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Le « héros tragique », héritage hégélien d’interprétation de la tragédie grecque selon lequel il faudrait y voir un schéma binaire « chœur = collectif ; protagoniste = individu » avec une prééminence du second sur le premier, n’est pas une catégorie pertinente. Claude Calame, directeur d’études à l’EHESS, nous offre plus de deux cents pages d’analyse basée sur les sciences sociales (anthropologie, ethnopoétique), la pragmatique, et de solides bases philologiques et linguistiques, pour comprendre la tragédie en dehors des cadres interprétatifs qui ont souvent fait autorité dans les études classiques. Comment se défaire de la conception du romantisme allemand qui « évacu[e] tous les aspects fondateurs de la tragédie attique comme chant choral » (p.47) ? La caractérisation « lyrique » n’est pas la plus appropriée pour le chant choral tragique, car l’énonciation n’y renvoie pas à l’expression d’émotions « personnelles » : le « je performatif », l’une des clés de l’interprétation de la fonction rituelle du chœur selon Calame, redonne à celui-ci sa place à égalité des autres personnages et nous aide à comprendre pourquoi il est indispensable.

Le prélude méthodologique (p.11-19) dépayse le lecteur en ouvrant sur une sorte de concours musical et dansé au Bali, « une comparaison des plus superficielles » avec le concours des Grandes Dionysies athéniennes. Le sujet du livre, annoncé p.16, est censé se limiter à la dimension chorale de la tragédie, mais le développement des sept chapitres qui suit dépasse cette « ambition modeste » : il s’agit d’une interprétation globale de la tragédie, axée sur l’étude des parties chantées.

Au ch. I, la tragédie se mire dans le miroir (pas si) déformant de la comédie. Aristophane met en scène les poètes tragiques en tant que melopoioi (artisans de chants rituels, p.33-34) : tandis que la définition aristotélicienne de la tragédie nous a habitués à mettre l’accent sur l’intrigue, la comédie considère la tragédie comme un genre de mélos. Après une revue critique de la thèse qui voit en « la » tragédie un rituel sacrificiel (Walter Burkert), l’auteur s’attache à définir, à l’aide de la comédie, ce qu’est la tragoidia : un chant (oide) « fondamentalement » choral. L’autre mot-clé est khoros (p.41) : associé ou non à un verbe (demander, donner/accorder, enseigner, juger, financer, avoir), il est l’élément indispensable – et polysémique (p.42) du vocabulaire technique du concours théâtral.

Au ch. II, l’auteur analyse la définition aristotélicienne pour étudier le lien entre tragédie, culte et rituel. Aristote donne au chœur le rôle de celui qui « agit de concert » (sunagonizesthai) avec les acteurs : selon lui, l’action est importante, le chant passe au second plan. Mais d’un point de vue anthropologique, et si l’on considère les concours musicaux des Grandes Dionysies, la tragédie est non seulement basée sur un acte rituel qui se déroule en son sein, elle est rituel : c’est le chœur qui relie le passé mythique/héroïque et le présent où se déroule le rituel chanté et dansé. L’accent est mis sur le caractère choral du concours, tandis que son insertion au culte de Dionysos dans le sanctuaire athénien pourrait être secondaire (p.33). C’est en tant qu’élément cultuel et fonctionnel plus large qu’il faut interpréter le port du masque (prosopeion, qui couvre le visage, prosopon), ainsi que du costume et des cothurnes. La conclusion de ce chapitre résume le contexte rituel : dionysiaque non exclusif, social, institutionnel et symbolique.

