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L’œuvre de l’apologiste Arnobe présente un très grand intérêt documentaire pour l’historien de la religion romaine : l’Adversus nationes est riche d’indications précieuses sur le paganisme contemporain, et il arrive même sur certains points qu’il soit notre source unique. Or, tandis que le christianisme d’Arnobe a été bien étudié, sa contribution à notre connaissance du paganisme n’avait donné lieu jusqu’ici qu’à des études partielles et limitées. C’est ce manque que vient combler l’étude de Jacqueline Champeaux, dont le propos est de reconstituer et de mettre en perspective la description que donne Arnobe du paganisme de son époque. Car il y fallait une reconstitution, et qui n’allait pas de soi. D’abord parce que la description arnobienne n’a rien de méthodique, mais s’offre émiettée au fil de développements fragmentaires, voire contradictoires. Mais aussi, et plus encore, parce que le projet de l’apologiste est de discréditer cette religion traditionnelle dont il s’est détaché : l’Adversus nationes, prévient J. Ch. (p. 12), « n’est pas une encyclopédie : c’est un réquisitoire ». Pour reconstituer l’univers païen dont Arnobe est pour nous le témoin, il faudra donc tenir compte de cet éclairage délibérément et savamment partial, de cette intention polémique qui soutient chacun des développements de l’apologiste. D’où le sous-titre du livre de J. Ch., « Religion, mythologie et polémique ».

Ce gros ouvrage est fait de cinq parties et onze chapitres. La première partie traite de l’image que donne Arnobe de Jupiter (p. 21-78, chap. 1 et 2) ; la deuxième (p. 79-148, chap. 3 et 4), de la familia divine, parcourue par ordre de proximité décroissante avec le roi des dieux. La troisième partie (p. 149-236, chap. 5, 6 et 7) dégage le « regard », bien entendu péjoratif, que jette Arnobe sur la nature des dieux païens. La quatrième partie (p. 237-327, chap. 8 et 9) s’attache aux éléments du culte : temples, statues, sacrifices. La cinquième partie enfin (p. 329-384, chap. 10 et 11) compare la conception arnobienne des dieux à celles des diverses écoles philosophiques antiques, avant que, dans le dernier chapitre, J. Ch. ne tente quelques hypothèses sur l’itinéraire spirituel qui conduisit Arnobe à la conversion. Le livre s’achève sur diverses annexes : illustrations (p. 387-394), bibliographie sélective (p. 395-403), indices (index des citations du texte d’Arnobe, index des auteurs anciens, index dit « général » où figurent surtout des noms propres antiques mais aussi quelques notions).

Tout au long de cette étude, J. Ch apparaît forte à la fois de sa compétence d’historienne du paganisme et de sa familiarité avec le texte d’Arnobe (qu’elle cite abondamment dans les notes, à la fois en latin et avec traduction française, ce qui est commode pour le lecteur, surtout tant qu’il n’existe pas encore en France d’édition complète de l’apologiste). Pour chaque dieu, elle fournit un dossier exhaustif du matériel arnobien, qu’elle assortit de nombreux commentaires partiels de tel passage ou telle phrase, cela avec une érudition sans failles. Ainsi il lui arrive à l’occasion de corriger les assertions d’Arnobe. Par exemple, Arnobe attribue à Jupiter une maîtresse nommée Hypérion, dont il aurait eu Hélios : en fait, J. Ch. montre (note 13 p. 26) qu’il a mal lu sa source, le ND de Cicéron, où il était question du Titan Hyperion, père d’Hélios. On peut mentionner aussi l’excellent dossier relatif au traitement qu’Arnobe fait subir au mythe complexe de Baubo (p. 119-123), « que, comme nous, il peine à comprendre », mais qui offre à l’apologiste l’occasion d’accumuler les détails graveleux et donc dépréciatifs. Les exemples seraient très nombreux de la façon dont J. Ch. éclaire voire dément les assertions d’Arnobe, détrompant le lecteur qui, moins compétent qu’elle, se laisserait prendre à sa polémique.

Elle corrige aussi certains préjugés tenaces des commentateurs modernes. Ainsi (p. 129-131), elle récuse la présence chez Arnobe du « Saturne africain » qu’a voulu y voir M.B. Simmons, sous l’influence de Marcel Leglay : « Le Saturne d’Arnobe me paraît entièrement et exclusivement gréco-romain » (p. 130). Et plus largement, elle montre qu’il y a peu d’éléments religieux africains chez Arnobe. Cela est délibéré : Arnobe veut donner à son apologie une visée universelle, et il doit donc s’attaquer au paganisme gréco-romain dans sa généralité (p. 146).

