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Parmi les spécialistes, qui ne connaît G. Sfameni Gasparro, professeur d’Histoire des Religions à l’université de Messine depuis 1981 ? Elle s’est intéressée à de nombreux domaines : le christianisme ancien, les rites païens d’initiation, les cultes orientaux dans l’empire romain, les informations sur les religions antiques livrées par l’archéologie, etc. Son intense activité a été récompensée, au plan national et au plan international, par d’innombrables prix et par des nominations, comme membre, voire comme présidente ou vice-présidente, dans mainte société savante. Au moment où elle a pris sa retraite, ses élèves, collègues et amis ont voulu l’honorer en écrivant pour elle chacun un article. Les contributions ont été si nombreuses — tant est grande sa notoriété — qu’il a fallu les répartir en plusieurs volumes dont celui dont nous rendons compte ici. Ce dernier regroupe quatorze études, (onze en anglais, trois en français), sur Déméter, Isis, Vesta et Cybèle, comme l’indique le titre. Cette sélection correspond à l’un des domaines de prédilection de la chercheuse italienne qui a publié par exemple Misteri e culti mistici di Demetra (Rome, 1986), Soteriology and Mystic Aspects in the Cult of Cybele and Attis (Leyde, 1985), I culti orientali in Sicilia, (EPRO 31, Leyde, 1973) où il est question d’Isis entre autres. Les travaux présentés dans ce livre sont issus d’approches diverses, des approches qu’a pratiquées G. Sfameni Gasparro elle-même. Mais grâce au choix des déités ces 248 pages offrent une réelle unité. Il s’agit uniquement de divinités féminines qui présentent des traits particuliers : elles sont en relation avec la vie des femmes, la sécurité de l’État, le monde souterrain, les sources de l’alimentation. Elles sont dotées d’une nature « transculturelle », leurs traits proviennent de civilisations variées et des déesses autochtones ont souvent subi l’influence de déesses étrangères. Des facteurs sociaux et politiques entrent en jeu pour expliquer leurs dénominations, leur iconographie, les rites de leur culte, selon les lieux et les époques.

Le recueil est divisé en quatre grandes parties, dédiées respectivement à Déméter, Isis, Vesta et Cybèle, (sans que cet ordre dont les raisons ne sont pas évidentes soit expliqué). La partie consacrée à Déméter commence par une contribution de A. Bernabé : « A brave netherworld : the Orphic Hades as utopia » (p. 11-23) qui s’appuie sur les témoignages fournis par des tablettes d’or de Grande Grèce et d’ailleurs, des tablettes d’ivoire provenant d’Olbia, des fragments de poèmes attribués à Orphée, des passages de Platon ou d’autres écrivains anciens et des céramiques du Sud de l’Italie, particulièrement d’Apulie ; le savant montre que pour les Orphiques, l’au-delà présente toutes les caractéristiques d’un monde utopique, antithèse du monde terrestre imparfait. Mais, à la différence d’une utopie, l’Hadès de ces croyants est donné comme une chose bien réelle qui attend les initiés. « Demeter in Megara » de J.N. Bremmer (p. 25-38) se concentre sur les particularités du culte de la déesse dans cette cité proche d’Athènes. L’étude de L. Bruit Zaidman, « Koré-Perséphone entre Déméter et Hadès » (p. 39-57) est remarquable par son acribie. Analysant finement les noms, les textes, les mythes, les cultes, elle met en évidence la façon dont cette figure penche tantôt du côté de la Mère, tantôt du côté de l’Époux, la manière dont sur le personnage de l’Hymne homérique ont dû se greffer des figures locales et l’émergence d’une « distribution ou redistribution des pouvoirs entre le masculin et le féminin » (p. 56), C’est l’article de C. Giuffrè Scibona, « Demeter and Athena at Gela : personal features of Sicilian goddesses » (p. 59-90) qui termine cette partie. Ici encore est montré comment la religion dans les colonies, tout en gardant des attaches avec les caractéristiques de la métropole, est, dans le contexte du polythéisme grec, une création originale profondément enracinée dans les réalités propres à chaque contrée.

