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Le livre s’ouvre sur une description de la déesse et de son arrivée à Rome ; très vite est posée la question de la présence – ou non – d’Attis. L’auteure est alors amenée à s’intéresser aux fêtes mises en place en 204 av. J.C., à celles qui ont ensuite été ajoutées, aux temples construits pour la Grande Mère, et aux personnes qui jouaient un rôle actif ou passif lors des cérémonies. Toute la dernière partie de l’ouvrage est consacrée au dossier du taurobole. Le livre s’achève sur une bibliographie sans mention des lieux d’édition, trois annexes, un index des sources et un index général qui facilitent grandement sa consultation.
Tout au long de son travail, l’auteure examine successivement les sources littéraires, épigraphiques, iconographiques et archéologiques, à propos de chacun des personnages ou des rites étudiés. Des « synthèses intermédiaires », résumés du chapitre qui précède immédiatement, scandent l’ouvrage, doté finalement d’une conclusion générale, dans laquelle sont regroupés les principaux résultats auxquels est parvenue l’auteure dans chacun de ses chapitres, et qui ouvre aussi quatre pistes de recherches jugées souhaitables.
Dans son approche attentionnée des sources, l’auteure est généralement très prudente et veut éviter l’écueil de la surinterprétation. C’est le plus souvent fructueux. Cependant elle décide p. 66 de comprendre au premier degré le nom de la divinité, et de voir en la déesse une « Mère » qui aurait dû donner « la vie à un autre être », sans prendre en compte le titre de mère régulièrement conféré à une déesse vierge comme Vesta, titre synonyme alors de « vénérable » ; déjà dans son manuel La Religion des Romains, Paris, 1998, p. 131, J. Scheid avait bien mis en évidence la qualité honorifique de ce terme, qui n’était pas seulement fonctionnel et pouvait parfaitement caractériser une divinité réputée vierge. Observons d’ailleurs que, dans Rome où les dieux n’avaient de mythologie que littéraire – surtout poétique –, le nom et l’épiclèse Mater pouvaient difficilement renvoyer à une procréation divine ; même Mater Matuta, Aurore qui apporte le Soleil, n’enfantait pas le Soleil selon G. Dumézil, et Tellus/Terra Mater fut rapprochée de Cérès par Ovide, Fastes, 1, 671-674, mais non pour en faire une mère procréatrice – « l’une fournit aux cultures leur origine et l’autre leur lieu » (trad. G. Dumézil, RRA, p. 375). L. Dubosson-Sbriglione se range volontiers aux avis de certains de ses prédécesseurs, qu’elle cite et résume de façon pertinente. Il arrive cependant que ces références laissent le lecteur un peu insatisfait : ainsi, que penser après les pages 54-55, dans lesquelles sont décrites les trouvailles archéologiques et les hypothèses de leurs inventeurs ? S’il est agréable de disposer aisément de tous ces éléments, on regrette un peu ce tableau laissé ainsi en suspens ; peut‑être aurait-il été judicieux de reconnaître qu’il est impossible d’aller au-delà, mais d’essayer de tirer quelques leçons d’une telle impasse. Le malaise du lecteur est alimenté par la page 67, où sont évoquées de « multiples statuettes d’Attis découvertes au Palatin », la note 178 renvoyant précisément aux pages 54-55 où la découverte de seulement « quelques statuettes » est mentionnée : une telle discordance n’est pas négligeable.
La prudence de l’auteure semble parfois poussée un peu au-delà du raisonnable. Ainsi, la numismatique (p. 16) est laissée de côté parce que les émissions monétaires « témoignent avant tout de la propagande religieuse impériale, sujet (…) peu abordé dans [son] propos » ; mais qu’est-ce qu’une propagande, et pourquoi ne pas la considérer comme un phénomène historique digne d’attention ? il ne s’agit pas seulement d’une décision politique puisque, si elle a réussi – terme d’ailleurs à définir –, il peut en naître un courant que l’historien ne doit pas ignorer, éventuellement révélateur de phénomènes antérieurs passés encore inaperçus ; si l’émission monétaire paraît sans écho, de multiples hypothèses peuvent être formulées quant à cette absence de répercussions, et autant de questions.
