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Le programme de recherche strasbourgeois consacré à l’emprisonnement dans l’Antiquité (Carcer) au sein de l’UMR 7044 (« Antiquité romaine et chrétienne ») a réuni successivement deux colloques, en décembre 1997 et décembre 2000. Après la publication, en 1999, d’un premier volet plus particulièrement dédié à la République romaine et au Haut Empire, malgré une incursion en direction de la période grecque (à propos de l’emprisonnement pour dettes) et quelques prolongements dans l’Antiquité tardive, c’est délibérément au coeur de ce dernier territoire que s’inscrit la présente livraison, qui s’aventure même au-delà jusqu’à l’époque médiévale, avec la France des XIIIe-XVe siècles, et une attention particulière réservée au christianisme ancien. Seize communications réparties en trois grandes sections, une très brève introduction (p. 5) et des conclusions qui prennent en compte les deux volumes publiés (p. 257-260) composent ce volume. L’ouvrage se termine par un index des sources anciennes (littéraires, juridiques et papyrologiques), des termes grecs et latins (p. 261-279) et un cahier de dix illustrations tirées de manuscrits médiévaux représentant des emprisonnements, des visites aux prisonniers, des évasions (p. 285‑292). — Trois thèmes structurent la matière des communications prononcées lors du colloque. Dans un premier temps, ce sont les formes juridiques et les lieux d’enfermement qui ont été envisagés (p. 7-108). Sept sujets avaient été retenus qui permettent d’aborder des espaces et des sources différents. Les oeuvres d’Ammien Marcellin et de Libanios sont analysées selon deux angles d’approche complémentaires. A. Chauvot relit les Res gestae d’Ammien (p. 33-40) dans le dessein d’éclairer l’attitude impériale à l’égard de la prison que met en relief l’historien : la figure du prince Constance II en geôlier d’un empire enchaîné, et celle non moins riche d’un exécuteur des basses besognes, l’énigmatique Paul Catena. M. Mater établit la topographie des lieux d’enfermement à Antioche à partir des discours de Libanios (p. 53-69), tout en soulignant les qualités de philanthropia de ce dernier qui transparaissent à la lecture de son oratio « réformatrice » 45. G. Traina nous entraîne au-delà du limes et expose les connaissances que l’on a des « forteresses de l’oubli » de l’Empire sassanide (p. 93-108), en confrontant les quelques données romaines aux riches sources arméniennes. Plusieurs articles abordent des points du droit romain concernant les condamnés, soit à la deportatio in insulam – B. Santalucia s’intéresse aux répercutions patrimoniales de telles condamnations, l’interdictio aqua et igni n’entraînant pas de conséquences similaires (p. 9-19) –, soit à l’opus publicum ou le metallum – H. Huntzinger a choisi de se concentrer sur l’aspect carcéral des travaux forcés et en profite pour distinguer très nettement metallum et opus metalli (p. 21-32). Une étude fondée sur la documentation papyrologique reprend le thème de la contradiction de la société égyptienne tardo-antique à propos des formes de détention et de privation de liberté (A. Marcone, p. 41‑52), en traitant des prisonniers privés et de la prison. Une longue analyse de la novelle 134 de Justinien par A. Lovato (p. 71-92) qui, en 30 chapitres précédés d’une préface, aborde des questions très hétérogènes (bureaucratie d’état, droit privé, adultère et mutilation corporelle), permet de mettre en situation la finalité de l’oeuvre normative de l’empereur byzantin. Une deuxième partie intitulée « Vivre, souffrir, penser en prison » (p. 109-168) aborde sur le temps long, en cinq étapes, du IVe au XVe siècle, l’expérience de la prison, de la déchéance à la gloire, en mots et en images. Le poète Dracontius et le philosophe Boèce font l’objet de deux études analysant les oeuvres de ces contemporains ayant vécu une