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On aimerait que toutes les cités grecques disposent d’une étude sur leur territoire comparable à celle que vient de publier S. Fachard (SF) sur Érétrie. Il s’agit de l’aboutissement d’un travail d’équipe à mettre au crédit de l’École suisse d’archéologie qui fouille ce site depuis 1964. Le mérite revient à l’auteur d’avoir mené à bien personnellement une série d’études et de synthétiser des informations et des recherches faisant appel à tous les domaines de l’archéologie : géographie, épigraphie, démographie, céramologie contribuent à donner une image globale du territoire érétrien et de son histoire, essentiellement aux époques classiques et hellénistiques.

L’ouvrage est composé de deux parties et de onze chapitres. La première partie intéresse le territoire (aspects géographiques, organisation politique, frontières, voies de communication, population et ressources) ; la seconde est centrée sur  les  fortifications  (localisation,  typologie  et  fonctions).

De la première partie, on retiendra particulièrement la discussion sur la localisation des dèmes. Aux alentours de 400 av. J.-C., le territoire érétrien était réparti en cinq districts qui formaient le cadre pour l’organisation militaire de la cité, comme l’a montré D.  Knoepfler  :  cinq  taxiarches,  500  hippeis et, sans doute, 5 000 fantassins. Le maître de l’épigraphie érétrienne avait aussi réparti les dèmes entre les différents districts ; le mérite de SF est d’avoir précisé, discuté et parfois corrigé les  propositions  de  D.  Knoepfler  grâce  à  une  connaissance incomparable du terrain et à des campagnes systématiques de prospection qui permettent de comparer les données, littéraires et  épigraphiques,  avec  les  sites  identifiés  sur  le sol (Ch. III). Les résultats sont enregistrés dans des cartes très claires qui donnent l’état des sites prospectés, de l’Helladique récent à l’époque romaine, et forment une véritable carte archéologique : comme ailleurs en Grèce, ce sont les sites des périodes classique et hellénistique qui sont les plus nombreux et les petits nuclei l’emportent sur les grandes concentrations, exception faite de la ville d’Érétrie. Le même soin est mis à rechercher les frontières (du côté de Chalcis et de Karistos), qui  ne  sont  pas  faciles  à  fixer  en  l’absence  de  textes ou de bornes (Ch. IV) ; là encore ce sont  les  prospections  au  sol  et  la  réflexion  sur  les implantations humaines et le terrain qui apportent les réponses {{1}}. Dans ces deux chapitres peut-être une trop grande confiance est-elle faite  à la géographie, utilisée au sens de topographie : « les cinq districts sont autant de terroirs… les dèmes qui (les) composent constituent autant de microrégions…(p. 76) » et plus loin (p. 83) : « Torrents, montagnes, cols, lignes de crête, sommets, ravines – on retrouve le faciès typique des démarcations frontalières, telles qu’elles apparaissent dans les inscriptions ». Soit, et qui pourrait nier que la topographie ne joue un rôle ? Pourtant, comme l’auteur le montre incidemment, la frontière est un élément entièrement mouvant ; pour grossir le trait, ce n’est pas la géographie qui crée la frontière, c’est l’histoire et la politique. Après tout, la guerre lélantine, une affaire de frontière entre Chalcis et Érétrie, n’en est-elle pas le meilleur exemple pour l’Antiquité au même titre que l’annexion de la Messénie par Sparte ? Pourquoi le fleuve  Lélante ne forme-t-il pas la limite entre Chalcis et Érétrie ? Sparte étend ses frontières au-delà du Taygète qui forme une véritable barrière naturelle. En dehors de la lecture fort précieuse des ouvrages de D. Rousset, peut-être faudrait-il se nourrir de toute une littérature et une réflexion  sur la frontière à l’époque contemporaine, menée par D. Nordman ou A. Couderc {{2}} ; on y apprend que la géographie n’est que seconde dans les délimitations des territoires et le résultat d’un rapport de force entraînant, selon les périodes, des changements dans l’espace sans lien avec la topographie et créant une zone ouverte aux franchissements de toutes sortes.

Après avoir décrit l’organisation du territoire érétrien, SF consacre un chapitre à la population et aux ressources (Ch. VI). Il critique, sans doute à juste titre et après bien d’autres, les calculs de M. Hansen sur la population des cités grecques, mais je ne le suivrai pas dans sa propre démonstration : je ne crois pas que l’on puisse passer d’un nombre total d’hommes entre 3 400 à 3 800 à la population libre totale en multipliant ce chiffre par deux ( « 6 800 et 7 600 habitants, femmes et enfants, mais sans les métèques ni les esclaves », p. 112) ; à cette estimation minimale, il préfère finalement 10 000-12 000 individus en  se fondant sur un nombre restitué des éphèbes. Je crains que tous ces calculs ne soient vains et je retiendrai plutôt l’indice de D. Knoepler qui estime que les hoplites mobilisables devaient être au nombre de 5 000. Il n’est pas besoin d’aller plus loin et de faire effort pour calculer la  population  globale  avec  des  coefficients  fantaisistes ; il suffit de comparer ce chiffre, si  besoin est, avec celui d’autres cités dont nous connaissons assez fréquemment le nombre de mobilisables pour montrer qu’Érétrie n’était pas une cité négligeable, même si, quels que soient les calculs, on obtient des densités assez faibles.

