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L’ouvrage que vient de faire paraître CB. n’est pas volumineux (146 p. de texte et 49 photos), mais il met en lumière une documentation qui offre un témoignage unique sur une langue anatolienne encore parlée aux IIe– IIIe siècles de notre ère, appelée « le pisidien ». Dans l’avant-propos (p. 5-6), l’auteur indique qu’il détient depuis longtemps un lot important de stèles essentiellement funéraires venant de la région de Timbriada située sur le cours supérieur de l’Eurymédon. Rassemblées avec l’aide de D. Kaya et de Th. Drew-Bear, le décès du premier, l’absence de toute nouvelle du second et, pour l’auteur, la crainte de sa propre disparition, expliquent sa volonté de publier cette documentation en sa possession et de la faire connaître à la communauté savante. Cette préoccupation, qui est soulignée une seconde fois dans l’ouvrage (p. 27), mérite d’être saluée.

Après la table des matières et la bibliographie, le chapitre 1 (p. 13-25) révise 7 documents publiés antérieurement. C’est l’occasion pour l’auteur de souligner que ces inscriptions sont rares et de lecture difficile. La raison est due au support utilisé, un calcaire local friable souvent abîmé par l’érosion, et surtout aux difficultés d’interpréter la graphie et la segmentation des textes.

Le chapitre 2 traite des stèles grecques et pisidiennes inédites (p. 27-73). Sont rassemblées 44 stèles qui, à l’exception des 3 premières, votives, sont toutes funéraires. Elles sont classées selon trois types de stèles : I à sommet pointu ; II avec fronton triangulaire ; III à arc semi-circulaire. Quelques-uns de ces documents ont été trouvés dans la campagne non loin de leur site originel. Le reste est fourni par les musées, qui ont acquis ces documents par don, achat ou saisie dans le commerce clandestin. Leur facture permet de penser qu’ils proviennent probablement du territoire de Timbriada. S’appuyant sur les photographies et les fac-similés des inscriptions, CB. discute avec précision la graphie, la segmentation et développe avec prudence la compréhension et l’établissement des textes. Une traduction est proposée lorsque cela est possible. Les commentaires sont précieux et font surgir de nouvelles interprétations. L’auteur analyse la relation entre relief et épitaphe, et constate quelquefois seulement le divorce entre les deux. Sur les reliefs, la situation parfois insolite de la femme par rapport à l’homme est relevée. Dans l’onomastique, les racines hittites et louvites sont soulignées, ainsi que la présence des Lallnamen. L’auteur met en évidence une relation entre la densité des noms anatoliens et l’usage de la langue locale : il fait le constat d’un lien identitaire entre l’onomastique et la langue utilisée.

Le chapitre 3 dresse ensuite le corpus des inscriptions pisidiennes (p. 77-102). CB. distingue 2 groupes, l’un septentrional (N, Timbriada, 49 nos), l’autre méridional (S, Selgé, 4 nos). Dans le 1er, les documents sont classés par ordre d’apparition. Il débute par 16 inscriptions de Sofular publiées par W. M. Ramsay et rappelle que c’est sur ce petit nombre qu’a reposé l’appréciation de la langue pisidienne jusque dans les années 1980. Sont ajoutées ensuite les inscriptions publiées postérieurement. Certains documents sont écartés en raison d’incertitudes de lecture. Les inscriptions inédites déjà présentées dans le chapitre II sont jointes à nouveau, d’où une répétition. Les textes sont présentés, établis, traduits, mais c’est dans le commentaire sur la segmentation et l’onomastique que réside le plus grand intérêt de ce corpus. Deux index des anthroponymes concluent les chapitres 2 et 3.

Le chapitre 4 (p. 107-133) fait le point des connaissances sur la langue « pisidienne ». L’alphabet utilisé, les signes consonantiques et vocaliques, les cas qui peuvent être observés par la documentation (nominatif et génitif exclusivement), l’absence de distinction entre masculin et féminin, et les différents thèmes sont successivement traités. Le chapitre se termine par une réflexion sur la datation des documents et la distinction entre les 2 groupes : les Pisidiens de Selgé ont accédé à l’écriture bien avant ceux de Timbriada, mais les 2 districts étaient confrontés à la domination de la koinè grecque et l’analyse semble indiquer qu’on y parlait « le même pisidien » (p. 132-133).

