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La collection des Études anciennes de l’Association pour la Diffusion de la Recherche sur l’Antiquité s’est enrichie d’un fort volume publiant les actes d’un colloque tenu à Nancy en juin 2010 sur « la marge de manoeuvre dont pouvaient disposer des communautés locales – cités ou sanctuaires – face à un pouvoir central fort dans l’Orient hellénistique et romain » (quatrième de couverture). Les organisateurs de la rencontre et éditeurs de l’ouvrage prennent ainsi le contre-pied d’une problématique ancienne visant plutôt à traiter le sujet d’après les puissants. Cette démarche originale livre au lecteur vingt contributions embrassant un vaste territoire courant de la Grèce d’Europe à l’Asie Centrale et du Pont Nord à l’Égypte entre la fin de l’époque archaïque et les derniers temps du Haut Empire romain dans ces parties chronologiques et spatiales les plus excentrées.

Afin d’en apprécier au mieux le contenu, ces travaux ont été répartis en trois volets complémentaires. Le premier vise à étudier les relations entre cités et souverains hellénistiques, non seulement dans un cadre général, mais par des exemples empruntés, non seulement au royaume séleucide, mais à la Grèce d’Europe et au royaume du Bosphore. Le deuxième point est consacré pour sa part à l’Égypte et surtout à la Babylonie, régions dans lesquelles la polis s’est imposée selon un rythme et des modalités particuliers. Enfin, la troisième partie s’intéresse au comportement des cités, en particulier d’Asie Mineure, face aux Romains de la fin de la République et de l’Empire. C’est ce plan que nous suivrons dans la suite du compte rendu.

Après une utile mise au point de Christophe Feyel sur l’état de la recherche au moment du colloque, les actes sanctionnant ce dernier débutent par une réflexion de Laurent Capdetrey sur les différents niveaux et formes de sujétion des cités au sein des royaumes hellénistiques avant la paix d’Apamée en 188 a.C. Son enquête montre que, selon leur degré de dépendance, les unes paraissent libres et autonomes, d’autres subordonnées et d’autres encore sujettes. Cela étant, de telles situations n’ont rien de définitif. En effet, « ces statuts politiques étaient (…) marqués par une évidente plasticité, soumis à la négociation et sujets à la fragilité » (p. 61-62). Aux exemples donnés par l’auteur, Perrine Kossmann ajoute les cités contrôlées par les Lagides dont elles tentent de s’attirer les faveurs en vue d’améliorer leur condition. Comme le montrent Boris Chrubasik et Damien Aubriet, de telles entreprises visent également les usurpateurs, en particulier séleucides, voire des opportunistes, comme le dynaste Olympichos de Carie à la fin du IIIe siècle a.C., quand la victoire des armes ou les circonstances leur sourient et que des cités comme Sardes et Mylasa espèrent alors en tirer profit.

D’autres parties de l’Orient méditerranéen n’échappent pas à ce phénomène, à commencer par la Grèce d’Europe où, à travers les exemples de Mégare et Érétrie au IIIe siècle a.C., Adrian Robu et Denis Knœpfler mesurent le degré de dépendance des cités face aux rois de Macédoine sans le bon vouloir de qui aucun privilège n’est garanti. De même et plus encore aux confins du monde grec, Christel Müller montre que les cités du royaume du Bosphore ont été réduites par les Spartocides à l’état de subdivisions administratives de leurs États pendant plusieurs siècles, tandis que, à la suite de Laurianne Martinez-Sève, on découvre que les cités du royaume de Bactriane ont lié étroitement leur sort à la bonne fortune de celui-ci, seul à même d’assurer leur protection face aux barbares.

Plus près de la Méditerranée, l’Égypte et la Babylonie s’inscrivent dans un autre schéma. Ainsi, dans le delta du Nil, Damien Agut-Labordère attire l’attention sur le comptoir de Naucratis. Fondé au VIe siècle a.C., l’établissement n’est pas à l’origine une cité mais un domaine administré par des Grecs et dont le pharaon, son créateur, tire de substantiels revenus grâce aux taxes prélevées dans le port. Ce n’est qu’au IVe siècle que l’endroit est élevé au rang de cité.

Cette promotion tardive est loin d’être exceptionnelle dans l’Orient méditerranéen. En effet, à partir de documents épigraphiques nouveaux ou peu exploités, comme des tablettes cunéiformes écrites en akkadien, Laetitia Graslin-Thomé, Gauthier Tolini, Philippe Clancier et Julien Monerie nous apprennent que la région s’ouvre elle aussi tardivement aux cités et que les populations locales vivent encore dans l’ombre de grands sanctuaires au début de l’époque hellénistique. Passés sous contrôle macédonien après la chute de l’empire perse, ces établissements savent préserver les privilèges dont ils jouissaient auparavant grâce notamment au soutien de puissantes familles de notables proches du nouveau pouvoir. Ce dernier trouve son compte en agissant ainsi car les sanctuaires contribuent à la stabilité de la région et légitiment sa domination auprès des fidèles. Cela étant, la situation évolue sensiblement dans le courant du IIe siècle a.C., en particulier sous Antiochos IV. Outre le contrôle étroit qu’ils exerçaient déjà sur leurs activités, les rois séleucides opposent désormais des structures contestant leur influence, telles les politai à Babylone et une cité bâtie sur le modèle grec à Uruk.

Ces relations complexes entre cités et pouvoir central en annoncent d’autres, tout aussi subtiles, à l’époque romaine. Là est un atout majeur de Communautés locales et pouvoir central… En poursuivant l’enquête au-delà de la période hellénistique, les auteurs montrent que l’histoire des cités ne s’achève pas à la bataille d’Actium et que les contacts avec Rome se comprennent mieux à l’aune de ce que nous apprennent les temps hellénistiques.

Grâce à une documentation sans cesse renouvelée, et dont Julien Fournier fait ressortir tout l’intérêt, Henri-Louis Fernoux et Denise Reitzenstein nous font revivre les temps troublés de la fin de la République, quand la plupart des cités (comme celles de Lycie) sont emportées dans le tourbillon des guerres civiles et doivent répondre aux exigences de leurs maîtres successifs. De trop rares communautés, telles Rhodes, Ilion et Tarse en Asie Mineure, échappent au lot commun du fait de leur intérêt militaire, géographique ou symbolique aux yeux des Romains. C’est seulement sous le Principat que les relations entre les cités et Rome se fixent et s’apaisent enfin selon des voies différentes. Les exemples d’Athènes et d’Éphèse, étudiés par Julien Fournier et François Kirbihler, montrent par exemple que le pouvoir impérial n’hésite pas à s’appuyer sur des magistrats de confiance, épimélètes à Athènes et épiscopoi à Éphèse, pour mieux contrôler (de l’intérieur) les institutions locales. Ailleurs, des cités savent faire preuve d’habileté pour obtenir de l’empereur, souvent par le biais de notables influents, des faveurs susceptibles d’améliorer leur situation. Tel est le cas par exemple en Égypte d’après Christina Kokkinia ou parmi les établissements jouissant de l’éleuthéria selon Éric Guerber. Toutefois, ce statut envié ne met pas ceux qui en bénéficient à l’abri de toute intervention extérieure.

Au total, Communautés locales et pouvoir central… fait connaître un ensemble de travaux dont les axes très complémentaires permettent de suivre sur plusieurs siècles, et sous un angle original des plus stimulants, les relations aussi complexes que subtiles entretenues par les cités avec les puissants du moment. Leur contenu rendra sans aucun doute de précieux services à la recherche, plus encore si l’ouvrage avait été accompagné d’index, en particulier des noms propres.

Fabrice Delrieux