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La présente anthologie, entrecoupée d’analyses consacrées à la lyrique horatienne, se donne une mission clairement reconnaissable dès la lecture liminaire de la table des matières : mettre en évidence la musicalité des Odes d’Horace à travers un choix de textes scrupuleux. La perspective ne se restreint pas aux seuls livres des Carmina mais s’ouvre également aux Épodes et au Carmen Saeculare. Quelques mots d’introduction soulignent l’influence que le poète de Venouse a exercée sur la postérité, et ne manquent pas d’égratigner le grand philologue David Shackleton Bailey, dont l’édition des œuvres d’Horace parue chez Teubner en 1985 fait pourtant toujours autorité et dont Enrico Flores lui-même reprend les leçons, au motif que l’éditeur britannique ne s’est appuyé que sur les manuscrits les plus anciens. Est ensuite esquissée une réflexion sur les rapports que les grands auteurs ou les « intellectuels » ont entretenus avec la sphère politique de l’Antiquité jusqu’à l’orée du XXe siècle, avec Zola et l’affaire Dreyfus. Le propos est ensuite ramené à Horace de manière abrupte, et le lecteur a alors la confirmation de ce qu’il a subrepticement appris en consultant les remerciements de l’auteur : le présent livre est le fruit de la réunion de notes de cours. Les principaux éléments relatifs à la vie d’Horace – de son enfance à Venouse jusqu’à sa rencontre avec Mécène en passant par sa participation à la bataille de Philippes – sont alors condensés en quelques paragraphes.

Enrico Flores se focalise ensuite sur les Carmina horatiens proprement dits. Rappelant que le Venousien puise à la source privilégiée des poètes éoliens Alcée et Sappho, dont la lyrique monodique induisait un accompagnement musical, il évoque le débat sur la question parmi les exégètes contemporains de l’œuvre d’Horace : les Carmina de ce dernier ont-ils été composés en vue d’être accompagnés musicalement ? Enrico Flores en est convaincu et en veut pour preuves l’Ode I, 21, dans laquelle le poète se pose en coryphée donnant des instructions à deux chœurs de jeunes gens, ou encore le Carmen Saeculare, performance chorale livrée à l’occasion des Jeux Séculaires de 17 avant notre ère. S’ensuivent des considérations métacritiques dévolues, en particulier, à l’argumentation de Luigi Enrico Rossi en faveur de l’idée d’une absence de musique dans les Odes. Celui-ci postule que les indices de musicalité, implicites ou explicites, y sont les marques d’une imitatio des modèles grecs ; Enrico Flores s’inscrit en faux contre cette conviction et fait plutôt valoir la prégnance des phonèmes dans la démonstration de la musicalité des Carmina. Référence est alors faite au formalisme russe et au structuralisme pragois, influencés en partie par les travaux de Saussure et portés par ceux de Jakobson. Cette référence donne lieu, en fait, à un long excursus trahissant à son tour le caractère magistral, pour ne pas dire scolaire, du propos initial. Parmi les concepts mis au jour par les structuralistes, l’accent est mis sur celui auquel le théoricien russe Victor Chklovski a donné le nom d’« otstranenije » (intraduisible en français) : il s’agit du procédé par lequel un auteur éclaire les choses les plus communes d’une lumière étrange, insolite. Un second concept, celui d’« ambiguïté », retient l’attention d’Enrico Flores : il renvoie à l’indétermination, à la polysémie inhérente au langage poétique plus qu’à tout autre. Tout cela ne manque pas d’intérêt, mais les pages suivantes laissent perplexe. En effet, alors que l’on s’attend à ce que les concepts mis en lumière viennent servir l’étude d’un ou de plusieurs carmina horatiens, l’on observe certes un recentrage du propos, assez subit d’ailleurs, sur l’œuvre lyrique du Venousien, mais les outils analytiques évoqués sont tout simplement occultés. L’Ode I, 5 est reproduite, sans traduction, et sa musicalité soulignée dans le cadre d’un commentaire linéaire.

