< Retour

ll faut saluer la publication du livre très élégant de Silvia Bussi (SB), qui rend accessible la complexité des problématiques sur la société de la province romaine d’Égypte. Cet ouvrage se compose de cinq chapitres structurés autour de thématiques claires :
1/Les procédures de sélection des groupes d’élite,
2/Le contrôle de l’État sur les contribuables,
3/ Les Romains d’Égypte, 4/L’autoreprésentation des élites dans l’iconographie, 5/Les élites et l’alphabétisation gréco-latine. Ces thèmes sont au coeur de recherches menées par plusieurs équipes de chercheurs au niveau international, en particulier d’équipes françaises, ce qui transparaît implicitement par l’usage du terme d’élites écrit en français dans le titre. Il faut citer en particulier les recherches collectives menées par Joseph Mélèze Modrzejewski jusqu’en 2007 dans le cadre du Séminaire « Papyrologie et droits de l’antiquité » au sein de la IVe section de l’École Pratique des Hautes Études à Paris. SB en fut des années durant une auditrice et une participante assidue lors de ses séjours parisiens. Il faut mentionner aussi les travaux menés – entre autres- par Mireille Cébeillac‑Gervasoni dans le cadre de l’Unité Mixte de Recherches Gustave‑Glotz (Paris) et du Centre de recherches sur les civilisations antiques de Clermont‑Ferrand : Les élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, Rome, 2003 ; Autocélébration des élites locales dans le monde romain, Clermont‑Ferrand, 2004.
Des enquêtes sur les élites provinciales ont été conduites dans d’autres provinces de l’Imperium Romanum. Les historiens disposent donc d’études régionales qui sont autant de sources d’inspiration méthodologique (cf. à titre de simple exemple Élites hispaniques, M. Navarro Caballero et S. Demougin éd., Bordeaux-Paris, 2001). Les chercheurs attachés aux différentes provinces de l’Empire se trouvent confrontés à deux difficultés majeures, en premier lieu l’utilisation même du terme d’élites un « terme commode mais qui recouvre des réalités multiples » (M. Cébeillac‑Gervasoni) qui pose la question récurrente pour les provinces hellénophones de son équivalent grec ; en second lieu celui de l’emploi du mot autoreprésentation qui conduit à la question (parfois insoluble) de la conscience qu’avaient les dites élites de leur rôle au sein de la société. L’une des questions qui se pose partout est aussi de déterminer si cette « romanisation » est venue d’en haut, par une intervention délibérée du pouvoir central, ou si les élites locales (les notables) ont adopté spontanément ces nouveaux modèles. Il faut aussi rappeler cette évidence que les élites ne forment pas toute la population locale, er que la stabilité de ces élites pose elle-même des problèmes qui sont loin d’être résolus. Ces enquêtes sont liées à des débats historiographiques très soutenus, en particulier à celui de la « romanisation » (cf. le dossier des Annales. Histoire, Sciences Sociales, 59e année, n°2 (mars-avril 2004), p. 287-383 à compléter par Mélanges de l’École française de Rome-Antiquité 118/1, 2006, p. 71-79). La thèse de Nicola Terrenato (Italy and the West, Oxford, 2001) est à ce sujet particulièrement intéressante car il insiste sur les élites italiennes qui ont joué, selon ses vues, un rôle central dans le phénomène de « romanisation » en faisant de l’Italie un laboratoire des expériences impériales et donc provinciales de Rome. L’Italie qui fut en somme la première province ouvre un champ de réflexion aux historiens des différentes provinces de l’Occident et de l’Orient. Il est intéressant de souligner que N. Terrenato met en garde contre des interprétations historiques qui s’appuient trop fortement sur un type privilégié de données, les oeuvres architecturales et artistiques, l’épigraphie et les sources littéraires anciennes, les objets humains et les objets produits. Il faut selon lui parvenir à une conception « polysémique et polyphonique ». C’est aussi le point de vue de Patrick Le Roux (Numéro des Annales cité supra, p. 311) : « on ne peut pas privilégier un type de sources », qui note par ailleurs que le temps d’une synthèse sur toutes les provinces de l’empire n’est pas encore venu, et recommande de s’en tenir à des programmes encore spécifiques (Annales, numéro cité supra, p. 310). C’est dans ce contexte stimulant qu’il faut replacer l’enquête de SB qui utilise toutes les sources disponibles, l’épigraphie grecque et égyptienne, les papyrus, les sources littéraires
et l’iconographie.
