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Ce livre propose une étude lexicale des ingrédients et outils de cuisine apparaissant dans l’ouvrage Apicius. La structure de ce livre en 5 parties (Céréales et légumes; Épices et aromates; Les fruits; L’huile, le vin et le miel; Plats, marmites et couverts), segmentées en 19 chapitres et 2 annexes (sur les formules canoniques débutant par teres et quelques recettes), rend toutefois la navigation peu intuitive. En effet, le lecteur se demande pourquoi l’auteur n’a pas tout simplement opté pour une présentation alphabétique des aliments et objets de cuisine plutôt qu’une classification par catégories et des discussions séparées en fin de chapitre sur l’étymologie des mots et la racine des appellations modernes. Le lecteur persévérant trouvera toutefois dans ce livre une mine d’information. Proposant de nombreuses discussions lexicales et syntaxiques, cet ouvrage offre une très bonne synthèse des dictionnaires étymologiques usuels. La très brève présentation d’Apicius et l’absence de discussion méthodologique en introduction donnent cependant le ton à ce livre qui propose une lecture lexicale et antiquaire certes utile mais peu d’actualité.

L’auteur indique en introduction que ce livre ne propose point une « histoire de la cuisine » (l’auteure de la préface, Michèle Fruyt, prétend pourtant le contraire), mais bien une étude linguistique et lexicale des ingrédients et outils de cuisine provenant du traité Apicius. À ce titre, ce livre repose dans une large mesure sur les travaux de Jacques André. Il est toutefois possible de reprocher à son auteur un manque d’intérêt concernant les manuscrits d’Apicius et l’histoire romaine, car les données présentées sont déconnectées des réalités sociales et culturelles. La brève mise en contexte de la cuisine romaine en début de volume repose sur quelques études modernes à la qualité relative.

L’auteur adopte une lecture d’Apicius influencée par des idées reçues sur la cuisine romaine, notamment celle d’une utilisation d’Apicius comme un livre de recette que le cuisinier romain pouvait à tout moment consulter en cuisine – comme si le monde des cuisines romaines était identique au nôtre! Il en n’est rien. L’auteur indique également que ce titre, Apicius, signifierait « livre de (bonnes) recettes » sans plus d’argument. À la p. 12, l’auteur avance que « [c]es deux recueils [i.e. Apicius et Vinidarius] ressemblent aux cahiers de recettes que les cuisinières ou les ménagères des siècles passés se constituaient petit à petit auprès d’amies ou en puisant dans des livres de cuisine, sans prétention littéraire ni souci de cohérence linguistique ». Dans un monde romain dans lequel les cuisiniers sont de condition servile, l’alphabétisation des esclaves-cuisiniers hypothétique et la transmission des textes malaisée, l’historien de l’alimentation aurait aimé savoir comment l’auteur en est arrivé à cette conclusion, car, en réalité, les pratiques antiques sont difficiles à reconstruire. Il aurait été plus judicieux de s’intéresser à la technique littéraire de la liste dans l’Antiquité comme signe d’érudition. L’auteur fait également l’économie d’une discussion sur la datation du vocabulaire analysé, bien qu’une bibliographie respectable existe déjà sur le latin tardif. Bref, ce livre attache une importance aux termes mais peu à la contextualisation, ce qui, à maintes reprises, apporte son lot d’interprétations et d’idées préconçues.[1]