Le chapitre suivant continue de s’intéresser à la dimension musicale des Carmina, avec un attachement particulier aux structures vocaliques. La première strophe de l’Ode I, 5 est réutilisée en tant que support de l’analyse. Enrico Flores s’emploie à y mettre en évidence les jeux de contraste entre voyelles et consonnes, avançant l’hypothèse que, dans le système prosodique horatien, chaque accent vocalique répond à une note émise par la lyre ou la cithare accompagnant la récitation du poème. Puis, les Odes I, 21, III, 13, IV, 13, où domine la strophe asclépiade, et l’Ode I, 10, où s’impose la strophe saphique, font l’objet d’une traduction et d’un commentaire sensible, comme attendu, aux jeux sur les sonorités. Les quelques références philologiques sur lesquelles s’appuie l’auteur sont datées et mériteraient une actualisation, au moins légère. Plutôt qu’un chapitre, un excursus de quatre pages propose ensuite un « examen comparatif » des carmina préalablement analysés ; cet examen porte sur les voyelles accentuées et montre que ces cinq poèmes présentent en la matière de fortes analogies, ce qui amène Enrico Flores à penser qu’il y a là un même système phonématique. On ne voit pas bien pourquoi de telles observations n’ont pas été intégrées au précédent chapitre.

S’ensuit une section qui, à son tour, décontenance le lecteur. Outre qu’aucun lien n’est explicitement tissé avec les analyses antérieures, le titre « Orazio e la musica nel medioevo » s’avère profondément déceptif. Seuls deux paragraphes introductifs rappellent l’importance, au Moyen Âge, de la musique, art déjà conçu par les Anciens comme une science mathématique et mêlé au fameux quadriuium en compagnie de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. Enrico Flores ajoute que six odes horatiennes furent mises en musique dans le cadre de l’enseignement musical à l’époque médiévale. Mais le propos tourne court ; ces considérations, vite interrompues, laissent place à un long commentaire du Carmen Saeculare, bien abruptement introduit, sans que les modestes éclairages médiévaux soient du reste mobilisés. Le contexte large de ce Chant séculaire est d’abord précisé : l’année 17 avant J.-C., durant laquelle sont organisés des Ludi Saeculares, voit la consolidation du Principat d’Auguste et sa légitimation par la sécurisation des frontières en Orient et en Occident, mais aussi par l’adoption d’une politique intérieure fondée sur un programme de restauration culturelle et religieuse. La perspective se resserre ensuite sur les conditions de récitation du carmen, ainsi que sur le protocole rituel dans lequel il s’inscrit. Les Jeux Séculaires durèrent trois jours, de la nuit du 31 mai au 3 juin. Le Chant séculaire, commandé par Auguste lui-même, fut entonné le dernier jour, sur le Palatin puis sur le Capitole, par un chœur constitué de vingt-sept jeunes filles et de vingt-sept jeunes hommes. Une attention particulière est accordée aux divinités invoquées et célébrées dans le cadre du carmen, notamment Ilithyie, déesse de l’enfantement, et ses deux sœurs ; des offrandes prenant la forme de gâteaux ou de galettes étaient d’ailleurs octroyées à ces trois Ilithyes lors de la deuxième nuit des célébrations. Il s’est agi, en fait, pour Horace de requérir la protection de divinités étroitement liées à la naissance, à la vie et à la perpétuation de la gens Romana, que le poème, en réalité, ne cesse d’appeler de ses vœux. Le Carmen Saeculare est reproduit in extenso dans les pages suivantes, qui, curieusement désolidarisées des précédentes, constituent un chapitre à part entière. Le texte latin est assorti d’une traduction et d’un commentaire linéaire.

La section suivante est consacrée à trois carmina, les Odes I, 4, II, 14 et IV, 7, qui, selon Enrico Flores, forment un « triptyque de la mort ». L’angoisse latente de la fragilité des êtres, de l’inexorabilité du trépas y contrebalance singulièrement la célébration de la vie et de sa pérennité au sein du Carmen Saeculare. L’Horace public chargé de porter symboliquement la uox populi et de glorifier le nouveau régime augustéen est ici supplanté par un Horace semblant livrer, comme sur le mode de la confidence, ses affres les plus intimes. Les trois poèmes font à leur tour l’objet d’une traduction et d’un commentaire qui choisit de ne mettre en lumière que quelques termes ou quelques phénomènes métriques et sonores.

