< Retour

Le présent ouvrage est le résultat du travail de thèse de Naomi Carless Unwin (ci‑après NCU), effectuée à l’Université College London et soutenue en 2013. Le titre de l’ouvrage pourrait amener à penser qu’il s’agit d’une étude portant sur la Carie et la Crète et les interactions entre ces deux régions durant l’Antiquité. L’objectif de ce livre est en réalité de comprendre ce que recouvre la notion d’identité carienne en s’intéressant particulièrement aux liens et connexions établis entre les populations anatoliennes et égéennes. Vaste et complexe sujet à traiter compte tenu des sources à disposition, souvent fragmentaires, et des nombreux transferts culturels que la Carie a connus au cours de son histoire. Il est donc ambitieux, pour ne pas dire impossible, de proposer en deux cents pages non pas une définition, qu’il serait impossible de déterminer tant l’identité carienne est évolutive selon les contextes géopolitiques et les époques, mais une synthèse de ce que les contacts entre Cariens et Crétois révèlent de la culture carienne et de la réception qu’en avaient les Cariens eux‑mêmes. Dans cette optique, NCU a su rester prudente tout au long de ses analyses, peut-être à l’excès. Le point de vue de l’auteure est ainsi parfois imperceptible dans ses conclusions, effacé derrière les hypothèses de ses collègues et prédécesseurs sur la question.

L’introduction explique la démarche scientifique de l’auteure. Son approche est pertinente, prenant en compte toutes les sources historiques afin d’analyser les mythologies, les cultes et les toponymes du sud-ouest anatolien, entre l’Âge du Bronze et l’époque hellénistique. Il s’agit ainsi de tenter de comprendre les connexions entre la Carie et la Crète et de mettre en lumière la complexité et la mixité culturelle, anatolienne et grecque, qui ébauchent les contours du concept d’identité carienne. NCU présente en premier lieu les origines crétoises mythiques des Cariens, qui, précise-t‑elle à juste titre, ne renient pas pour autant leurs racines anatoliennes : malgré un haut degré d’hellénisation, notamment au IVe siècle a.C. sous la dynastie des Hécatomnides, on observe par exemple un maintien de la langue carienne en parallèle du Grec, devenu langue officielle, et une identité locale toujours marquée et revendiquée.

La mythologie donne ainsi un rôle à la Crète dans les légendes de fondation liées à la Carie. Hérodote, Thucydide et Strabon expliquent que les Cariens, sujets du roi Minos, seraient venus des îles de la mer Égée pour s’établir sur le continent[1]. De telles légendes de fondation, associant les Cariens à l’illustre civilisation minoenne, leurs donnent indéniablement des origines prestigieuses et grecques. NCU souligne cependant que la présence d’éléments crétois dans la culture carienne semble trop importante pour n’être qu’un prétexte à un prestige historique. En effet, le culte de Zeus Krètagénès est connu dans les cités d’Amyzon, Eurômos, Mylasa et Olymos, la présence de Crétois établis en Carie est avérée, notamment à Eurômos, et plusieurs décrets de Mylasa rapportent que la cité et l’île entretenaient des liens privilégiés.

Ces éléments seraient plus volontiers les témoins de la mobilité des populations cariennes et crétoises qui ont été en contact au moins dès l’Âge du Bronze. Ces échanges se sont faits naturellement grâce à la proximité géographique des deux peuples, à leur emplacement stratégique, sur une route maritime connectant les ports du sud-ouest égéen et anatolien. Au IVe siècle, Mausole étend ainsi la satrapie de Carie dans les îles, Rhodes, Cos et jusqu’à Chios, conscient des intérêts économiques que cette influence sur les routes maritimes représente.

