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Décidément, le comparatisme historique a la cote ces dernières années. Alors que, il y a quelques décennies encore, toute comparaison entre des civilisations séparées par le temps et l’espace était considérée comme fondamentalement viciée, car sujette de manière intrinsèque à de nombreux anachronismes et au risque de simplification abusive, ces dernières années ont vu un regain d’intérêt pour le sujet, bien que largement confiné au monde scientifique anglo-saxon. L’ouvrage « Eurasian Empires in Antiquity and the Early Middle Ages » est un bel exemple de ce renouveau et illustre à la fois les nombreux bénéfices, mais aussi les risques d’une telle approche comparative. Bénéfices, car il est évident que les sciences historiographiques ont tout à gagner d’une vision plus globale de questions souvent confinées à des spécialisations disciplinaires et thématiques très restreintes et donc bien souvent dans l’ignorance la plus totale de ce qui concerne les approches avoisinantes ; risques, car il est clair que le comparatisme est encore à la recherche de paradigmes méthodologiques propres et, dans l’immédiat, souffre de la tentation de confondre comparaison avec juxtaposition et morphologie avec interconnectivité.

Cette incertitude ressort déjà dans la (très courte) introduction du présent ouvrage (p. 1-12), signée uniquement par deux des trois éditeurs (Hyun Jin Kim et Frederik Juliaan Vervaet) et dont les pages 1 à 4 seulement traitent quelque peu de questions méthodologiques, le reste étant réservé à des résumés des articles composant le corps du livre. Le but du livre semble, à première vue, comparatif : « This book seeks to explore from a comparative and interdisciplinary perspective the history and archaeology of the Ancient and Early Medieval empires that once dominated the vast landmass of Eurasia. […] The book will highlight both the similarities and the differences between these imperial traditions” (p. 1). Après avoir nommé, sur une demi-page, les études de Lloyd, Kim, Zhou et Scheidel comme seuls précurseurs importants de la discipline, l’introduction les coiffe pourtant d’un bémol : « The one methodological weakness that could potentially undermine the value of comparative research on Greece-Rome and China was its inability to identify sufficiently the points of contact, interactions and mutual influence between the two civilizational spheres. In order to remedy this problem it is necessary to look at what lies between […]” (p. 2-3). Le recenseur avoue ne pas comprendre cette logique: le comparatisme, par essence, compare deux éléments différents, mais ne se concentre pas, à priori, sur leurs interactions (bien que personne ne niera l’importance de l’étude du contexte respectif dans le cadre du comparatisme). De plus, l’annonce quelque peu grandiose que « This comprehensive approach, we believe, provides a more rigorous methodological paradigm for both assessing and analyzing the history, development and legacy of Eurasian empires” (p. 4) reste largement un vœu pieu, car la conclusion ne reviendra que de manière marginale sur ces points de méthode et de paradigme.

Le cadre de ce compte rendu ne permet malheureusement pas de faire honneur à chacun des articles, mais nommons au moins leurs thématiques générales. La première partie de l’ouvrage est consacrée à « Political Organization and Interactions of Eurasian Empires ». Elle est introduite par Hyun Jin Kim qui, dans « The Political Organization of Steppe Empires and their Contribution to Eurasian Interconnectivity: the Case of the Huns and their Impact on the Frankish West » (p. 15-33), postule une influence directe du système politique des Huns sur l’émergence du féodalisme franc, n’attribuant que peu d’importance à l’héritage romain ou germanique sur cette évolution (une thèse audacieuse, à laquelle peu d’antiquisants souscriraient avec une telle assurance). Puis, dans « Tang China’s Horse Power: the Borderland Breeding Ranch System » (p. 34-59), Jonathan Karam Skaff analyse l’interaction entre les Chinois et les peuples d’Asie Centrale en ce qui concerne l’organisation de l’élevage des chevaux et insiste sur la nature plutôt symbiotique qu’antithétique des contacts. Finalement, Selim Ferruh Adalı, dans sa contribution intitulée « Cimmerians and the Scythians: the Impact of Nomadic Powers on the Assyrian Empire and the Ancient Near East » (p. 60-82), étudie l’effet de l’invasion cimmérienne sur le Proche Orient et met en avant les liens entre construction (et déconstruction) d’empires universels et action nomadique.

La deuxième partie concerne les « Socio-Institutional Aspects of Eurasian Empires ». Frederik Juliaan Vervaet, dans « Honour and Shame in the Roman Republic » (p. 85-109), décrit le binôme honneur et honte comme force majeure de l’action politique et du statut social de l’aristocratie sénatoriale romaine ; Mark Lewis, dans « Honour and Shame in Han China » (p. 110-132), se livre au même exercice, mais centré sur la Chine impériale (une juxtaposition malheureusement non suivie d’une véritable comparaison). Walter Scheidel, finalement, dans « Slavery and Forced Labour in Early China and the Roman World » (p. 133-150), compare les différents degrés de contrôle étatique sur la gestion des esclaves et insiste, en dépit de nombreuses analogies, sur le degré de décentralisation nettement plus important dans le cas romain.