À maintes reprises, l’auteur tient pour acquis que les origines géographiques indiquées par les auteurs anciens sont l’équivalent de nos AOC modernes. En note 2 à la p. 48, il indique que la luzerne, soi-disant d’origine perse, fut introduite à l’époque des guerres médiques en se remettant entièrement à l’expertise de Pline l’Ancien (NH XVIII, 144; voir aussi la discussion sur les nèfles à la p. 271, n. 16). Il convient par contre de se demander comment Pline pouvait savoir cela, alors que nous sommes en plein débat entre généticiens pour déterminer l’origine réelle des espèces animales et végétales.[2] Il serait plus sage de ne pas succomber à l’illusion de la fiabilité d’une érudition d’autrefois qui n’a rien de très scientifique – comme l’avait jadis remarqué Littré.[3] À la p. 264, l’auteur indique que l’abricot fut introduit en Italie au Ier siècle apr. J.-C. sans plus de renseignement. Il accepte l’idée transmise par Pline (NH XV, 90) que l’amandier fut d’introduction récente à Rome, car l’amande est appelée « noix grecque » par Caton (Agr. § 8) à la p. 291. L’auteur s’intéresse donc fort peu à la question de la construction et de la transmission du savoir antique. À la p. 296, l’auteur affirme que « [n]ourriture rustique, la châtaigne n’avait pas sa place sur les tables raffinées » sans preuve supplémentaire. À la p. 20, l’auteur indique que le mot bouillie, puls, apparaît peu souvent chez Apicius, et, par conséquent, conjecture que la bouillie serait un plat populaire peu apprécié des gourmets. Il accepte ainsi l’opinion traditionnelle qu’Apicius serait associé à une vie luxueuse (voir notamment les pp. 92, 97, etc.). L’auteur n’offre cependant aucun argument supplémentaire pour étoffer ces affirmations.

L’auteur indique à la p. 107, au sujet de l’oignon (cepe), que : « [n]i Caton, ni Varron dans son traité d’agronomie ne mentionnent l’oignon : on peut en déduire qu’il était connu mais peu apprécié et peu cultivé dans les grands domaines ruraux. » Il est exagéré de prétendre que Caton et Varron offrent des descriptions exhaustives de la culture culinaire romaine. Varron notamment indique explicitement dans son œuvre ne pas vouloir rédiger un traité sur l’alimentation (Agr. I.2.28). L’auteur indique toutefois par la suite que : « … sous la forme féminine c(e)pa, l’oignon est décrit par Pline, cultivé par Columelle et utilisé en médecine par Celse ». L’auteur n’offre donc pas une étude exhaustive du vocabulaire latin, mais se limite plutôt à quelques exemples qui peuvent, dans le cas de Caton et Varron notamment, fausser les perceptions. Le lecteur se saurait attendu à plus de détails et plus de recul dans les commentaires interprétatifs.

En somme, ce livre de référence, d’une remarquable érudition, participe peu au renouvellement des études sur l’alimentation dans l’antiquité gréco-romaine. Les spécialistes y trouveront des informations fortes utiles sur le vocabulaire lié à l’alimentation romaine. Par contre, contrairement à l’allégation indiquée en préface, ce livre ne s’adresse pas au lecteur curieux voulant en savoir plus sur l’alimentation et la cuisine romaine ; il n’offre aucune clé de lecture permettant au lecteur néophyte de remettre l’information dans son contexte historique, culturel ou littéraire. De plus, plusieurs idées avancées par l’auteur demanderaient à être discutées davantage. Ce livre propose donc une synthèse de nature lexicographique plutôt qu’une réelle contribution nouvelle.

Robin Nadeau, Durham University

Publié en ligne 05 février 2018

[1] Des erreurs mineures incluent l’oubli de préciser quelle édition d’Athénée de la collection Loeb fut utilisée entre celle d’Olson et celle plus ancienne de Gulick; quelques renvois indiqués par le sigle ●●● ont également été oubliés, aux pp. 114 et 134.

[2] Voir par exemple mon article qui montre que l’ « oiseau perse » d’Aristophane, le poulet, n’est pas d’origine perse, contrairement à l’opinion moderne populaire : R. Nadeau, « Chicken à la Perse » dans W. Broekaert, R. Nadeau, J. Wilkins éd., Food, Identity and Cross-Cultural Exchanges in the Ancient World, Bruxelles 2016, p. 13-23.

[3] H. Zehnacker, éd., dans Pline L’Ancien, Histoire Naturelle, Paris 1999, p. 23.