La question de la labrys, sujet fondamental dans la compréhension identitaire de ces deux civilisations, est également traitée dans l’introduction. Les travaux des spécialistes qui se sont intéressés aux contacts entre l’Égée et l’Anatolie sont résumés ici. Cette connexion entre la Crète et la Carie passerait, selon eux, par le symbole de la double hache. M. Mayer propose le premier un lien étymologique entre le mot lydien labrys et le mot grec labyrinthe. Cette hypothèse, remise en question aujourd’hui, fait suite à la découverte de nombreuses bipennes par A. Evans lors de fouilles archéologiques en Crète, à Cnossos en particulier, pour qui elles symbolisent irrévocablement la connexion entre l’Anatolie et la Crète. Cette notion d’un lien culturel primitif entre ces deux régions a ainsi influencé les premières recherches sur les civilisations minoennes et mycéniennes. C’est notamment ce qui a conduit A. Persson à entamer des fouilles à Labraunda, sanctuaire du dieu à la double hache en 1948 afin de prouver le lien linguistique et culturel entre la Carie et la Crète. Pourtant, les labrys crétoises disparaissent aux alentours du Xe siècle a.C. tandis que celles de Labraunda datent essentiellement du IVe siècle a.C. Au-delà des incohérences chronologiques de cette hypothèse, NCU souligne avec pertinence que ce symbole a beau être commun à la Carie et à la Crète, il peut avoir des variétés de sens dans des contextes différents : la réception et le développement de la labrys dans ces deux régions doivent donc être distincts. Il est à notre avis fort dommage que ce vaste sujet n’ait pas fait l’objet d’un chapitre car il s’agit d’un élément central dans la compréhension de l’identité carienne qui mériterait d’être davantage développé que ce que propose l’auteure dans son introduction. Il est également très regrettable que NCU n’évoque pas dans cette partie de son argumentation le dieu du tonnerre hittito-louvite Tarhunt, dont l’attribut est la double hache et qui a très certainement été assimilé à de nombreux Zeus en Carie et, plus généralement, les origines anatoliennes de ce symbole.

Tous ces éléments crétois présents en Carie témoignent donc des échanges entre les deux populations, suite à la mise en place de différents types de réseaux mais il est souvent difficile d’en déterminer les circonstances et le nombre. Ils ont en tout cas participé à l’élaboration de l’identité carienne issue d’une mixité gréco‑anatolienne.

Le chapitre 1 est consacré à la notion d’identité carienne. NCU la traite avec prudence en employant des guillemets dès le titre, « Articulating a ‘carian’ identity » et admet immédiatement qu’il est difficile de définir un ethnos carien. Il est en effet impossible d’envisager une conception unifiée de l’identité carienne tant elle est le fruit de mixités culturelles, variables entre la côte et les hautes terres et d’une époque à l’autre. Autre difficulté, celle des sources, qui sont presque exclusivement grecques et souvent tardives, ayant ainsi tendance à dresser un portrait stéréotypé des Cariens considérés comme non‑Grecs, eux qui parlent une autre langue. Le verbe karizein est ainsi employé en Grec pour désigner quelqu’un qui parle de façon barbare, c’est-à-dire comme un Carien. La langue est donc un élément clé dans la définition de l’identité, comme le souligne l’auteure. Malgré la domination du Grec à partir du IVe siècle, la Carie ne perd pas ses particularismes locaux, comme en témoigne le maintien de la langue carienne. Au contraire, la carianisation, sous forme de koina par exemple, est utilisée afin de forger une unité au sein de la communauté.

Il est cependant dommage que l’auteure n’insiste pas sur l’évolution géopolitique de la Carie et de ses frontières. La délimitation géographique est très succinctement évoquée et NCU ne prend pas la peine d’expliquer au lecteur quelle aire géographique elle a choisi d’étudier et pour quelle raison. Un chapitre de son ouvrage est ainsi dédié à Milet, cité plus volontiers identifiée comme ionienne, même si plusieurs populations s’y succèdent et s’y mêlent, dont notamment les Cariens. Par ailleurs, une sous-partie consacrée à la politique hécatomnide, en particulier celle de Mausole, aurait été plus que bienvenue. En effet, le satrape redéfinit les frontières de la Carie en étendant son territoire et participe à l’élaboration d’une nouvelle identité régionale, cario-hellénique, comme en témoigne le sanctuaire de Labraunda qu’il réaménage entièrement ou son ambitieux projet de tombe monumentale construit dans sa nouvelle capitale, Halicarnasse.

Dans le chapitre 2, il est question du rôle joué par la Crète dans les mythologies de Carie. Les mythes sont utilisés pour articuler et légitimer une identité dans le présent. Plusieurs versions sont donc connues dans un même groupe. Exploitant le matériel littéraire, l’auteure rappelle qu’il n’est pas possible de savoir à quel point les versions des auteurs anciens correspondent aux mythes préservés dans la mémoire des membres de la communauté. Il s’agit bien souvent de mythes de fondation permettant aux cités, notamment celles qualifiées de « barbares » par les Grecs, de se donner un lignage prestigieux et hellénique. NCU examine les différents récits mythologiques associant la Crète et la Carie sans oublier de souligner la coexistence des mythes d’origine crétoise avec l’introduction d’établissements indigènes. Les analyses de l’auteure et les questions soulevées sont justes. Elle n’oublie pas de rappeler qu’à l’époque hellénistique notamment un changement de réception des mythes s’opère. Mais la réflexion n’est pas toujours illustrée par des études de cas concrètes, à tel point qu’on a souvent l’impression que NCU définit des concepts plus qu’une réalité.