Dans le chapitre 5 (p. 135-146), CB. s’interroge sur l’apparition de cette documentation aux IIe-IIIe siècles de notre ère. Comme les Phrygiens, atones pendant longtemps et qui réécrivent leur langue entre la fin du Ier s. a. C. et le milieu du IIIe s. p. C., les Pisidiens produisent pour leur nécropole un type de monument spécifique et donnent à leur langue une expression écrite pérenne. L’auteur explique ce double mouvement par l’émergence d’une élite indigène et par l’exceptionnelle prospérité dont jouit alors l’Asie Mineure. Le phénomène est marqué par l’imitation de la culture dominante, tout en se démarquant par le style du monument et l’usage de la langue ancestrale. Les documents sont exploités pour en tirer des informations sur les activités des populations et leur idéologie. Ils reflètent l’infériorité statutaire des femmes, qui sont le plus souvent représentées à gauche de l’homme et assises. La présence de ces monuments sur une sépulture, les trois styles de stèles et l’usage de l’écriture permettent de dégager une hiérarchie économique et sociale, mais aussi culturelle. Ainsi la proportion importante de stèles anépigraphes est expliquée par l’analphabétisme et l’insensibilité au prestige de l’écriture. En croisant les types de monuments et la langue utilisée, CB. suppose que le besoin de marquer ses origines pisidiennes diminuait avec l’ascension dans l’échelle sociale, mais se refuse à généraliser en soulignant une résistance au moins partielle à l’hellénisation, pas seulement dans l’emploi de la langue ancestrale, mais aussi par l’onomastique utilisée. La faible proportion des anthroponymes grecs ou latins, et le fait que ces derniers apparaissent dans des textes où le rédacteur passe du grec au pisidien et vice versa, traduit selon CB. une solide mémoire ethnique et un sentiment identitaire indéniablement fort. Il ne s’agit pas pour autant d’un communautarisme agressif, mais simplement de marquer son identité, de montrer que l’on sait d’où l’on vient et que l’on n’a pas oublié ce dont on a hérité : la langue et le patrimoine onomastique (p. 144‑145).

Parce qu’il rassemble les textes et les connaissances sur cette langue « pisidienne », sur son emploi aux IIe-IIIe siècles de notre ère dans cette région de Timbriada et de la moyenne vallée de l’Eurymédon, l’ouvrage est d’un grand intérêt. Cependant, une relecture aurait été bienvenue. Outre les coquilles assez nombreuses, l’absence d’une carte, pourtant annoncée p. 8, se fait sentir. Elle aurait pu servir à un raisonnement géographique approfondi. Il n’y a pas non plus de véritable introduction. L’affaire est réglée en quelques lignes et le lecteur est projeté directement dans les « quelques retouches » du premier chapitre, où dominent les problèmes de lectures et de segmentations. C’est pour le moins abrupt ! Elle aurait pu permettre d’expliquer pourquoi cette langue est appelée « naturellement le pisidien » (p. 5). Au début du chapitre 4, CB. cite Strabon qui rappelle que la langue était parlée dans la région de Kibyra. Il y avait là indéniablement matière à réfléchir au rétrécissement de l’aire où elle fut en usage, à poser des jalons sur les notions de « Pisidie » et de « Pisidiens », à inciter le lecteur à prendre certains termes avec précaution. C’est le cas du mot « indigène », car la colonisation est aux IIe‑IIIe siècles un héritage[1]. Qualifier d’indigène ou de pisidien a tendance à enfermer des populations dans des catégories figées selon leur origine et à les opposer aux autres : ils ne peuvent donc être employés sans explications préalables.

Au début du chapitre 2, le tableau dressé à grands traits mérite d’être précisé. En lisant le catalogue, on relève que les documents trouvés in situ sont plus nombreux que les 4 cités par CB. : n° 8 et 25 ont été trouvés à l’occasion de l’ouverture d’une route près de Timbriada ; n° 14 lors du creusement d’un canal au sud de Sofular ; n° 7 près de Bağıllı et n° 34 à Yakaafşar, deux villages situés sur le territoire de Timbriada[2]. En quantifiant la distribution selon les musées, on s’aperçoit que l’écrasante majorité des documents a été déposée au musée d’Isparta (34 nos contre 3 pour Konya, 1 pour Yalvaç et 1pour Alanya). La provenance régionale est donc marquée, mais doit-on tout attribuer au territoire de Timbriada ? La question de la dispersion des documents n’est pas vraiment traitée. Elle est certainement le fruit du commerce des antiquités, mais elle est aussi liée au remploi des stèles, non pour des besoins architecturaux, mais par souci d’ornementation et de conservation. C’est le cas des stèles ornant la fontaine de Terziler ou le mur d’une des maisons de ce village, ou encore celles de Yakaafşar conservées sur la façade de la maison de l’instituteur B. Karakoç[3]. De tout cela, CB. n’extrait que le seul n° 34. Elle peut aussi être liée, dès l’antiquité, à la diffusion des ateliers, qui pourvoyaient à la demande d’une clientèle dispersée dans les massifs montagneux de la région. C’est le cas des hauts plateaux de Senitli sur lequel nous reviendrons. Ainsi, la stèle trouvée à Gelendost (n° 42), celles provenant sans doute de Bağcık, près de Sarıidris (n° 9 et peut-être n° 12), indiquent une diffusion au nord de Timbriada dans le massif de l’Anamas Dağ. Celle marquée comme provenant de Seydişehir (n° 40) souligne les liens avec la région au sud‑est du lac de Beyşehir.

