< Retour

Cette édition critique est issue d’une thèse de doctorat soutenue par Cécile Durvye à la Sorbonne en 2005, sous la direction de Jacques Jouanna. Avec ce volume, l’édition dans la CUF de Diodore, historien non seulement très estimable, mais tout à fait indispensable, initiée en 1972, avec le livre XII par Michel Casevitz, est donc en voie d’achèvement, ce dont il y a lieu de se réjouir. Il ne manque plus que le livre IV par Pascale Giovannelli-Jouanna (thèse de doctorat dirigée par Jean Irigoin et soutenue à la Sorbonne en 2000) et le livre XIII par Christine Maisonneuve-Snyder (thèse de doctorat dirigée par Jacques Jouanna et soutenue à la Sorbonne en 2002).

Le livre XX de la Bibliothèque historique est le dernier des quinze livres (I-V et XI-XX) transmis intégralement par la tradition, les vingt-cinq autres (VI-X et XXI-XL) ayant été transmis à l’état fragmentaire. Il fait l’histoire du monde de 310 à 302, relatant en particulier la geste d’Agathocle en Occident et celle de Démétrios en Orient.

Le volume comporte une notice de CLIV pages, qui se termine par une bibliographie, un tableau chronologique et la page des sigles (intitulée par CD index siglorum), le texte grec avec son apparat critique et la traduction française en regard (152 pages doubles), les notes (125 pages en petits caractères), un index des noms propres (tenant lieu tout à la fois d’index nominum et d’index locorum), cinq cartes et une table des matières.

La notice est composée de deux volets : présentation du livre XX (p. VII-CVI) et histoire du texte du livre XX (p. CVI-CXL). Le premier volet résume le contenu du livre, en montre la composition, en recherche les sources, puis procède à une étude à la fois littéraire et historique des divers éléments qui s’y croisent (1. Agathocle, tyran de Syracuse ; 2. Diadoques, parmi lesquels, principalement, Démétrios Poliorcète, fils d’Antigone le Borgne ; 3. Rome ; 4. royaume du Pont), enfin s’intéresse à l’histoire de l’ingénierie militaire (navires et machines de guerre). Le second volet examine la tradition directe (prototypes et apographes), la tradition indirecte, puis fait un historique des éditions, enfin présente les principes de la présente édition. L’ensemble constitue une excellente synthèse.

Qu’il soit permis de faire, en passant, quelques remarques (minuscules), qui ne remettent aucunement en cause la qualité de l’ouvrage :

1°) Pourquoi parler systématiquement de « récit égéen » à propos de l’histoire des Diadoques et de Démétrios ? Certes il y est question de la Grèce, de la Macédoine, de la Thrace, des îles de l’Égée, des côtes égéennes de l’Asie Mineure, mais il y est aussi question de la Cilicie, de la Lycaonie, de la Cappadoce, de la Syrie, de la Coïlè-Syrie, de Chypre, de l’Égypte, de la Cyrénaïque. CD est d’ailleurs consciente du problème, puisqu’elle déclare dans une parenthèse (p. XV) : « je désigne ainsi par facilité l’aire géographique recouvrant toute la Méditerranée orientale, de la Grèce à l’Égypte. » Il vaudrait mieux parler de récit oriental. Et, de même, plutôt que de parler de « récit sicilien » ou de « récit libyen » (c’est-à-dire de « récit carthaginois »), il vaudrait mieux parler de récit occidental. À la suite de Polybe, Diodore, en rapportant année par année les événements qui se déroulent dans les diverses régions de l’οἰκουμένη, distingue de toute évidence le bassin oriental et le bassin occidental de la Méditerranée, de part et d’autre d’une ligne nord/sud qui sépare la Grèce de l’Italie et la Cyrénaïque du Maghreb.

2°) L’emploi systématique du nom « Libye » est à double tranchant : à coup sûr, il est plus fidèle au grec Λιβύη, mais le lecteur non averti risque de prendre Libye au sens français actuel, c’est-à-dire le nom d’un état africain, et non au sens diodoréen de continent africain. Il serait donc plus judicieux de traduire par Afrique et, par exemple, de déclarer qu’Agathocle part pour l’Afrique plutôt que pour la « Libye », qu’il s’installe sur la côte africaine plutôt que sur la « côte libyenne », qu’il revient d’Afrique plutôt que de « Libye », etc. (p. XXV). Sinon, il faudrait au moins une note qui signale et explique le parti qui a été pris.

3°) S’il est justifié de transcrire les noms grecs, de l’alphabet grec à l’alphabet latin, avec des accents français, comme par exemple Démétrios, il est en revanche injustifié d’orthographier les noms latins, qui, eux, n’ont pas besoin d’être transcrits d’un alphabet dans un autre, avec des accents français. Il n’y a pas lieu d’écrire Valérius, Décius, Émilius, Cornélius, etc., mais Valerius, Decius, Aemilius, Cornelius.

4°) L’échec d’Agathocle face aux Carthaginois préfigure les difficultés des Romains face aux mêmes adversaires un demi‑siècle plus tard dès la première guerre punique (264-241), voire un siècle plus tard, au cours de la deuxième guerre punique et non pas seulement « un siècle et demi plus tard », lors de la troisième guerre punique (p. XXIV-XXV).