Le chapitre 3 est annoncé comme étant une étude de cas de la cité de Milet, témoignage intéressant puisqu’il fournit des sources archéologiques depuis l’Âge du Bronze. Or, il s’agit plutôt d’un chapitre traitant des contacts entre Minoens, Mycéniens et Hittites plus que sur Milet elle-même. Cette approche n’en n’est pas moins séduisante mais on comprend mal pourquoi l’auteure n’a pas choisi de développer, au même titre que Milet, le cas d’Iasos, également évoqué dans cette partie et tout aussi important. L’organisation de ce chapitre n’est donc pas très claire et l’ensemble des questions abordées reste souvent trop général. Il est par ailleurs difficile de proposer des conclusions satisfaisantes car il n’est pas toujours possible d’identifier clairement des particularismes cariens dans les sources archéologiques de
cette époque.

Les rapports diplomatiques et commerciaux entre la Crète et la Carie à l’époque hellénistique sont traités dans le chapitre 4. NCU se focalise essentiellement sur les données épigraphiques, en s’appliquant à présenter le texte grec et sa traduction tout au long de son développement, rendant ainsi la lecture et la compréhension très appréciables pour n’importe quel lecteur. Les sources épigraphiques révèlent de nombreuses proxénies crétoises en Carie, très bien synthétisées par le tableau n°1, p. 127-129. Il est associé aux cartes n°5, 6 et 7 qui permettent de visualiser clairement et rapidement la répartition de ces proxénies et la mobilité des Crétois dans le monde Égéen et Méditerranéen. Cependant, ce type de récompenses ne peut être à lui seul révélateur de l’ensemble des interactions entre les deux peuples. Il est par ailleurs dommage que les sources épigraphiques et numismatiques ne soient pas clairement distinguées dans la présentation du tableau.

L’auteure présente également dans cette partie vingt-trois décrets de Mylasa votés dans des cités crétoises et vraisemblablement exposés dans le sanctuaire de Zeus Osogôs. L’ensemble du corpus est présenté dans l’Appendice 2, accompagné de lemmes et d’apparats critiques. On regrette également que ce riche et beau dossier ne fasse pas l’objet d’une partie à part entière, comme Milet et Magnésie.

Le chapitre 5 aborde l’histoire de Magnésie du Méandre. Cette partie se focalise sur la réception civique du mythe crétois dans le contexte historique de la cité. Là encore, NCU ne traite pas que du cas magnète, perdant le lecteur dans des développements parfois redondants, notamment sur les questions de mythologies déjà mentionnées dans le chapitre 2. L’approche générale reste toutefois intéressante : l’auteure tente de comprendre le processus de création du passé, qui, conclut-elle, a probablement été inséré au mythe originel à l’époque hellénistique. Les contacts entre la Crète et la Carie sont incontestablement une opportunité d’assimilation mais aussi de cristallisation du sens de leur identité.

Enfin, le chapitre 6 se focalise sur les mobilités religieuses, à travers notamment l’exemple de Zeus Krétagènès dont le culte est attesté dans quelques cités cariennes entre la fin du IIIe siècle et le début du IIe siècle a.C. Si le caractère crétois du dieu est indéniable, la nature de son culte reste difficile à établir. Après avoir dressé un récapitulatif de l’ensemble de la documentation épigraphique sur la question, NCU évoque le contexte politique de l’époque afin de comprendre quel est le lien, traditionnellement établi, entre les Séleucides et le culte de ce dieu en Carie. L’étude se porte en particulier sur la cité d’Eurômos pour laquelle la présence crétoise est la mieux décelable, grâce notamment à un décret sur les réformes institutionnelles de la cité évoquant des kosmoi, magistrats crétois. La conclusion de l’auteure est plutôt convaincante, expliquant que le culte du dieu est certainement plutôt lié à la présence de communautés crétoises dans la région, notamment des mercenaires établis suite à l’implantation de garnisons par Philippe V puis par Antiochos III, et non pas spécifiquement introduit par les rois hellénistiques eux-mêmes dont le lien avec la Crète est loin d’être évident.