Dans ce corpus du chapitre 2, on relève exactement 25 documents anépigraphes et 19 inscrits. Leur distribution selon la langue employée montre que 11 sont attribuables au « pisidien », 7 sont grecques, 1 incertaine (n° 24). Les stèles votives représentant Cybèle assise entre 2 lions sont bien décrites dans ce catalogue, mais ne peut-on pas se demander, à cause de leur style et de leurs dimensions quasi‑identiques, si elles ne viennent pas d’un même atelier local ? Elles devraient aussi être mises en relation avec la forte présence de ce culte sur le territoire de Timbriada. Outre la représentation de Cybèle sur une monnaie de la cité frappée sous Septime Sévère, le culte de Meter Theôn Veginos est bien attesté par l’épigraphie et par des stèles votives dans le sanctuaire de Zindan Mağarası[4]. Un autre sanctuaire consacré à Meter Oreia existait sur le territoire de Timbriada comme le prouve une dédicace sur un autel consacrée à la déesse trouvé près du village de Bağıllı[5].

Dans les descriptions des reliefs, CB. décrit les vêtements portés par les hommes et les femmes. Même s’il a parfois de petites bottes, l’homme est le plus souvent drapé dans son himation, et il en va de même pour la femme qui porte le chiton et l’himation dont elle se voile la tête. Mais ce qui n’est pas souligné, c’est que ces stèles, tout comme celles de Terziler et de Yakaafşar laissées de côté, renvoient à une mode vestimentaire selon les normes gréco‑romaines[6]. Les arcs, les pilastres et les chapiteaux corinthiens indiquent un décor gréco-romain (n° 12 et 36 à 44 par exemple). Certes, les stèles représentent aussi des soldats et des bergers[7], mais il est clair que cette population est sensible à la culture hellénique.

Le contexte géographique aurait dû être pris davantage en compte. Le centre civique de Timbriada a fait l’objet de destruction, mais il est localisé avec certitude. Sur le territoire de la cité, dont les terres cultivables ne se limitent pas à la plaine de Yılanlı contrairement à ce qui est rapidement affirmé[8], se trouvaient non seulement des sanctuaires comme ceux évoqués ci-dessus, mais aussi des villages : celui de Tynada et celui situé sur les hauts plateaux de Senitli. Tous deux témoignent par l’architecture et l’épigraphie d’une pénétration de l’hellénisme que CB. laisse dans l’ombre[9]. À Tynada, près du village de Terziler, deux inscriptions latines montrent également l’influence des colonies romaines proches[10]. Il ne s’agit pas de nier la forte présence d’une culture pisidienne, mais cette région était plus ouverte et bigarrée que ne le décrit CB.

Concernant le groupe Sud, l’auteur renvoie pour les inscriptions de Kesme à l’inventaire épigraphique de Th. Drew-Bear 2006, introuvable dans la bibliographie[11]. Pourquoi avoir fait silence à ce sujet sur une publication récente que l’auteur connaît et où sont évoqués le site archéologique de Kesme, les inscriptions grecques et les 2 inscriptions de langue pisidienne trouvées l’une par Th. Drew-Bear, l’autre par nos soins et ceux de M. Özsait devant le çay evi du village[12] ? La question de l’appartenance de cet espace au territoire de Selgé posée dans cet article, mais aussi à propos du démos des Moulasseis[13], pouvait être rappelée, plutôt que d’indiquer plusieurs fois sommairement une appartenance « probable » qui ne va pas de soi. Dans cette région montagneuse traversée par l’Eurymédon dans un étroit canyon, où la circulation nord-sud est difficile, les communautés ont pu conserver une autonomie politique. Il est frappant d’y trouver un lieu d’assemblée comparable à celui découvert à Malos (Sarıidris) dans l’Anamas Dağ[14]. En revanche, il est certain que cette région était tournée vers le sud et a connu l’influence culturelle de la Pamphylie. Le fait est bien démontré par CB. avec l’emploi dans ces inscriptions des digammas, l’un classique, l’autre pamphylien. Mais la région de Timbriada, relativement ouverte sur la vallée de Kovada et le lac d’Eğirdir à l’ouest, pouvant relier le lac de Beyşehir sans grande difficulté à l’est, et au contact avec le territoire d’Adada au sud, doit être différenciée de la zone du cours moyen de l’Eurymédon tournée vers la Pamphylie. Dans la première, les zones de basse altitude et de plaines furent rapidement maîtrisées par la colonisation gréco-romaine, tandis que les montagnes environnantes restaient des conservatoires de la culture traditionnelle. La seconde, à cause des difficultés de circulation, ressemble davantage à un isolat : dans cette zone refuge dans laquelle la pénétration de l’hellénisme fut tardive, les traits de l’écriture pamphylienne qui avait disparu plus au sud au tout début de notre ère, furent conservés jusqu’aux IIe-IIIe siècles.