La troisième partie est intitulée « Cultural Legacies of Eurasian Empires ». Nous y trouvons Alexander Beecroft avec un article sur « Homer and the Shi Jing as Imperial Texts » (p. 53-173), étudiant l’appropriation, par l’idéologie impériale respective, de textes classiques pas vraiment adaptés à ce besoin, alors que Samuel N.C. Lieu, dans « The Serpent from Persia: Manichaeism in Rome and China » (p. 174-202), brosse un large tableau de l’expansion du manichéisme et des nombreux effets (religieux, linguistiques, institutionnels) qu’il eut sur les interactions eurasiatiques.

La quatrième et dernière partie, « Archaeology of Eurasian Empires », nous mène vers une série de questions matérielles. Ainsi, le groupe d’auteurs Antonio Sagona, Claudia Sagona et Aleksandra Michalewicz étudient, dans « Alans in the Southern Caucasus » (p. 205-250), les traces laissées par les Alans dans le Caucase et témoignant de la riche interaction entre sociétés sédentaires et nomadiques. Osmund Bopearachchi, dans « Greeks, Scythians, Parthians and Kushans in Central Asia and India » (p. 251-274), donne une vue très globale de l’histoire de la région frontalière entre Asie Centrale et Inde avec un accent particulier, étant donné la pauvreté de nos sources littéraires, sur nos témoignages numismatiques et artistiques. Michelle Negus Cleary finalement, dans son article « Enclosure Sites, Non-Nucleated Settlement Strategies and Political Capitals in Ancient Eurasia » (p. 275-312), propose une analyse comparative de différents sites essentiellement chorasmiens associés au pouvoir politique et caractérisés par des enclos monumentaux probablement jamais véritablement urbanisés, outre un centre politico-cérémonial. L’ouvrage se trouve clôturé par une (très courte) conclusion (p. 313-317), signée par les trois éditeurs, et un index (p. 318-333).

En somme, nous nous trouvons en présence d’un ouvrage collectif solide et certainement d’une grande utilité pour l’étude d’un certain nombre de questions touchant à l’histoire de l’Eurasie et des nombreux liens entre les sociétés qui la composèrent de l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge. Néanmoins, nous ne pouvons que souligner l’écart notable entre le cadre introductif (et conclusif) et les articles proprement dits. Tout d’abord, l’on a l’impression constante que les éditeurs confondent (ou du moins associent abusivement) les concepts très différents de comparatisme entre différentes civilisations et l’étude de leurs interactions à longue distance, et l’on serait même tenté de dire que les deux approches s’excluent mutuellement ou, en tout cas, n’ont pas grand-chose à faire l’une avec l’autre. Ainsi, l’on pourrait dire que les articles de Kim, Skaff, Adalı, Sagona et al. et Bopearachchi sont essentiellement centrés sur l’interconnectivité, ceux de Scheidel, Beecroft, Lieu et Cleary sur le comparatisme, alors que ceux de Lewis et, paradoxalement, de Vervaet, pourtant l’un des éditeurs, n’ont pas vraiment de rapport avec le sujet principal de l’ouvrage : les deux traitent, certes, du même sujet (d’abord dans le domaine romain, puis chinois), mais aucun des deux auteurs ne tente de les comparer (ou « connecter »). De plus, en dépit de l’introduction quelque peu grandiloquente – les éditeurs qualifient leur projet de « first ever attempt to approach the political, socio-institutional and cultural history of Eurasian empires in Antiquity and the Early Middle Ages together with such a holistic perspective » (p. 4) – l’on cherchera en vain une analyse des (nombreux) fils rouges reliant les différentes contributions. Un dernier point de détail : tout en sachant que la nécessité de trouver des financements extra-universitaires force le monde scientifique à adopter un langage souvent plus centré sur le marketing que sur l’objectivité, l’ouvrage présent semble particulièrement affecté par ce défaut, et les nombreuses hyperboles dans la description que les éditeurs donnent des buts et résultats de leur projet est en décalage flagrant avec les résultats plus menus. En conclusion : une série de contributions importantes et utiles, mais un cadre malheureusement un peu bâclé, du moins par rapport à sa propre auto-description.

David Engels, Instytut Zachodni,  Poznań- Université Libre de Bruxelles

Publié en ligne le 5 décembre 2019