On passe alors aux développements où intervient Isis. Partant du passage de l’Âne d’or d’Apulée indiquant que Lucius est admis in collegium pastophorum (Met. 11, 30, 4) — pastophores dont L. Bricault pense qu’ils avaient pour rôle de manipuler lors des cérémonies des étoffes sur lesquelles étaient peintes des divinités du cercle d’Isis (p. 93) —, cet érudit a recherché tout ce qu’on pouvait savoir sur les « Associations isiaques d’Occident » (p. 91-104). Qui est la Néotera dont le nom apparaît sur des gemmes, des pièces de monnaie, des inscriptions, en Égypte ou hors d’Égypte ? Le mot est parfois associé à Aphrodite, à Junon, à Koré, et on trouve l’expression « Cleopatra thea neotera ». A. Mastrocinque essaie de démêler cet écheveau complexe (« Neotera and her Iconography », p. 105-118). D’après lui, on peut reconnaître un lien plus ou moins direct entre Cléopâtre et Isis. C. Sfameni, la propre fille de la dédicataire, a tenu à honorer sa mère, à qui elle dit devoir sa vocation, par quelques pages sur « Isis, Cybele and other oriental gods in Rome in Late Antiquity : ”private” contexts and the role of senatorial aristocracy » (p. 119-138). Grâce à la documentation archéologique fournie par des demeures de grands aristocrates découvertes dans divers endroits de Rome elle analyse la persistance de ces cultes dans les hautes sphères de la société romaine, ce que certains ont appelé la « résistance païenne » face au christianisme triomphant. Dans « Isis, the crocodiles and the mysteries of the Nile floods : interpreting a scene from Roman Egypt exhibited in the Egyptian Museum in Cairo (JE 30001) » (p. 139-163), G. Tallet propose son interprétation d’une dalle découverte dans la nécropole de Saqqara.

Ensuite, deux contributions sont plus ou moins en rapport avec Vesta. Dans la première, « Vesta and the Vestals, protectors of Rome » (p. 165-181), S. Baschirotto, après comparaison avec des sacrifices de fondation relatifs aux portes ou aux murailles dans diverses civilisations, émet l’hypothèse que l’enterrement des Vestales incestae vivantes pourrait être considéré comme un acte de ce type. La seconde, « Flamines, Salii and the priestesses of Vesta : individual decision and differences of social order in late republican Roman priesthoods » de J. Rüpke (p. 183-194), met en lumière un aspect généralement négligé, le facteur « patriciat ».

La dernière partie est intitulée « Cybele » dans la table des matières. Dans un travail très érudit et très bien fait, « ”Ut tu me vindices” : Mater Magna and Attis in some new Latin Curse-Texts » (p. 195-212), R. Gordon, après les avoir situées et présentées, donne le texte des tablettes d’exécration faisant appel à la Grande Mère et à Attis, les traduit et relève toutes les informations qu’on peut en tirer sur le culte de ces deux divinités à l’époque, informations qu’il compare avec ce qu’indiquent d’autres sources. C. Guittard examine la façon dont est nommée Cybèle dans la poésie et la littérature latines et tente d’expliquer cette variété d’appellations (« The name of Cybele in Latin poetry and literature : Cybela, Cybebe or Cybele/Cybelle ? », p. 213-220). Partant de l’étude de l’image gravée sur un bloc de pierre trouvé à Sos del Rey Católico, passant par celle de monnaies de l’empereur Julien, F. Marco Simón dans « On bulls and stars : sacrifice and allegoric pluralism in Julian’s times » (p. 221-236) en arrive à la conclusion que le message que voulait faire passer l’empereur, à savoir le retour au sacrifice d’animaux en tant qu’élément-clé de la religion traditionnelle, considéré ou non comme une première étape vers un contact plus grand avec la divinité transcendante, était largement accepté par les cercles aristocratiques, particulièrement en zone rurale. Terminant le recueil, R. Turcan reconnaît sur une monnaie de Faustine la procession de la lavatio de Cybèle. À la gauche du char, la présence d’une tholos qu’il interprète comme le temple rond de Vesta sur le Forum romain lui permet de reconstituer hypothétiquement l’itinéraire de la procession dans « Le circuit rituel de la lavatio », p. 237-248.

Chaque étude contient des illustrations bien choisies et claires, sauf celle de C. Sfameni qui renvoie, pourtant, à une Fig. 1, à une Fig. 2, et ainsi de suite jusqu’à une Fig. 11, ces onze figures, inexplicablement, n’apparaissant nulle part. Dans les vétilles regrettables, on signalera aussi quelques coquilles.

Chaque article se clôt sur une longue bibliographie bien à jour ; ces listes particulières auraient pu être regroupées en une bibliographie générale, ce qui aurait évité des répétitions ou des incohérences comme le fait que les travaux de G. Sfameni Gasparro soient classés tantôt à la lettre G (par ex. p. 22), tantôt à la lettre S (par ex. p. 138 où le livre cité est le même !). Un index général eût été également très utile.

À la fin de l’introduction les éditeurs forment le voeu que ce volume soit le premier d’une série qui aborderait les problèmes posés par les divinités féminines qu’il a mis au jour. C’est ce que les lecteurs souhaitent aussi !

Lucienne Deschamps