L’un des problèmes qui ont agité les commentateurs modernes est celui de la documentation et des sources d’Arnobe. Sur la méthode de travail de l’apologiste, tout d’abord, J. Ch. fait des hypothèses stimulantes. Elle se dit persuadée qu’il utilisait « des répertoires ou des catalogues, comparables aux Fables d’Hygin » (p. 38) ; puis à partir de ses lectures il établissait des fiches, à la manière de Pline l’Ancien. Fiches qu’il lui arrivait de réutiliser à plusieurs moments de son ouvrage, ce qui explique le caractère répétitif de certains de ses développements. Certes, en l’absence d’indications explicites de la part d’Arnobe, tout cela ne peut rester qu’une hypothèse, et J. Ch. elle-même en est bien consciente, mais une hypothèse qui semble fort vraisemblable. Il arrive cependant que l’on puisse identifier des sources précises, et J. Ch. les indique chaque fois, tout en mettant en évidence la façon dont Arnobe les réélabore en fonction de sa visée polémique. Elle montre en particulier la place qu’occupe dans la documentation d’Arnobe le Protreptique de Clément d’Alexandrie, source dont l’importance avait été sous-estimée jusqu’ici. Mais la source la plus importante est Varron, dont la description organisée du paganisme est à l’origine de multiples développements d’Arnobe, trop nombreux pour qu’on les signale ici. On mentionnera seulement à titre d’exemple les chapitres sur les indigitamenta (Adv. nat. 4.3-11). Après avoir confronté le matériau arnobien aux exposés sur le même sujet de Tertullien et d’Augustin, exposés eux-mêmes inspirés de Varron, J. Ch. réitère la position qu’elle avait déjà énoncée dans deux articles antérieurs : Arnobe puise directement chez Varron, sans qu’il soit utile de supposer la médiation du fantomatique antiquaire Cornelius Labeo. Mais J. Ch. ne se contente pas de signaler les sources d’Arnobe, elle montre à l’occasion les gauchissements que leur fait subir l’apologiste, involontairement, lorsqu’il commet des erreurs sur ce qu’il a lu chez eux, mais aussi parfois délibérément, en prenant des libertés volontaires et en procédant à des interventions personnelles. Ainsi à propos de l’Adv. nat. 5.20-21 (métamorphoses adoptées par Jupiter se pour mener à bien ses amours), elle affirme qu’il ne faut pas réduire tout Arnobe à sa source, qui est ici Clément. « [Arnobe] est-il incapable de rien inventer, et tout ce qu’on lit dans l’Adversus nationes doit-il nécessairement avoir une source grecque ou latine ? Tels sont les excès de la Quellenforschung » (p. 228). L’avertissement est profondément raisonnable, et l’on ne peut qu’y souscrire.

Mais comment fonctionne chez Arnobe la réélaboration polémique, dont il a été dit d’emblée qu’elle était un élément fondamental de sa créativité ? On peut regretter qu’il n’y ait pas dans le livre un chapitre de synthèse sur les procédés qu’il utilise, chapitre que J. Ch. n’aurait eu aucun mal à alimenter, car au fil de son étude on voit s’accumuler un très riche matériau. En voici quelques-uns, relevés en vrac. Parmi les astuces polémiques qui se substituent à la démonstration argumentée, il y a l’accumulation : « la quantité des informations remplace la solidité de l’argumentation » (p. 158) ; la dérision : tel le récit du sacrifice à Minerve (Adv. nat. 4.16), dont J. Ch. fait voir comment Arnobe le transforme en une malicieuse scène de comédie qui voit accourir cinq Minerves concurrentes (p. 207 sqq.) ; le color rhétorique, comme dans la description du taureau sale et malodorant en lequel s’est métamorphosé Jupiter (Adv. nat. 5.23.1), fort éloigné du tableau héroïque qu’en donnait Ovide (p. 34-35). À d’autres moments l’intention polémique se révèle par différence avec la source d’Arnobe, quand par chance on la possède. C’est le cas pour les indigitamenta, dont l’énumération, bien loin de l’ordre raisonné de Varron, se résout en un fatras destiné à souligner l’absurdité, selon Arnobe, de telles conceptions théologiques (p. 199).

Dans ses deux derniers chapitres, J. Ch. s’interroge sur la façon dont Arnobe concevait les dieux païens. Le problème est fort embrouillé, et les déclarations éparses de l’apologiste n’y font pas voir plus clair. Pour essayer de cerner néanmoins ses positions, J. Ch. choisit de confronter ses déclarations éparses avec la théologie des principaux systèmes philosophiques antiques, pris successivement (chap. 10) ; et elle conclut qu’Arnobe se ralliait à l’évhémérisme (mais s’agit-il encore d’un système philosophique ?), c’est-à-dire que, en fait, il leur refusait une véritable nature divine. Et enfin, en guise d’« épilogue », elle achève courageusement son ouvrage par une réflexion sur l’itinéraire spirituel qui a abouti à la conversion d’Arnobe. Il s’agit à nouveau d’un problème qui ne peut faire l’objet que de suppositions (« Je ne serais pas loin de croire… », lit-on ainsi p. 380), mais celles que propose J. Ch. sont fort stimulantes. Elle tend à accorder une influence déterminante, une fois encore, à Varron, celui parmi les sources d’Arnobe qui s’est approché le plus du monothéisme. Ici, on peut lui faire remarquer que les philosophes païens s’en étaient approchés eux aussi, et particulièrement les néoplatoniciens qu’Arnobe connaissait fort bien, comme en témoigne le livre II de l’Adv. nat. : sans que cela remette en cause le rôle de Varron, leur influence a pu contribuer à ménager la place de ce concept dans l’esprit d’Arnobe.

Pour conclure : de façon fort heureuse, l’ouvrage de J. Ch comble un vide. Alliant à la profondeur du savoir de l’historienne et à la perspicacité de ses analyses la limpidité du propos et l’agrément de la langue, il fera date. Il sera désormais indispensable dans la bibliothèque des spécialistes d’Arnobe, mais au-delà de ce public restreint, il est appelé à rendre de grands services à tous les historiens du paganisme.

Mireille Armisen-Marchetti,Université de Toulouse – Jean Jaurès

Publié en ligne le 5 décembre 2019