Le but de l’ouvrage est de montrer comment s’opère la participation, l’association, le coinvolgimento des élites au gouvernement de la province. Le tableau qui est fait est tout à fait convaincant. SB montre bien comment fonctionne l’intégration des élites pérégrines au sein des Cives Romani, et comment s’intègrent au gouvernement de la province ces ordres privilégiés (ordines/tagmata) créés par le statut augustéen de l’Égypte. Ces « classes » se perpétuent par des procédures de sélection rigoureuse. Le déclassement est possible, d’où l’importance des mariages endogamiques qui vont jusqu’à remettre en cause le tabou de l’inceste. Le rôle de ces ordres, métropolites, apo gumnasiou, est d’autant plus central que l’Égypte n’a que trois, puis quatre cités. La mobilité sociale existe par la possibilité pour les élites grecques de la chôra d’accéder à la citoyenneté alexandrine, antichambre de la Civitas Romana. Ce système a assuré la stabilité de la province. On ne compte ni révoltes grecques, ni révoltes égyptiennes. Le seul soulèvement est celui des Juifs, et non pour des raisons sociales, mais messianiques. L’autoreprésentation des élites grecques est un élément d’affirmation de leur identité culturelle, un thème qui est également au coeur de la recherche historique (Cf. le dossier « L’individu et la communauté. Regards sur les identités en Grèce ancinne » réuni par François de Polignac et Pauline Schmitt Pantel dans la Revue des Études Anciennes 108, 2006, p. 6-153). Cette représentation des élites par et pour elle-même est un fait tangible dans l’Égypte romaine : les portraits peints du Fayoum, qui figurent très certainement des métropolites, l’attestent avec éclat. L’identité de ces élites se définit aussi par leur accès à la literacy. Alors que la proportion d’agrammatoi est forte dans la province, on n’en rencontre pas parmi les apo gumnasiou. La paideia grecque a également une fonction sociale : assurer de belles carrières administratives et militaires. Il faut aussi constater la faible implantation du latin. Les élites administrent la province en langue grecque. Cette association des élites locales explique la modestie des arrivées d’administrateurs extérieurs, sauf pour la très haute administration installée à Alexandrie. Les élites égyptiennes trouvent également leur place dans ce système d’association. La classe sacerdotale est privilégiée fiscalement par Auguste. La civilisation égyptienne continue à s’épanouir au sein d’une cohabitation pacifique entre Grecs, Égyptiens et Romains dans une parfaite continuité avec la période hellénistique. Ceci explique l’avènement de la civilisation copte qui représente la dernière strate de la vieille civilisation égyptienne, qui ne disparaîtra qu’avec la conquête arabo-musulmane.
La matière embrassée par le thème des élites est d’une telle richesse qu’il est cependant possible de suggérer d’étendre l’enquête sur tel ou tel point. Un autre trait d’union entre les cultures grecque et égyptienne dans ce milieu, outre la stèle funéraire de Besas fils de Sisois (p. 157) est la coupe de cheveux des éphèbes attestée par le P. Oxy. XLIX 3463 de 58 de n. è. qui pourrait bien procéder d’une double tradition grecque et égyptienne, la mallokouria et la « boucle de la jeunesse » (Cf. Bernard Legras, Cahiers du Centre Gustave Glotz 4, 1993, p. 113‑127) ; la question des institutions d’Alexandrie qui induit celle de la capacité politique des élites alexandrines pourrait être discutée avec les thèses d’Alessandro Moscadi, développées dans son article « Note a P. Lond. 1912 », dans Studi Italiani di Filologia Classica 47 (1975), p. 236‑250 ; l’utilisation des méthodes quantitatives pour mesurer le taux d’inégalité (courbe de Loren et indice de Grani) pourrait sans doute être utilisée pour mieux cerner la présence des élites dans la chôra (Paul Schubert a montré tout leur intérêt dans sa monographie Philadelphie. Un village égyptien en mutation entre le IIe et le IIIe siècle ap. J.-C., Bâle, 2007). Une éventuelle seconde édition devra intégrer l’importante étude conduite par Sofie Remijsen et Willy Clarysse sur les mariages incestueux entre frères et soeurs, une réponse à Sabine Huebner (« Incest or Adoption ? Brother-Sister Marriage in Roman Egypt Revisited », Journal of Roman Studies 98 (2008), p. 53-61), et donner un index des sources.

Ce livre était attendu. Il apporte une synthèse claire, à la fois savante et pédagogique, pour les papyrologues et tous les spécialistes des mondes anciens. Il est désormais la référence indispensable pour notre connaissance des élites, et plus globalement de la société de l’Égypte romaine.

Bernard Legras