En revanche, quelques analyses suivies d’un choix motivé sont tout à fait intéressantes. Citons les pages 55-58 : la présentation du fronton figuré sur le relief emmuré dans la façade de la Villa Médicis (CCCA III, 2) est accompagnée de photographies dont la qualité est suffisante pour suivre la description qu’en fait l’auteure ; cette dernière choisit de se rallier aux hypothèses de R. Bell, « Revisiting the Pediment of the Palatine Metroön : a Vergilian Interpretation », PBSR 77, 2009, p. 84-93, et les motifs de son adhésion entraînent aisément le lecteur dans son sillage. Pour élucider le titre de frère conféré à Iulius Charelampes (AE 1914, 158 = CIL CIV, 4627 = ILS 9509 = CCCA III, 420) pourtant apparemment issu d’une autre famille que celle du dédicant, le raisonnement mené dans les pages 93-94 est convaincant, même s’il néglige quelques possibilités – par exemple un lien créé par une alliance matrimoniale – ; mais un certain nombre de maladresses syntaxiques obscurcissent malheureusement la pensée : « Iovinus se dit être », « Se pourrait-il alors…que le titre ne se réfère non à un lien de parenté… » ; la maladresse, liée sans doute à une erreur de « copier/coller », est encore plus évidente dans la description de la statue accompagnant l’inscription AE 1948, 32 = CCCA III, 376, presque incompréhensible – « un arbre de pin chargé de pommes ».
Pages 101-102, voir dans les Hilaria l’ancêtre du carnaval des chrétiens est effectivement très suggestif, bien que les déguisements envisagés – en Magna Mater ou Attis – ne semblent pas correspondre au texte d’Hérodien cité p. 101, selon lequel « il n’existe point de dignité si grande ni si considérable », que l’on ne puisse revêtir : il ne semble pas que les déguisements aient dû se rapporter à la déesse ou à Attis ; une grande diversité des travestissements contribuerait d’ailleurs encore davantage à rapprocher cet événement des carnavals. Les pages 115-120 sont également très séduisantes : la réinterprétation des fêtes de mars est argumentée et cohérente, globalement convaincante. Pages 307-317, la discussion menant au rejet du texte de Prudence, Perist. 10, 1006-1050, comme source pour comprendre le déroulement d’un taurobole, est tout à fait bienvenue. Cependant, l’originalité de cette démarche, revendiquée p. 397 et 407, est sans doute un peu exagérée. Il est vrai que Ch. Vendries acceptait le témoignage de Prudence, mais il ignorait le livre alors encore récent de Ph. Borgeaud, qui l’écartait de son corpus documentaire ; encore G. Forsythe, évoquait la douche de sang parmi les très anciens rites du culte de Cybèle, mais le livre de Ph. Borgeaud ne figure toujours pas dans sa bibliographie, alors que ce dernier ouvrage a ouvert ses lecteurs à une perception très critique du texte de Prudence.