5°) CD constate que « Diodore ne cite pas les sources qu’il considère comme fiables ». C’est effectivement l’usage non seulement chez lui, mais chez tout historien antique, quel qu’il soit, de ne citer ses sources que s’il les critique et de ne pas les citer s’il les suit (p. XXVII).

6°) À propos des procédés de mise en scène et de théâtralisation chez Diodore, CD compare la flotte de Démétrios évoluant sur le bras de mer entre le continent et Rhodes, à un chœur dansant sur une ὀρχήστρα (p. LXXVIII). Soit ! Puis, à propos des mêmes procédés chez Plutarque (Vie de Démétrios), elle compare le Poliorcète apparaissant sur son navire amiral et proclamant la liberté des Athéniens à un acteur pénétrant sur l’ὀρχήστρα. S’agissant non pas d’un chœur, mais d’un acteur, ne serait-il pas plus appproprié de parler d’un acteur pénétrant sur le προσκήνιον (n. 190, p. LXXIX) ?

7°) La section traitant de la comparaison entre Agathocle et Démétrios commence ainsi : « Agathocle et Antigone ont un certain nombre de points communs » (p. LXXIX-LXXX), ce qui est tout à fait inattendu et mériterait des explications.

8°) La confusion entre κενήν et καινήν n’est pas à proprement parler une faute d’iotacisme, la voyelle ε et la diphtongue αι ne se prononçant nullement ι (p. CX).

9°) Les Excerpta ne sont pas des « abrégés », mais, par définition, des extraits (p. CXXXIII).

10°) L’expression « Les derniers livres de Diodore (XVII à XX) » (p. CXXXIV) pose un problème, car la Bibliothèque historique compte quarante livres. Ne faudrait-il pas plutôt entendre les derniers livres de Diodore intégralement transmis (XVII à XX) ?

11°) CD déclare avoir corrigé 6 fois le texte, en précisant 1 fois pour ceci + 1 fois pour ceci + 3 fois pour cela, ce qui fait 5 fois, tout en indiquant finalement 6 références (p. CXL). Or, parmi ces 6 références, 4 correspondent à des corrections d’autres philologues (Müller p. 32, l. 28 ; Fischer p. 33, l. 26 ; Fischer p. 40, l. 24 ; Dindorf p. 145, l. 1). Mais, au fil du volume, on découvre, sauf omission, 11 corrections du texte par CD : p. 2, l. 22 ; p. 50, l. 4 ; p. 55, l. 13 ; p. 65, l. 21 ; p. 79, l. 11 et 22 ; p. 87, l. 25 ; p. 88, l. 6 et 18 ; p. 100, l. 3 ; p. 138, l. 21. Le lecteur avoue être perdu.

La bibliographie est très succincte : à peine 4 pages (p. CXLI-CXLIV). Mais, à la lecture de la notice et des notes, on se rend compte qu’elle est beaucoup plus étendue qu’il n’y paraît au premier abord. Et, de fait, CD explique (p. CXLI) que ne figurent dans la bibliographie que « les ouvrages cités à plusieurs reprises » et qui, dès lors, donnent lieu à une abréviation. Cette distinction a quelque chose d’arbitraire : pourquoi ne pas abréger un titre qui apparaît une fois, mais abréger un titre qui revient deux fois seulement ? En outre cette distinction a pour conséquence que le lecteur n’a pas de vue d’ensemble de la bibliographie. Enfin, un certain nombre d’ouvrages sont mentionnés plusieurs fois, mais n’ont pas pour autant droit à une abréviation et ne figurent donc pas dans la bibliographie. Un exemple frappant est celui d’un article de CD, « Les femmes de Diodore de Sicile etc. » cité à plusieurs reprises. Mais sont‑ce des omissions volontaires ou involontaires ? Le lecteur reste perplexe.

Le texte grec est excellemment établi à partir des deux prototypes R et F, avec une préférence pour R, le meilleur des deux. CD revient, chaque fois que c’est possible, au texte des mss, ce qui est un bon principe. Dans tous les autres cas, elle a recours aux corrections de prédécesseurs qu’elle estime satisfaisantes. Elle ne multiplie pas exagérément et intempestivement les corrections personnelles, puisqu’on en dénombre onze en tout (dont une qui, en réalité, se répète 5 fois, à savoir l’anthroponyme Ξενόδικος au lieu de Ξενόδοκος dans les mss) et qu’elles sont à la fois économiques et justifiées.