L’auteure ne propose pas de véritable conclusion à l’ouvrage mais des remarques générales sur les questions abordées dans les six chapitres. Elle dresse également un rapide bilan sur les difficultés méthodologiques rencontrées dans le traitement de ce sujet : définir l’identité carienne est une tâche complexe dans la mesure où l’identité n’est pas un élément statique et qu’elle ne peut pas être résumée qu’à la langue ou à la géographie. La réception des mythes d’origine crétoise n’est ainsi pas uniforme partout en Carie. Leur étude dans le contexte régional permet toutefois de déceler des fonctions sociales et révéler certains aspects de la perception qu’en avaient les Cariens. Toutes ces traces d’interactions entre la Crète et la Carie sont donc les témoins des mobilités des populations dont sont issus des assimilations et des conservatismes culturels en perpétuelle évolution.

Du point de vue éditorial, il est appréciable que les illustrations soient présentées tout au long de l’argumentation, associées aux thématiques qui les concernent. Les tableaux et les cartes facilitent la lecture et la compréhension de certaines questions traitées. Cependant, la carte n°2 p. 35 présente un fond de carte montrant des traits de côte de l’époque impériale à l’embouchure du Méandre. Il est dommage de ne pas avoir utilisé le fond de carte d’O. Henry. Il faut saluer la présentation des textes grecs avec, presque systématiquement, une traduction permettant ainsi au lecteur de s’y retrouver dans la réflexion de l’auteure, quelle que soit sa maîtrise des langues anciennes. Cette attention n’a toutefois pas été portée à l’Appendice 2 rassemblant le « dossier crétois » de Mylasa. Bien que la plupart des textes soient fragmentaires et qu’il serait ainsi difficile de proposer des traductions, de brefs commentaires sur le contenu auraient été les bienvenus.

L’organisation générale de l’ouvrage manque ainsi de pertinence et de clarté. On comprend mal pourquoi deux chapitres ont été consacrés, d’après leurs titres, à Milet et à Magnésie, alors qu’aucun n’est dédié à Mylasa/Labraunda. Pourtant, bien d’autres exemples au milieu d’un grand nombre de généralités sont abordés dans les études de cas milésiennes et magnètes. Si l’ensemble des thématiques abordées et la démarche scientifique sont intéressantes, le plan général de l’ouvrage est peu convaincant, voire parfois répétitif. Les choix opérés sont tantôt chronologiques, tantôt thématiques. Il n’y a pas de véritable conclusion mais plusieurs petites synthèses des différents chapitres, rendant l’ensemble redondant.

La bibliographie est riche mais il manque notamment les références aux travaux de Christina Williamson pour l’étude de la mixité culturelle en Carie et du rapport entre la cité de Mylasa et de son sanctuaire de Labraunda[2].

Cet ouvrage est donc une synthèse utile qui actualise la réflexion autour de la question des interactions entre la Carie et la Crète. Cependant, à travers cette problématique, c’est surtout la notion d’identité carienne qui est au cœur des interrogations car elle est le résultat de diverses influences, notamment crétoises. On regrette ainsi que l’auteure ne propose pas une analyse plus aboutie de la question, au-delà de la stricte association avec des éléments crétois.

Joy Rivault, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius

[1]. Hérodote 1.171 ; Thucydide 1.4 ; Strabon 14.2.27 et 12.8.5.

[2]. Voir C. G. Williamson, City and Sanctuary in Hellenistic Asia Minor. Constructing Civic Identity in the Sacred Landscapes of Mylasa and Stratonikeia in Karia, PhD thesis, Groningen 2012 ; Id., « Karian, Greek or Roman ? The layered identities of Stratonikeia at the sanctuary of Hekate at Lagina », TMA jaargang 25, n° 50, p. 1-6, 2013 ; Id., « Labraunda as Memory Theatre for hellenistic Mylasa Code switching between Past and Present ? », Herom 2, 2013 ; Id., « A Carian Shrine in a Hellenising World : The Sanctuary of Sinuri, near Mylasa » dans Between Tarhuntas and Zeus Polieus. Cultural Crossroads in the Temples and Cults of Graeco-Roman Anatolia, Louvain-Paris-Bristol 2016 , p. 75-99.