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Le présent ouvrage est un recueil de onze articles, en français et en anglais, reprenant le contenu de certaines communications d’un colloque portant le même titre, qui s’est tenu en 2012 à l’Institut National d’Histoire de l’Art à Paris et venait conclure le programme européen de recherche FIGVRA consacré aux représentations du divin dans les mondes grec et romain. L’ambition de l’ouvrage était d’étudier la manière dont ces dernières, qu’elles soient mentales, poétiques, iconographiques ou cultuelles, pouvaient être le lieu de reconfigurations et de dynamiques à travers le temps. Adoptant en cela une attitude rappelant le practical turn, Nicole Belayche et Vincianne Pirenne-Delforge mettent, dans leur prélude, l’accent sur la plasticité des représentations divines et l’importance de comprendre comment les anciens ont pu modeler à partir d’expériences concrètes « ces instances surnaturelles qui n’appartiennent pas au monde de l’observation[1] ».

La première partie, « Tradition mythique et images », étudie la mise en scène mythologique de la confection du caractère divin de figures ontologiquement ambiguës. Les trois études qui la composent examinent les gestes et les attributions d’objets ou de qualités qui marquent, dans des représentations iconographiques ou littéraires, le passage au statut de dieu de personnages qui n’en étaient pas. Corinne Bonnet et Iwo Slobodzianek (21-40) étudient dans les textes sumériens d’Inanna et Enki et des Lamentations la manière dont sont attribuées de manière dynamique et pragmatique aux dieux les me, « puissances divines », et comment leur promotion et leur destitution obéissent à un cycle entre ordre et chaos. Gabrielle Pironti et Vincianne Pirenne-Delforge (41-57) analysent la représentation iconographique d’Héra sur un ensemble de vases et montrent comment leur lecture, si on l’affranchit des présupposés portés par les textes littéraires, permet d’établir une image plastique de la déesse, qui loin de se limiter à la marâtre persécutrice de la mythologie, représente également l’instance de légitimation d’Athéna, Dionysos et Héraclès, bâtards de Zeus, au sein du groupe des dieux Olympiens. C’est alors l’épouse bafouée qui par un accueil concret « ‘fabrique’ les dieux » engendrés par son mari. Enfin, Anne Jaccottet (59-78) s’intéresse à la représentation du bain des nouveau-nés que sont Dionysos, Achille et Jésus afin de comprendre comment cet épisode, absent des récits mythologiques, marque moins, comme le pensait G.W. Bowersock, leur accès à un statut divin, que l’affirmation de leur origine mortelle qu’ils auront par la suite dépassée en devenant dieux.

Avant même de poser la question de la manière dont les hommes ont pu « fabriquer » les dieux, c’est donc avec une mise en abîme de ce thème que s’ouvre étrangement l’ouvrage. Cependant, celle-ci n’est jamais réellement thématisée et jamais ne se pose frontalement la question de la manière dont les hommes « fabriquent » la « fabrique » mythologique des dieux : le sens de l’intégration d’éléments très concrets – comme la charpenterie – à la liste des puissances divines d’Inanna gagnerait à être interrogé, tout comme les éléments concrets des bains, qui sont loin d’être représentés de la même manière. De même l’image est bien souvent considérée comme telle, sans que la question de l’adaptation du récit mythologique au support iconographique soit posée. En tant que l’image est avant tout la construction d’une occupation de l’espace, il n’est pas impossible que le choix de la représentation d’Héra ait aussi eu des raisons plus pragmatiques d’équilibre de composition, qui ont peut-être été à l’origine d’une réinterprétation des mythes. Aussi eût-il sans doute été ici opportun de mentionner les traces des mains de l’homme dans une approche parfois plus pragmatique de la « fabrique ».

L’approche ritualiste qu’adopte la deuxième partie, « Spéculations érudites et dynamiques visuelles en contexte romain », travaille la question de la fabrique de la représentation divine non plus sous le prisme de la figuration, mais de la délégation. C’est ainsi que John Rüpke (79-92) avance que les prêtres romains, et notamment le Flamen Dialis, n’entretiennent pas avec le dieu dont ils sont les représentants un rapport d’incarnation, mais tirent plutôt leur autorité religieuse du contrôle d’un savoir divin – bien qu’il n’en précise jamais vraiment le contenu. John Scheid montre à son tour (93-104) comment les érudits romains furent, dans le cadre des réformes religieuses des Jeux Séculaires et des Frères Arvales sous Auguste, à l’origine de « nouvelles constructions rituelles à partir de segments rituels conservés dans les mémoires et les grimoires » (103). Il s’intéresse plus particulièrement à la manière dont l’intervention des érudits, porteurs d’un savoir sur la tradition, est paradoxalement le ferment d’innovations majeures dans la construction des rituels et des sacerdoces. Dans un excellent article (105‑125), Sylvia Estienne étudie la procession comme lieu de fabrication du divin : après avoir montré comment les spectateurs des processions apportent aux figures divines un supplément de divinité par leurs acclamations, elle montre de manière très fine comment l’ordonnancement des dieux dans la procession informe la manière de les concevoir comme panthéon (qui devient véritablement la trame de la pensée sur les dieux), pour terminer sur la manière dont l’inclusion à l’intérieur de ces processions des membres de la famille impériale est une manière de les faire accéder (de construire leur divinité) au divin. Enfin, Olivier de Cazanove et François Fouriaux (126‑142) se fondent sur les données archéologiques pour reconstituer de quelle manière les hommes de l’antiquité percevaient le sanctuaire du Cigognier à Avenches et pour essayer de comprendre le fonctionnement visuel des complexes religieux des théâtres-temples. En s’appuyant sur les notions d’intériorité et d’extériorité ainsi que sur celle de haut et de bas, ils montrent comment la configuration architecturale de ces sanctuaires construit un lien particulier entre le dévot et le dieu, tant dans la position surplombante des temples par rapport aux gradins que dans le parcours vers le divin qu’elle établit dans l’espace.