L’apparat critique, réduit à l’essentiel, se distingue par sa sobriété. Il a cependant deux particularités, auxquelles on doit s’habituer, si on ne veut pas être gêné dans sa lecture. La première est que le système de référencement des unités critiques rompt avec la tradition suivie dans la CUF. Les numéros en tête des unités critiques ne renvoient pas au chapitre, ni à la section, ni à la ligne dans la section, mais à la ligne dans la page, comme dans la collection Teubner, ce qui se révèle vite plus commode à la consultation. La deuxième est que CD rompt avec l’usage du double-point dans la CUF. En principe, une unité critique comporte un seul double-point, qui sépare la leçon retenue, à sa gauche, de la ou des leçons non retenues, à sa droite. Or CD multiplie les doubles-points, qu’elle insère entre les leçons, retenues ou non retenues, au sein d’une même unité critique, ce qui ne laisse pas d’être déconcertant. Toutefois, vérifications faites, la leçon retenue est toujours placée par CD à gauche du premier double‑point, qui est donc celui qui compte, les autres ne servant qu’à séparer les diverses leçons non retenues. Par ailleurs, on s’interroge à certains endroits, mais il s’agit peut-être simplement d’inadvertances. Par exemple, p. 139, l. 5-8, les deux leçons de l’unité critique, de part et d’autre du double‑point, sont attribuées à F. On pense d’abord aux deux mains de F, à savoir F1 et F2, mais on constate qu’elles sont en fait mentionnées l’une et l’autre (F2 entre parenthèses) parmi les leçons non retenues et que R, en revanche, n’est mentionné nulle part. La leçon retenue est donc vraisemblablement celle de R.

La traduction, de bon aloi, sait trouver un juste milieu entre la lettre et l’esprit, est à la fois littérale et littéraire, c’est-à-dire fidèle et élégante, respecte la plupart du temps le mouvement de la phrase grecque, ce qui est tout à fait estimable. Dans tel ou tel cas, elle colle presque trop au texte grec. À Oreste qui demande quel tombeau l’accueillera quand il sera mort, Iphigénie répond Πῦρ ἱερὸν ἔνδον χάσμα τ̓εὐρωπὸν χθονός. CD traduit très correctement par « Le feu sacré à l’intérieur et un vaste gouffre dans la terre », mais une traduction comme « Le vaste gouffre de la terre où brûle le feu sacré » n’aurait-elle pas plus de sens ? CD se refuse à traduire certains termes plus ou moins institutionnels, au motif qu’il n’y a pas vraiment d’équivalent français, et se contente donc de franciser des termes comme δυνάστης en « dynaste », στρατηγός en « stratège ». Soit ! Mais pourquoi rendre γερουσία, qui signifie à proprement parler « sénat », par « gérousie », qui n’évoque rien pour le lecteur non averti ? Pour la restitution des temps et des aspects verbaux, çà et là, il serait possible de faire d’autres choix. De temps à autre, arbitrairement, la présence de l’article défini grec est rendue par un article indéfini français, et l’absence de l’article défini grec par un article défini français. Mais ce sont des broutilles, qui ne remettent nullement en question la valeur de la traduction dans son ensemble.

Les notes philologiques, littéraires et historiques, au nombre de 753, tendent à l’exhaustivité et n’éludent aucune difficulté. Elles sont excellemment documentées et manifestent une très bonne connaissance de l’auteur lui-même et de son œuvre, ainsi que de l’histoire du monde oriental et du monde occidental à la toute fin du IVe s. av. J.-C., de même que de la vaste bibliographie afférente. Elles renvoient souvent à la notice, mais sans numéro de page. Or, la notice comptant 154 pages, le lecteur renonce la plupart du temps à feuilleter l’ensemble pour trouver la bonne page. Mais, si on tente l’expérience, il est possible qu’on éprouve quelque déception. Par exemple, la note 27 (p. 156), qui traite de la critique par Diodore (XX, 2, 2) de la place et du rôle des discours dans les ouvrages historiques, et qui s’intéresse aux sources suivies par Diodore dans ce domaine, se termine par un renvoi à la notice. À force de chercher, on croit trouver une correspondance avec les pages XIX-XX de la notice, mais la confrontation manifeste un décalage dans les propos : alors que la notice évoque clairement et nettement l’influence de Polybe, la note est hésitante, invoque tour à tour Éphore, Douris et Diodore, qui serait à lui-même sa propre source. Par ailleurs, il existe des notes qui ont quelque chose de frustrant, dans la mesure où leur bibliographie est vieillie et ne donne pas le dernier état de la science. Par exemple, la note 69 (p. 164) concernant le culte de Déméter et Coré à Enna, en Sicile, et son attestation par des monnaies locales, au IVe s., est étayée par des références à deux articles de la RE, datés respectivement de 1901 et de 1923.

La présentation matérielle est impeccable, il n’y a guère de coquilles ou autres scories, ce dont il faut féliciter l’auteur ainsi que son réviseur, Dominique Mulliez. Qu’il soit seulement permis de signaler ici quelques problèmes de grec : il faudrait, par exemple, orthographier ῥητορεῖαι (p. XX), ἀσέβεια (p. XLIII), χάραξ (p. CII), ἐξέπεμψεν (p. CXIX), ὑπὸ (p. 9, l. 7), προσεῖχεν (p. 31, l. 21), etc.

En conclusion, on ne peut que recommander cette édition du livre XX, qui est un fleuron de l’édition de la Bibliothèque historique dans la CUF.

Éric Foulon, Université Toulouse 2-Le Mirail

Publié dans le fascicule 2 tome 121,  2019, p. 530-533