Dans sa conclusion, CB. appelle de ses vœux un examen attentif de l’ensemble de l’épigraphie du district, malheureusement peu abondante, ajoute-t-il. En fait, en mobilisant la bibliographie récente, cet examen aurait pu être en partie réalisé tant du point de vue épigraphique qu’archéologique.

Guy Labarre

[1]. Voir G. Labarre, « Distribution spatiale et cohérence du réseau colonial romain en Pisidie à l’époque augustéenne » dans H. Bru, G. Labarre, G. Tirologos éds, Espaces et territoires des colonies romaines d’Orient, Besançon 2016, notamment p. 52‑58 sur la Pisidie et les Pisidiens : images et réalité.

[2]. Le n° 22 pourrait être ajouté à cette liste sur critère stylistique.

[3]. M. Özsait et al., « Timbriada et Tynada », Adalya 12, 2009, p. 204-206 et figs 23 à 36, p. 216‑219.

[4]. B. Takmer, N. Gökalp, « Inscriptions from the Sanctuary of ΜΗΤΗΡ ΘΕΩΝ ΟΥΕΓΕΙΝΟΣ at Zindan Mağarası I », Gephyra 2, 2005, p. 103-113. J. Dedoğlu, « The Sanctuary at Zindan Mağarası in the Light of the New Archaeological Evidence », Gephyra 2, 2005, p. 95-102. Sur les stèles votives, voir p. 98 et fig. 7.

[5]. G. Labarre et al., « Colonisation et interculturalité en Phrygie Parorée et en Pisidie », Epigraphica Anatolica 48, 2015, p. 99 n° 6 et le signalement dans le cimetière de Bağıllı d’un fragment de stèle anépigraphe (h. 42, l. pyramidante 30–25–23) qui montre 2 personnages portant un himation (2 femmes ?) : par le style, il relève du groupe II.

[6]. Voir H. Bru, « Identités culturelles et conformisme social ; sur quelques stèles de Phrygie et de Pisidie septentrionale » dans S. Montel éd., La sculpture gréco-romaine en Asie Mineure. Synthèse et recherches récentes, colloque international de Besançon 9-10 octobre 2014, Besançon 2015, p.165‑176.

[7]. Aux exemples donnés dans l’ouvrage ajoutons Adalya 12, 2009, p. 205 n° 1, n° 5 et p. 206 n° 10 (soldats), et n° 8 (berger tenant une pique et portant un manteau de peau ; à côté, sans doute sa femme vêtue d’un chiton et d’un himation qu’elle porte en voile).

[8]. Sur l’extension du territoire de Timbriada vers le sud, englobant la région de Yuvalı, CB. ne pouvait naturellement pas connaître G. Labarre et al., « Insécurité et rébellion en Pisidie : le témoignage de deux nouvelles fortifications », Res Antiquae 13, 2016, p. 165-182.

[9]. M. Özsait et al., « Nouvelles inscriptions de Senitli yayla », Adalya 10, 2007, p. 205-222. À noter aussi dans cet article le n° 4 p. 209 et fig. 17‑18 p. 220-221 : le relief montre une femme assise à droite de l’homme ; l’inscription donne, selon une flexion toute grecque, les noms anatoliens de [Mo]uas fils de Pigamoas et de sa sœur Anna.

[10]. Sur Tynada, Adalya 12, 2009, p. 98-199 et p. 201-204 et Epigraphica Anatolica 48, 2015, p. 95‑99.

[11]. Th. Drew-Bear, « Forgotten City in Pisidia », I. Uluslararası Beyşehir ve yöresi sempozyumu bildiriler kitabı, 11-13 mayis 2006, Beyşehir-Konya 2006, p. 728-729.

[12]. G. Labarre, M. Özsait dans H. Bru, G. Labarre éds, « Deux sites antiques dans la vallée de l’Eurymédon. Eski Beydili et Kesme », L’Anatolie des peuples, des cités et des cultures (IIe millénaire av. J.-C. – Ve siècle ap. J.-C.), colloque international de Besançon 26-27 novembre 2010, Besançon 2013, vol. 2, p. 258-272.

[13]. M. Özsait et al., « Sites et statuts des communautés en Pisidie : l’exemple des Hadrianoi et des Moulasseis », Adalya 15, 2012, p. 183-189.

[14]. G. Labarre et al., « Trois sites pisidiens : Kapıkaya, Sivritaş, Damla Asarı », Anatolia Antiqua 21, 2013, p. 119-120.