L’approche suivie dans ces articles se veut résolument plus pragmatique que la précédente pour entrer dans l’ouvroir du divin, et ce de manière très réussie tant que restent étudiés ensemble le processus même de fabrication et l’objet qu’il cherche à réaliser. Aussi, si les démonstrations de Sylvia Estienne et John Scheid sont des plus convaincantes, on reste bien plus sceptique devant la définition d’un prêtre romain par un savoir dont ni la pratique ni l’objet ne sont vraiment déterminés, ou devant une reconstitution de ce que les hommes pouvaient voir des temples qu’ils avaient construits, qui jamais ne donne d’autre sens à cette mise en espace que la supériorité des dieux. La catégorie du « théâtre-temple » pose en effet la question de savoir qui du temple ou du théâtre intègre l’autre pour comprendre de quelle manière s’articulent ces deux dispositifs scénographiques dans leur composante visuelle : intégrer dans un sanctuaire donné un espace théâtral et consacrer un temple à l’intérieur d’un complexe théâtral ne programment peut-être pas la même perception du divin.

La troisième partie de l’ouvrage, « Dynamiques narratives et performances » (143-226), explore non plus la fabrique du divin à l’intérieur du mythe ou la construction ritualiste de l’espace divin, mais la manière dont la représentation du divin se construit à l’intérieur de performances artistiques, théâtrales ou hymniques, synthétisant d’une certaine manière les deux perspectives de recherche précédentes. Pierre Brulé (143-166) s’intéresse pour commencer à l’utilisation du deus ex machina chez Euripide pour montrer comment ce topos théâtral est un cadre privilégié de la représentation du divin. À travers une étude minutieuse des textes, Pierre Brulé explore les implications sensorielles – à travers le voir et l’entendre – et intellectuelles – à travers l’écoute – d’une telle représentation in vivo du divin sur les spectateurs. L’article se révèle particulièrement habile dans la distinction subtile qu’il opère entre ce moment propre de la représentation théâtrale et d’autres comme l’épiphanie – plus réelle et directe – ou le mythe – qui est une représentation sans incarnation. Dans l’article suivant, Nicole Belayche (167-182) s’arrête sur la pratique des hymnes dans la religion grecque à l’époque romaine en se demandant s’il s’agit de lieux du « processus d’élaboration ou de la transformation de la représentation du divin » (168). Tout en montrant que cette pratique cultuelle est le lieu d’une expérience intense, mais qui n’aboutit pas à une forme d’enthousiasme au sens étymologique du terme, elle conclut que cette pratique, avant tout mémorielle, est le lieu d’une affirmation conservatrice des qualités et attributs divins, et ce même à des époques d’innovation théologique. À l’inverse, Gianfranco Agosti (183-211) affirme à propos des Hymnes de Proclus que « le philosophe les a conçus comme une réponse à la poésie chrétienne en vers épiques, en utilisant une stratégie complexe de codesphrases et d’allusions ‘contrastives’ »(206). Cette réponse aurait eu pour corollaire, chez Proclus et les autres auteurs païens du Ve siècle, une modification des représentations divines – et notamment des Muses – dans le sens d’une plus grande spiritualisation de l’idée divine, au contact des représentations chrétiennes. Enfin, Jean-Daniel Dubois (213-226) étudie le dialogue entre le rituel gnostique du baptême et le mythe fondateur de la chute de l’éon Sophia en dehors du Plérôme pour montrer comment la pratique religieuse informe partiellement la représentation que les fidèles se faisaient de la divinité et vice versa.