Le rôle polyphonique du chœur est analysé au ch. III, « Polyphonies chorales et tragédie », où il est présenté comme un médiateur entre le passé de la mimésis tragique et le présent de la représentation théâtrale athénienne du Ve s. Quelle est l’identité du groupe choral ? Les statistiques (p.96-97) contribuent à passer outre les simplifications selon lesquelles il représenterait l’opinion ou la communauté civique soumise aux aléas historiques et politiques. Les « trois voix » du chœur, performative, herméneutique et émotionnelle (étudiées plus en détail p.104-105), sont ainsi intégrées dans le déroulement de la tragédie. Cette polyphonie dispense d’une recherche de solutions à des supposées incohérences des parties chantées par rapport à l’action de la pièce, et explique pourquoi les parties chantées ne sont pas en attique. Le sous-chapitre 3, « Polyphonies énonciatives : entre le poète et le public » (p.106-114) répond à la question « qui porte ces voix chorales ? » du point de vue énonciatif. À deux reprises, il est mentionné que cette partie pourrait intéresser seulement les personnes familières de l’analyse du discours, les autres pouvant passer outre. Or l’argumentation de Calame est une sorte de puzzle où chaque pièce est à sa place. Il est presque impossible de la lire de façon sélective, même s’il est vrai qu’on se perd un peu dans la technicité et qu’on s’éloigne du cœur du propos. À la partie 4.2, « double (auto-)référence, dramatique et rituelle », l’auteur s’excuse (p.118) pour cette complexité conceptuelle. Le chapitre se termine par l’exemple de la fin de l’Orestie (p.120-124), illustration de la double référence et autoréférence interne (aux protagonistes) et externe (au public athénien).

Dans les trois chapitres suivants, cette double référence et autoréférence est analysée dans trois tragédies dont le texte nous est parvenu avec le moins de lacunes et d’incertitudes : Eschyle, Perses ; Euripide, Hippolyte ; Sophocle, Œdipe-Roi. Dans les trois cas, la musique du chant du chœur est donnée à entendre grâce à une analyse métrique très précise.

Les Perses (ch. IV) sont « une tragédie largement chorale » (p.125), mais ont aussi la particularité, que Calame souligne pour mieux faire voir les trois voix et le double ancrage temporel du chœur, de se dérouler à Suse, en pays « barbare », de relater des faits historiques récents connus du public athénien (la défaite de Xerxès), et de faire parler et chanter en grec des personnages perses, y compris le chœur formé de conseillers du Grand Roi, mais qui disent « prononcer leurs paroles de déploration en langue barbare » (p.129). Cette intéressante dualité linguistique, l’analyse de la structure strophique (p.132-133), le rôle de Xerxès, mais aussi l’identité d’un chœur qui se dit perse mais s’insère dans l’espace dramatique attique par ses thrènes, enfin cette polyphonie sémantique et énonciative sont les clés d’une interprétation réussie basée sur le fait qu’il n’y a plus ici de héros tragique, mais d’action où s’entremêlent et s’inter-changent personnages et choreutes, Xerxès étant tour à tour le coryphée-chorège et le protagoniste. La voix affective du chœur, « langage émotionnel universel » (p.144) relie identité perse et grecque : les interprétations basées sur une prétendue altérité ne rendent pas compte de cette dualité essentielle à la compréhension des Perses.

L’Hippolyte d’Euripide (ch. V) montre que l’idée, consacrée depuis Aristote, du chœur euripidéen chanteur d’interludes (embolima) doit être reconsidérée. Sont analysés les deux chœurs : masculin (jeunes compagnons de chasse d’Hippolyte) et féminin (femmes adultes de Trézène, lieu où se déroule la pièce), ce dernier étant le chœur principal. La différence d’âge et de sexe des membres de ces deux groupes correspond à chacune des deux divinités rivales au cœur de l’action, respectivement Artémis et Aphrodite. Mais c’est ainsi que se brouille aussi l’identité sexuelle et le statut lié à l’âge : Calame les analyse d’un point de vue de « genre » et démontre que la voix rituelle et performative contribue à réunir les deux groupes en apparence opposés en une sorte d’identité féminine. L’analyse philologique et grammaticale du 3e stasimon (p.164-167), que « le lecteur que cela importunera pourrait sauter » (manière de souligner sa complexité ou facétie érudite ?) donne des arguments en faveur de l’ambiguïté sexuelle ancrée dans l’économie dramatique. Enfin, l’exodos « de Trézène à Athènes » (p.169-172) conclut sur un chœur membre de plein droit de l’action, partageant son chant de deuil avec les spectateurs (le public athénien qui honore Dionysos) et parlant comme un « poète implicite » (p.172), avec sa fonction sociale et culturelle.

