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Après une carrière universitaire brillante menée à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne depuis 1967, Michel Christol, professeur des universités en 1983, a pris sa retraite en 2008 et obtenu l’éméritat. Maria Luisa Bonsangue et Christine Hoët-van Cauwenberghe ont été bien inspirées, pour rendre hommage à ce maître de l’histoire romaine, de réaliser ce livre qui rassemble une partie importante des travaux que ce natif de Castelnau-de-Guers (Hérault) a consacrés à son « pays », la Gaule narbonnaise : trente‑cinq articles ou communications pour la plupart datés des années 1990-2000 (considérés comme des chapitres). Le « chapitre 30 » (« Artisanat et association : l’épigraphie de la Gaule méridionale et de la vallée du Rhône », p.533-547) correspond à un texte inédit. L’ouvrage, dont la réalisation matérielle et l’organisation interne sont très soignées et rendent hommage aussi à celui qui dirigea les Publications de la Sorbonne de 1989 à 2000, offre de nombreux outils de travail pour l’historien très pratiques : la liste exhaustive des « Travaux relatifs à la Gaule narbonnaise » de M. Christol depuis 1970 (p.13-25), une chronologie approfondie de la province du IVe siècle av. J.-C. au début du IVe siècle ap. J.‑C. (p.27-34), des introductions pour chaque partie (neuf), des « Notes additionnelles » après chaque texte, qui actualisent les études les plus anciennes, une bibliographie générale fournie (p.627-673) et des indices (sources, personnes, lieux et cités, matières). On retrouve avec bonheur ce qui fait la réputation de M. Christol : une érudition ciselée, un profond souci de lier la lecture (ou la relecture) des textes épigraphiques avec l’élaboration du discours historique, une conceptualisation, solide car graduée et fondée sur une mise en série d’études microrégionales, qui permet d’insérer cette histoire provinciale dans celle de Rome.
Les neuf parties qui structurent le livre correspondent aux grands thèmes de recherche que M. Christol a explorés tout au long de sa carrière dans le cadre de nombreuses collaborations, avec les archéologues notamment travaillant le long de l’antique « sentier gaulois » de Cicéron, c’est-à-dire de l’Italie à la Catalogne. L’un des dénominateurs communs du livre est le regard que l’historien expérimenté peut porter sur la romanisation de l’ensemble régional que constituait la Gaule transalpine entre la fin de la République et la « crise » du IIIe siècle ap. J.-C. Cette « histoire [d’une romanisation] provinciale » se fonde autant sur la recherche des mécanismes politiques et sociaux qu’économiques. Enfin, l’ouvrage offre des mises au point sur les grandes cités de la province, dont Nîmes en particulier, et complète sur bien des aspects les monographies publiées jusqu’aux années 1980.
Les parties I (« Les premiers temps de la Transalpine : conquête, contacts, mise en valeur », chapitres 1-4, p.35-99), II (« L’organisation des communautés : de la fin de l’époque césarienne à l’époque impériale », chapitres 5-8, p.101‑174) et III (« L’accompagnement de la municipalisation. Le droit latin », chapitres 9-11, p.175-224) envisagent les différents aspects de la conquête et de la provincialisation (premiers signes de l’intégration économique, colonisation, municipalisation) et reviennent sur les rythmes de cette histoire : importance des époques marienne, césarienne et augustéenne. Dans l’introduction de la partie I (p.37-40), M. Christol insiste sur l’importance également des années 125-120 av. J.-C. dans l’organisation du territoire provincial, à partir des arrière‑pays de Marseille et de la colonie de Narbonne, importance qui avaient été minimisée sans doute trop fortement par l’historiographie des années 1960-1970, contrariée par une documentation difficile à saisir, et qui valait encore peu vulgate. En outre, il souligne, grâce aux résultats des études onomastiques, l’ancienneté et le caractère diffus des établissements italiens qui expliquent l’intégration économique précoce et poussée de la Provincia dans le monde romain du Ier siècle av. J.-C. Bien que n’ayant pas livré des exemplaires de loi municipale comme la Bétique, la Narbonnaise apparaît bien néanmoins comme une terre de prédilection pour la réflexion historique sur les conséquences de la diffusion des droits latin et romain en se fondant sur l’étude de son riche corpus épigraphique.
Les parties IV (« Le monde des notables : le service de l’État impérial », chapitres 12‑15, p.225-279) et V (« Les notables dans les cités », chapitres 16-19, p.281-351) débutent ce qui pourrait être considéré comme la seconde « grande partie » du livre consacrée au monde local et provincial à l’époque impériale qui rassemble ce que d’aucuns ont appelé les forces vives de l’Empire, c’est-à-dire les élites locales. Ces deux parties traitent de deux thèmes classiques et « terrains de chasse » favoris des prosopographes : l’intégration des élites de Narbonnaise dans les ordres supérieurs et dans l’appareil d’État de l’Empire, et le fonctionnement des élites dirigeantes des cités de la province. Elles trouvent un écho dans les parties VIII (« Les sociétés urbaines et rurales », chapitres 25-30, p.441-547) et IX (« Mise en valeur et échanges », chapitres 31‑35, p.550‑621) qui pénètrent dans les structures profondes des sociétés dans leurs composantes urbaines, rurales – territoriales donc – et économiques. On retrouve sous la plume de M. Christol des études qui sont emblématiques de champs de recherche renouvelés en profondeur depuis vingt ans : les arrière-pays des villes, les pagi, les caractéristiques des patrimoines des notables, les relations économiques et commerciales avec Lyon, la péninsule Ibérique et l’Italie, les connexions entre les notabilités issues du service public comme des différents secteurs de l’économie (artisanat, grand commerce et échanges régionaux), les relations entre les ingénus et les affranchis et l’importance des collèges professionnels. Les parties VI (« La vie religieuse : dieux de Rome et dieux locaux », chapitres 20-22, p.353-404) et VII (« Le fait épigraphique : l’écriture et la latinisation », chapitres 23 et 24, p.405-440) insistent sur deux voies majeures de la romanisation culturelle des élites et des populations de la Narbonnaise : l’articulation entre la religion romaine et les cultes gaulois, et la diffusion du latin et de l’epigraphic habit.
La conclusion « La Narbonnaise dans l’Empire romain au IIIe siècle » (p.623-626) insiste sur « l’intégration » continue de la province « dans la construction impériale », fondée sur « un long cycle de développement économique » du bassin occidental de la Méditerranée et de sa périphérie celto‑germanique, et scandée par de nombreux réajustements socio-économiques entre les premières interventions des imperatores républicains et le IIIe siècle ap. J.-C. (tournant des ères, milieux des IIe et IIIe siècles).
L’ouvrage élaboré par M. Christol, M. L. Bonsangue et C. Hoët-van Cauwenberghe constitue à la fois un bilan précis des travaux menés par notre collègue sur l’histoire de la Gaule narbonnaise et un jalon majeur dans des recherches qui sont encore en train de se renouveler grâce en particulier aux apports de l’archéologie. D’ailleurs, M. Christol, dans les introductions des différentes parties et les « Notes additionnelles », insiste beaucoup sur le lien entre historiens et archéologues qu’il a sans cesse développé, le considérant comme essentiel pour avancer dans la connaissance des provinces de l’Empire. Son « histoire provinciale » est ainsi un hommage à tous ces collaborateurs sans lesquels l’historien serait condamné à de sempiternelles théories.

Laurent Lamoine