Dès qu’il s’agit d’hypothèses impliquant des institutions, il semble que ce livre puisse difficilement faire l’unanimité des lecteurs. Ainsi, p. 137, lire que « nous supposons que les galles étaient […] des Romains ne possédant pas la citoyenneté » laisse rêveur, puisque seuls les citoyens romains étaient Romains, les autres personnes libres de l’empire étant latines ou pérégrines. De ce fait, la question (p. 389) du « culte romain », en soi extrêmement complexe, est encore rendue plus ambiguë, d’autant que l’auteure ne renvoie pas aux subtilités concernant le ritus Romanus et le ritus Graecus, bien étudiées par J. Scheid qui a montré que le ritus Graecus était une forme romaine de culte. De même, apprendre p. 36 que Scipion Nasica était « considéré comme pur par son jeune âge, encore non mêlé aux affaires politiques » ne peut que surprendre, s’agissant de la société romaine, dans laquelle les affaires de l’État étaient l’occupation la plus valorisée, à peu près seule digne d’un citoyen et assurément seule possible pour un aristocrate ; les « affaires politiques » n’avilissaient vraiment pas, elles valorisaient tout au contraire celui qui les assumait. Les prises d’augures ou d’auspices, les multiples obligations rituelles incombant aux magistrats, la cérémonie du triomphe, entre bien d’autres exemples, mettaient bien en évidence l’exacte coïncidence entre religieux et politique, et il aurait été efficace de souligner l’aspect diplomatique de la démarche romaine auprès d’Attale de Pergame en 204 av. J.-C. pour s’en rendre compte. La portée des termes institutionnels ne semble pas toujours bien mesurée : il est ainsi extrêmement difficile de voir, avec l’auteure, dans la procession des Megalesia (p. 84) ou dans les Hilaria (p. 101, note 103, en reconnaissant un aspect parodique) un « cortège triomphal » puisqu’un tel rituel supposait une victoire sur un ennemi légitime dont Jupiter était remercié au Capitole. Bien sûr, l’auteure a pu utiliser cette expression dans son sens moderne, très éloigné de sa signification romaine ; mais il aurait été utile de le préciser. D’autant que traduire praetor trivmf(alis) par « préteur honoré du triomphe » (p. 518, n°132 du catalogue) dans une inscription datée du 4 septembre 385, ne contribue pas à éclairer la manière dont L. Dubosson-Sbriglione conçoit le triomphe et son histoire ! A. Chastagnol, en particulier, signale bien que cette préture fut une création du IVe s., période à laquelle il était assurément impossible à tout préteur, et même à quiconque, de recevoir un triomphe ; cette erreur commise p. 518 est peu compréhensible puisque, à propos du n°106 de son catalogue, p. 504, l’auteure fait justement référence au texte d’A. Chastagnol et cite l’article dans lequel est identifiée cette préture. Les institutions de l’Empire tardif sont traitées avec un peu de légèreté : l’adresse du texte du Code Théodosien XVI.10.20 (p. 221), mentionnant Honorius et Théodose, ne peut être interprétée comme le « signe qu’elle [la décision] fut prise unanimement par les co-empereurs », mais seulement comme le signe que l’empire n’était pas juridiquement coupé en deux – occident et orient. Ces approximations sont assez nombreuses, également quand il s’agit des premiers siècles de notre ère. Ainsi, il est certain que traduire publice par « en public » (passim) n’est pas judicieux, puisque l’expression française ne suppose que la présence d’une certaine assistance, non le caractère officiel du rite ou d’un personnage. Généraliser à tous les calendriers antiques la coutume d’indiquer des jours fastes et des jours néfastes est aussi un peu délicat : c’étaient là des catégories romaines que les cités pérégrines de l’empire n’avaient pas à respecter, et faire des jours fastes des journées consacrées aux activités humaines tandis que, les jours néfastes appartenant aux dieux, « les activités humaines devaient cesser pour laisser place aux activités religieuses » (p. 355) ne rend pas compte d’une réalité autrement complexe : la classification des jours en « fastes » et « néfastes » était juridique et induisait – ou non – la possibilité de convoquer des tribunaux, des séances du Sénat, des Comices ; quant à l’obligation de participer à des cérémonies religieuses, elle ne concernait le plus souvent que des magistrats. En revanche, bien des actes religieux pouvaient avoir lieu au cours de jours dits « fastes » : il n’est que de songer aux vœux solennels du 1er janvier au Capitole à Rome, le 1er janvier étant un jour « faste » ; aussi ne semble-t-il pas assuré que « le prêtre supérieur du sanctuaire, qui tenait compte du calendrier local établi par les autorités politiques, veillait à ce que le jour soit néfaste » pour célébrer un taurobole (p. 355).