Œdipe-Roi n’est pas la tragédie d’un Œdipe éternel, celui du trop célèbre complexe freudien, ni la tragédie la plus parfaite du point de vue du héros-protagoniste et de l’intrigue, comme le veut Aristote. Le ch. VI insiste sur sa « plasticité » en grande partie due au chœur, « protagoniste constant de l’action » (p.177) qui confère à la pièce son caractère rituel et religieux. La dualité spatiale, Thèbes (intrigue)/Athènes (représentation) est présente via la voix performative du chœur qui s’adresse à Apollon : dieu delphique purificateur de Thèbes souillée par le meurtre de Laïos (côté héroïque), mais aussi dieu délien, où se trouve le sanctuaire de la Ligue du même nom (côté hinc et nunc). Le chœur-acteur met en doute son action à travers la question, très souvent commentée, « à quoi bon chanter en chœur ? » (v. 896), étudiée dans la partie 4 de ce chapitre (p.186-191) : la réponse est encore une fois dans la double insertion du chœur, « autorité énonciative de l’acteur prenant part à l’action dramatique et fictionnelle, et […] position sociale du public empirique » (p.188), sans contradiction entre mise en question de sa légitimité et poursuite de son chant en tant que rituel offert à Dionysos. Au sommet de la charge émotive, le kommos entre Œdipe déjà aveuglé et le chœur : en passant de la 2e à la 1re personne, le chœur et le public s’associent « énonciativement », tous deux spectateurs de l’horreur (p.198). Ne regardons plus Œdipe comme le héros solitaire face à son destin : grâce au chant choral, ce destin s’insère dans la conception humaine sophocléenne, sous les yeux du public athénien.

Le ch. VII propose, pour conclure, de « revenir aux origines », à savoir la définition aristotélicienne et la distinction platonicienne entre narration et action mimétique/dramatisation. Ces origines poétiques chorales et rituelles peuvent se trouver dans le dithyrambe de Bacchylide (p.201-205) ou le nome citharodique de Stésichore (p.205-221), dont le fr. 222 Page-Davies = 97 Davies-Finglass est étudié en détail et comparé avec les Phéniciennes d’Euripide, exemple typique de la reformulation du mythe (qui fait partie de la mémoire de la communauté) à la lumière des performances poétiques et rituelles. C’est aussi à Stésichore qu’est traditionnellement attribuée la forme strophe/antistrophe/épode, que l’on retrouve dans la tragédie (p.218) et c’est la parétymologie de son nom (Stési-khoros = celui qui établit un chœur) le rapprochant des stasima (chants du chœur de la tragédie) qui conduit à penser qu’à partir « du chant citharodique, la tragédie attique est institution chorale » (p.219). Même si le chœur de la tragédie ne s’adresse pas directement aux spectateurs, c’est par l’énonciation que ces derniers « délèguent » à celui-ci leur action rituelle et, de ce fait, participent à l’action (sunagonizontai). Action humaine et action ritualisée, offrande musicale et poétique à une divinité du panthéon (non exclusivement à Dionysos) : voilà la tragédie, au terme de ce parcours stimulant que nous offre Calame.

Savant et précis, parfois complexe pour qui n’est pas familier avec la théorie littéraire et la terminologie de l’analyse linguistique, ce livre considère que pour bien analyser la tragédie, il ne faut négliger aucun ingrédient de la célèbre définition aristotélicienne. Une bibliographie détaillée (p.233-249) incite à aller plus loin. Un index aurait été très utile.

Nous regrettons de perdre parfois le fil des références internes, à cause des nombreuses fois où il est mentionné que tel thème fera l’objet d’un réexamen (« nous y reviendrons » et expressions similaires), sans préciser où. L’emploi du terme « indigène » surprend un peu le lecteur non habitué au vocabulaire des sciences sociales, mais a le mérite de ne pas reprendre « grec », généralisation absurde utilisée couramment dans le vocabulaire académique français pour dire « grec ancien », tandis que dans ce même vocabulaire le grec « moderne » bénéficie toujours de sa caractérisation.

Dans tragoidia nous retrouvons le chant, tragoudi (grec moderne)-oide (grec ancien), mot qui a donné odeio(n), école de musique et de chant (grec moderne) ou « sorte de théâtre où se produisent les musiciens » (Souda), « lieu où concouraient (egonizonto) les rhapsodes et le citharodes avant la construction du théâtre » (Hésychius). Calame nous réconcilie avec cet élément qui rend la tragédie moins « tragique », mais lui redonne son sens entier et incite à l’étudier comme un ensemble où chœur et « héros tragique », poète et public, concourent ensemble.

Dina Bacalexi, CNRS Centre Jean-Pépin (UMR_8230)

Publié en ligne le 3 décembre 2018