Comment cette cité avait-elle organisé sa défense ? C’est à cette question qu’est consacrée la deuxième partie. Celle-ci s’ouvre par un exposé historiographique montrant la façon dont a été conçue par les auteurs contemporains la défense du territoire des cités grecques {{3}}, le débat se nouant autour du livre de J. Ober sur l’organisation défensive d’Athènes {{4}}. Ce dernier avait cru pouvoir montrer que le système défensif athénien suivait un plan stratégique dans lequel s’insérait le réseau de forteresses. C’est la critique de cette conception qui anime toute la deuxième partie. Les sites fortifiés sont répartis en quatre catégories : les  forteresses, points d’appui stratégiques dotés d’une garnison, l’habitat fortifié, les tours et les  fortins, ces derniers faits de murs de pierre sèche et sur la fonction desquels on peut hésiter (parc à bestiaux ou, plutôt, pour l’auteur, site de refuge temporaire). 178 sites sont répertoriés, décrits et datés : photographies, – dont l’échelle est parfois donnée par une figure humaine comme  dans l’ancien temps ! –, plans et restitutions fournissent un matériel d’une richesse exceptionnelle et composent un catalogue qui ne mérite que des éloges (Ch VIII, p. 135-240). Ce catalogue est soigneusement exploité dans les chapitres suivants : on notera une discussion serrée sur la datation de l’appareil trapézoïdal à décrochement qui caractérise les murailles du IV e siècle mais qui perdure pendant la période suivante, un effort pour estimer le coût des ouvrages et la durée des constructions et un souci pour interpréter l’ensemble d’un système de défense qui comptait vers 300 av. J.-C. deux forteresses (à chaque extrémité du territoire) et  une  dizaine  d’habitats  fortifiés.  La  réponse  est clairement exprimée (p. 293) : « Dans l’Érétriade et en Attique, les deux territoires que nous connaissons le mieux, la construction de  fortifications dans la chôra répond d’abord à une protection des habitats et des terroirs, ensuite seulement à des objectifs stratégiques ». Même les forteresses ont un rôle de protection des habitants et de leurs récoltes ; la plupart des ouvrages offrent une position de repli sécurisé et ne sont pas des postes défendant des frontières et des routes de pénétration ; le développement de ces ouvrages s’étale dans le temps et ne correspond pas à un plan stratégique pour répondre à une menace précise. Mais comme, à l’époque qui nous intéresse l’ennemi vient de la mer, on aurait aimé que la synthèse insiste plus précisément sur la défense côtière : sur la côte Est, l’absence de bons mouillages (et les courants ?) explique que l’on n’a pas eu besoin de multiplier les ouvrages pour se défendre. Il est vrai que la cohérence du système ne pourrait être mise en valeur que par des textes, qui manquent pour l’Érétriade, mais de multiples témoignages prouvent que ces soucis stratégiques existaient bel et bien dans toutes les cités, même s’ils ne se  reflètent  pas  nécessairement  sur  le  terrain.  Souci stratégique ou pas, ces systèmes de défense  étaient-ils  efficaces  ?  On  peut  en  douter  :  les  prises  de  villes  et  de  fortifications  dans l’Érétriade sont multiples, et la destruction d’Érétrie en 198 av. J.-C. par Attale et les Romains prouve assez que les murailles n’offraient pas une protection bien solide contre des troupes aguerries, nombreuses et disposant de matériel de siège (Tite Live, XXXII, 16). Un peu avant en 199, le sort d’Oréos, clé du canal d’Eubée, lors de la guerre entre Rome et Philippe V en est une autre illustration : le récit minutieux de Tite Live, XXXI, 46 où ne manque pas l’évocation de problèmes tactiques et stratégiques, montre la faiblesse de l’Eubée sur terre et sur mer.

Quoi qu’il en soit, S. Fachard livre des faits  et  une  réflexion  qui  serviront  à  relancer  les études sur l’archéologie des territoires et l’interprétation des systèmes de défense. Ce livre d’une grande richesse vaut tant par la qualité de l’analyse factuelle (qui ne vieillira pas) que par les discussions qu’il suscitera, et nous lui souhaitons beaucoup d’émules.

Roland Étienne

[[1]]1. Il est conseillé à tous ceux faisant de la prospection de lire le chapitre V sur les voies de communication, qui est un exemple de méthode.[[1]]

[[2]]2. D. Nordman, Frontières de France : de l’espace au territoire (XVI e -XIX e siècles), Paris 1998 ; a. couderc, État, nations et territoires dans les Balkans au XIX e siècle : histoire de la première frontière gréco-ottomane, thèse inédite, (Reproduction Lille 2001). Plus récemment des réflexions  intéressantes  dans  quelques  articles  de  Frontières : penser à la limite, L’Archicube 13, 2012, p. 154-219. [[2]]

[[3]]3. Il ne manque à cette revue historiographique,à ma connaissance, que l’article de chr. müller,« La défense du territoire civique : stratégies et organisation spatiale » dans Fr. prost éd., Armées et sociétés de la Grèce classique, Aspects sociaux et politiques de la guerre aux Ve et IVe siècles av. J.-C.,Paris 1999, p. 16-33.[[3]]

[[4]]4. J. ober, Fortress Attica. Defense Of The Athenian Land Frontier 404-322 B.C, Leyde 1985.[[4]]