes. Dans cette histoire, un des apports majeurs de la réflexion de Pierre Briant est d’avoir montré l’importance de l’analyse de Montesquieu, qui s’efforce de donner toute sa cohérence au projet d’Alexandre en matière politique, économique, à des fins non pas expansionnistes, mais tendant à œuvrer en faveur de l’unité du genre humain. Mais face à l’Orient, lorsque se pose la question de savoir comment administrer et unifier un empire, l’Europe conquérante oublie vite les leçons de l’Esprit des lois. Était-il possible d’envisager une politique de collaboration entre Orientaux et Européens ? Les sources anciennes, au premier rang desquelles Plutarque et Arrien, permettent de mettre en avant aussi bien les bénéfices de tous ordres qui proviendraient d’une domination exercée par l’Occident que la crainte d’une orientalisation de l’Occident. L’Europe n’a donc cessé de venir chercher auprès d’Alexandre « une inspiration pour mener à bien sa propre histoire impériale » ou « pour donner sens à telle ou telle histoire nationale ».

Le livre de Pierre Briant rassemble et analyse une documentation considérable et une bibliographie qui ne l’est pas moins. Il serait toujours possible de revenir sur certaines analyses à partir d’une bibliographie récente laissée à l’écart, mais on saura gré à l’auteur de n’avoir ainsi pas totalement cédé au vertige de l’exhaustivité. Le livre est pourvu d’un long répertoire des sources primaires, d’une bibliographie des études modernes, d’un index des noms (vu l’extraordinaire diversité des sujets abordés, un index thématique était également indispensable). Cet « Alexandre des Lumières » constitue désormais une référence passionnante et savante, indispensable aux historiens de bien des périodes. Telles sont les vertus de l’historiographie.

Pascal Payen

[1] Darius dans l’ombre d’Alexandre, Paris 2003.

[2] Ibid., p. 528, et p. 19.

[3] Un tel pari s’inspirait du travail récent d’A. Corbin, Le monde retrouvé de LouisFrançois Pinagot, Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris 1998.

[4] Alexandre des Lumières, p. 11.

[5] Ibid., p. 12.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., p. 16.

[8] Ibid., p. 19.

[9] Ibid., chapitre XI, note 1, p. 676-677.

[10] Ibid., p. 20.

[11] Ibid., p. 38-45.

[12] Ibid., p. 329.

[13] Ibid., p. 346.

[14] Ibid., p. 384.

[15] Ibid., p. 451-452.

[16] Ibid., p. 499.

[17] Ibid., p. 559-560.