Il ne fait aucun doute que c’est ici que se réalise pleinement le programme de l’ouvrage, et plus particulièrement dans l’étude magistrale de Pierre Brulé qui montre avec beaucoup de finesse comment certains détails concrets de la performance théâtrale façonnent les cadres de la pensée religieuse des hommes de l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. Jean-Daniel Dubois aussi, s’il ne réussit pas à donner toujours à la doctrine gnostique, difficile, la plus grande clarté, montre de manière convaincante comment la gestuelle du baptême informe et est informée par les mythes gnostiques. On regrette en revanche que la réponse négative que Nicole Belayche apporte à sa question de départ n’aboutisse qu’à un constat de conservatisme : la « fabrication » du divin ne passe pas nécessairement par « le développement de nouvelles facettes, voire d’une nouvelle représentation de la divinité », mais peut s’inscrire dans une affirmation d’un conservatisme qui est lui-même une construction et qu’on aurait aimé davantage thématisé comme tel.

Du point de vue éditorial, l’ouvrage, doté d’une série de vingt-deux planches d’illustrations, ne souffre que de très peu d’erreurs d’édition : la référence aux planches IVa et IVb est intervertie à la page 48 et il y a un décalage dans les lignes du tableau de la page 62. S’il faut saluer la mise en page agréable et un ouvrage très maniable, il est dommageable que le renvoi aux sources n’ait pas été l’objet d’une systématisation permettant aux lecteurs de s’y retrouver au mieux selon leur maîtrise des langues anciennes : certains articles ne proposent que le latin sans traduction, d’autres la traduction sans le texte grec, d’autres enfin utilisent le sigma lunaire dans leur retranscription du grec.

On regrette également qu’un tel ouvrage soit dépourvu de conclusion, d’autant que si, la plupart du temps, les ouvrages collectifs manquent de cohésion, l’architecture de l’ouvrage fait preuve d’une vraie progressivité. À cet égard, il faut saluer le travail des éditrices, qui, s’il use de la conjonction de coordination et dans les titres davantage pour rassembler la diversité que pour conférer une unité à l’ensemble, a parfaitement su percevoir les différents courants historiographiques liant les différents articles en réorganisant fort intelligemment le plan du colloque initial en fonction du contenu des communications : la première partie s’intéresse au domaine grec classique en poursuivant les travaux d’analyse des mythes engagés par Jean-Pierre Vernant, la seconde continue l’exploration ritualiste de la religion romaine autour de la figure tutélaire de John Scheid, quand la troisième s’engage résolument dans la voie exploratoire proposée par le programme FIGVRA pour étudier la performance rituelle comme lieu dynamique des représentations religieuses. Loin de se limiter à l’édition d’actes de colloque, l’architecture du livre rend donc les articles pertinents les uns par rapport aux autres. Il est du reste symptomatique que, la plupart du temps, ces orientations historiographiques soient attachées à des périodes historiques données et que les analyses des faits les plus tardifs apparaissent souvent comme les plus libres de reconfigurations intellectuelles. D’une certaine manière, l’intérêt principal de l’ouvrage consiste dans l’invitation à dépasser certaines approches très fixistes des religions antiques pour en comprendre la nature dans les dynamiques mêmes qui les traversent. À ce titre, les analyses de Sylvia Estienne et de Pierre Brulé sont exemplaires en ce qu’au‑delà de l’objet qu’elles traitent, elles s’érigent en modèles d’une analyse fine et pertinente d’un phénomène en perpétuel renouvellement au sein d’un cadre conservateur.

Manfred Lesgourgues

Table des matières :

‘Fabriquer du divin’ : en guise de prélude (N. Belayche, V. Pirenne-Delforge)

Traditions mythiques et images

De la steppe au bateau céleste ou comment Inanna accomplit son destin entre mythe et rite (C. Bonnet, I. Slobodzianek)

Héra et les enfants de Zeus : la ‘fabrique’ de l’Olympe entre texte et image (G. Pironti, V. Pirenne-Delforge)

Créer en images l’identité divine ? Achille – Dionysos – Jésus : le bain du nouveau‑né (A.‑F. Jaccottet)

Spéculations érudites et dynamiques visuelles en contexte romain

The Role of Priests in Constructing the Divine in Ancient Rome (J. Rüpke)

Spéculation érudite et religion. L’interaction entre l’érudition et les réformes religieuses à Rome. ( J. Scheid)

La construction du divin au prisme des processions à Rome (S. Estienne)

Points de vue sur les dieux. Temples et théâtres, problèmes de visibilité (O. De Cazanove, F. Fouriaux)

Dynamiques narratives et performances

Voir et entendre le dieu apo mêkhanês d’Euripide (P. Brulé)

Les performances hymniques, un ‘lieu’ de fabrique de la représentation du divin ? (N. Belayche)

Chanter les dieux dans la société chrétienne : les Hymnes de Proclus dans le contexte culturel et religieux de leur temps (G. Agosti)

Les représentations valentiniennes du divin sont-elles modelées par le rituel gnostique ? (J.‑D. Dubois)

[1]. Comme défini dans les objectifs du projet FIGVRA : http://anhima.fr/spip.php?article631.