La lecture se poursuit par la découverte d’un chapitre dans lequel l’auteur se focalise à nouveau sur trois poèmes lyriques, les Odes IV, 6, IV, 3 et IV, 2, traitées dans cet ordre. Enrico Flores ne prend pas la peine d’expliquer ce qui a motivé l’inscription de ces trois carmina dans une même section, et se contente de signaler leur appartenance commune au livre IV. Après une courte présentation ciblant les principaux enjeux et précisant la structure prosodique adoptée, chaque texte est reproduit, traduit et partiellement commenté, sur le modèle des pages précédemment dévolues au « triptyque de la mort ». La logique juxtapositive préalablement observée continue de s’exercer dans les développements suivants, où l’analyse s’ouvre aux Épodes. L’Ode I, 11, sans doute l’une des plus connues d’Horace en ce qu’elle porte la fameuse injonction Carpe diem, est d’abord placée au centre de la discussion. Avant d’offrir ses propres éclairages, notamment sur l’identité de cette Leuconoé, destinataire du poème, l’auteur se réfère à quelques grands exégètes du XXe siècle, qu’il présente comme s’il en parlait pour la première fois alors que, au moins en ce qui concerne Giorgio Pasquali et Eduard Fraenkel, leurs noms sont apparus à plusieurs reprises en amont. On trouve là les marques d’un défaut d’harmonisation générale auquel il eût été aisé de remédier. Une réserve, déjà formulée plus haut, s’impose encore à l’esprit du lecteur : la référence philologique la plus récente a quarante ans (Fabio Cupaiuolo et son Lettura di Orazio lirico de 1976). S’ensuit le traitement de l’Épode IX, de l’Ode I, 37, puis des Épodes XIII, XV et VII, dans un ordre toujours injustifié. La même remarque peut être faite à propos de la section suivante, consacrée aux Odes IV, 11, IV, 4, III, 5, III, 6, III, 7 et III, 9.

Bien qu’elle n’ait jamais été vraiment délaissée, la perspective musicale semble reprendre ses pleins droits dans le chapitre suivant, intitulé « Osservazioni sulla lirica oraziana e la musica ». Les considérations liminaires renouent explicitement avec l’argumentation, développée au début de l’ouvrage, qui défendait l’idée que la poésie lyrique horatienne n’était pas destinée à une lecture mentale et silencieuse, mais était composée dans le but d’être mise en musique. D’après Enrico Flores, notre conscience de la dimension musicale de ces poèmes a été obscurcie par la perte des partitions de musique afférentes ; l’auteur invoque ici la « rupture historique » ayant eu lieu au Moyen Âge. Ces réflexions, intéressantes mais confinées elles aussi à quelques brefs paragraphes, cèdent la place, avec une absence de transition désormais habituelle, au mode d’analyse promu par l’auteur : les Odes III, 11 et III, 14 sont mises à l’honneur. Deux pages, isolées, sont ensuite dédiées aux rapports entre les artistes et le pouvoir. Dans l’Antiquité, les poètes recherchaient la protection de riches et puissants mécènes car ils ne jouissaient pas des droits d’auteur, qui ne furent théorisés qu’après la Révolution Française. De toute évidence, on a à nouveau affaire ici à une digression livrée dans le cadre d’un cours et retranscrite presque telle quelle, sans réel effort d’intégration au volume écrit. Puis, deux séries d’odes sont examinées. La première regroupe les Odes III, 17, III, 18 et III, 19, qui constituent un « triptyque de poésies automnales ou hivernales ». La seconde concerne les Odes II, 7, I, 9, I, 23, I, 25, I, 31 et II, 4.

L’ouvrage se clôt sur la reproduction de la leçon inaugurale d’un cours de littérature latine donnée, à l’Université Frédéric II de Naples, par Enrico Flores le 16 novembre 1999. Celui-ci s’évertue à y caractériser « l’écriture poétique » d’Horace, avec un attachement certain à la dimension prosodique des Carmina. Mais il souligne également l’épaisseur visuelle d’odes dessinant des paysages par touches subtiles, telle l’Ode I, 9, qui donne à voir le mont Soracte recouvert par les neiges hivernales et l’oppose à la verdeur de la jeunesse de Thaliarque, le destinataire du poème. Des comparaisons avec la poésie hexamétrique du Venousien – Satires et Épîtres – sont également établies, avant que l’influence de Pindare sur son œuvre lyrique ne soit envisagée.

En définitive, le lecteur tient là un volume émaillé d’analyses pertinentes et de commentaires témoignant d’une connaissance profonde de la lyrique horatienne. Mais le travail éditorial n’est malheureusement pas à la hauteur. On conçoit aisément qu’un ouvrage puisse naître de la réunion de notes de cours, mais il faut alors veiller à ménager une harmonie discursive d’ensemble afin d’éviter les redondances et l’impression de patchwork. Puisque le volume ne se prête guère à la lecture cursive, on conseillera donc d’en consulter les sections indépendamment les unes des autres, comme on le fait volontiers, finalement, des carmina horatiens au sein du recueil auquel ils appartiennent. Ce n’est du reste pas dans ce livre, étonnamment dépourvu de bibliographie, que l’on trouvera les études critiques sur la lyrique d’Horace les plus récentes.

Robin Glinatsis, Université Charles-de-Gaulle / Lille 3