incarcération, fatale pour le second. Le poeta inclusus est étudié par E. Wolff (p. 123-128) qui relève toutes les allusions à la prison : les motifs de la condamnation peu clairs (la querelle entre ariens et nicéens ?) font écho à l’expérience d’Ovide dont le souvenir des Tristes est ici très présent. La lecture suivie de la Consolation de (la) philosophie permet à V. Zarini (p. 129‑141) d’évoquer captivité physique et morale et les rapports envisagés avec la liberté, le « corps-prison » appartenant tant au registre néoplatonicien qu’au registre chrétien. On peut dès lors mettre en regard l’exposé de P. Pavón consacré aux poenae carceris au IVe siècle (p. 111-122) et l’enquête sur « la liberté dans la prison » proposée par C. Bertrand-Dagenbach (p. 143-149). En effet, les souffrances endurées lors de l’incarcération peuvent être libératrices et le thème du corps- prison de l’âme irrigue la littérature antique, depuis l’expérience carcérale de Socrate. La souffrance endurée est tout autant physique (la faim, la promiscuité, les maladies, le manque d’hygiène, les tourments et vexations et la mort) que morale (la peur, le désespoir). Elle peut être libératrice, tout comme l’exil, même si la dignitas des personnes incarcérées s’avère un frein à toute libération pour un aristocrate romain. Une dernière enquête exploite les données d’un corpus documentaire tout à fait remarquable, les enluminures médiévales (B. Morel, p. 151-168). On peut décrire le tombeau de pierre qu’est la prison, s’intéresser à la condition du prisonnier bénéficiant de la sollicitude des saints et des chrétiens jusqu’à sa libération. Une troisième partie concentre le propos sur les relations quatre étapes, de saint Paul à Grégoire de Tours (p. 169-255). J.-M. Salamito part de l’expérience carcérale de Paul pour établir l’acte de naissance de la souffrance chrétienne (p. 171-183). Ont été retenues les Épîtres aux Philippiens, à Philémon, aux Éphésiens et 2 Timothée. La prison est dégradante, mais la souffrance est valorisante et cette expérience peut être proprement religieuse. La réflexion est prolongée par la prise en compte des Actes apocryphes des Apôtres des IIe-IIIe s. (André, Jean, Paul, Pierre et Thomas) et des IVe-Ve s. (Martyre de Matthieu, Actes d’André et Matthias). Il s’est agi de relever les expériences carcérales et leur usage théologique et spirituel (J.-M. Prieur, p. 185-200). Enfin, ce sont les témoignages sur l’incarcération des Apôtres, leur martyre, les libérations miraculeuses chez Jean Chrysostome, saint Ambroise, Paulin de Nole, Cyrille d’Alexandrie, saint Augustin ou Grégoire de Tours, entre autres, qui sont mis à profit par V. Neri (p. 243-255). Une enquête minutieuse s’interroge sur l’influence chrétienne dans les textes législatifs des IVe‑Ve siècles, de Constantin à Théodose II (Y. Rivière, p. 201-241). On s’accordera avec l’a. pour replacer le droit criminel romain dans son époque, à savoir un empire où les chrétiens sont plus nombreux, les institutions de l’Église renforcées, le rôle de l’Évêque prépondérant, où la prison persécutrice des premiers siècles est devenue à parité la responsabilité des autorités civiles et épiscopales, l’assistance aux démunis, la protection des pauvres définissant un nouvel horizon moral. — Je conclurai cette brève recension en soulignant la diversité des apports des deux volumes consacrés au carcer, excellents outils de travail (cf. les indices) et de réflexion pour les historiens du monde romain classique et tardif, et au-delà tout observateur des réalités politico-sociales : un pouvoir peut s’exercer par la contrainte comme par la clémence, l’enfermement prend des formes concrètes, légales, et un sens métaphorique que philosophes et religieux méditent, par-delà la césure du christianisme, comme norme et prise de conscience de la place de l’homme dans la cité, terrestre et universelle.

Stéphane Benoist