En revanche, le catalogue des acteurs du culte, aussi exhaustif que possible, est fort utile, et met bien en valeur les difficultés rencontrées par l’historien(ne) qui s’intéresse à ce corpus. Les descriptions sont attentives, les diverses hypothèses possibles sont étudiées, tous les documents actuellement disponibles sont passés en revue. Cependant, il est extrêmement décevant de voir une jeune chercheuse persister à traduire tibia et tibicen par « flûte » et « joueur de flûte » (passim), alors que déjà A. Baudot, puis Ch. Vendries, montrent fort bien qu’il s’agissait de hautbois et que les instrumentistes étaient des hautboïstes.
La partie consacrée aux taurobole et criobole, avec l’annexe 2, sera désormais précieuse pour les enseignants et les étudiants. Mais, outre les erreurs signalées ci-dessus, quelques problèmes ponctuels supposent un usage prudent des inscriptions et de leurs traductions (les ii des génitifs, les gentilices impériaux p. 462 n°12 ou p. 493 n°s85 et 86, entre autres).
Avec ses 551 pages, le livre est imposant ; et pourtant, il paraît parfois trop court. Ainsi, les sociétés du monde romain sont parfois évoquées à propos du patronage des associations ou des personnages qui apparaissent dans les inscriptions tauroboliques. Il semble qu’il aurait été possible d’approfondir : les liens entre individus et sociétés civiques, sous‑entendus, auraient pu faire l’objet de réflexions. J. Scheid ouvrait bien des pistes qu’il aurait été possible de suivre. De même, le paradoxe d’une divinité venue de Phrygie à Rome dont le culte, à quelques exceptions près, n’a laissé de trace qu’en occident, aurait pu soulever plus de questions. Affirmer qu’il s’agit d’un culte romain, quand il est attesté dans une cité italienne ou une colonie romaine de province, est tout à fait pertinent ; en déduire qu’il pourrait être organisé de manière uniforme partout où il apparaît est impossible, et il aurait sans doute été utile de le souligner davantage.
Bien évidemment, comme pour tout ouvrage de cette ampleur, des coquilles entravent parfois la lecture. Dans nombre de cas, c’est aisément rectifiable, bien que les multiples erreurs de conjugaison et d’accord – entre sujet et verbe, entre nom et épithète…– soient assurément très regrettables. Parfois, les inexactitudes sont plus gênantes : par exemple p. 309, Eusèbe de Césarée aurait vécu plus de 130 ans. Certaines phrases sont obscurcies par le choix d’un vocabulaire étrange ou inapproprié. Ainsi p. 396, « l’imagerie taurobolique montre presque exclusivement la victime au profit des êtres humains » ou p. 85 « À notre avis toutefois, cette affirmation est aléatoire » – caractéristique vraiment étonnante pour une affirmation insérée dans un ouvrage scientifique. De même, il peut sembler abusif de décrire à peu près systématiquement le vêtement des archigalles comme un « accoutrement » (p. 187, 190, 191), terme à connotation nettement péjorative en français, qui ne sied pas dans une réflexion historique, dont le but est de comprendre un phénomène. Enfin, on peut s’interroger sur l’opportunité de ne fournir qu’une traduction en italien, certes excellente, de certains textes en latin (Arnobe p. 91 et 98) ou en grec (p. 335 : AE 1923, 29 = CCCA III, 239), dans un ouvrage en français : s’il s’agit d’aider un lecteur qui pourrait peiner à comprendre le sens d’un document complexe, comme l’affirme l’auteure p. 334, ne serait-il pas nécessaire de risquer une traduction en français, sans s’interdire de signaler en note ou entre parenthèses les expressions jugées particulièrement heureuses trouvées par les traducteurs italiens ?
Cet ouvrage ambitieux devait être « une synthèse des connaissances sur le culte romain de la grande Mère des dieux » (p. 19) ; il remplit en partie cet objectif et met dans les mains du lecteur une documentation considérable et une réflexion intéressante.

Annie Vigourt, Sorbonne Université, Faculté des Lettres

Publié dans le fascicule 2 tome 121,  2019, p. 566-570