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Ce gros volume, qui traite principalement de la fiscalité romaine sous le Principat, surtout dans la partie occidentale de l’Empire, réunit 21 articles écrits par J. France entre 1994 et 2016 ainsi que son mémoire inédit d’habilitation rédigé en 2002, qui occupe à lui seul environ un tiers de l’ouvrage. Celui-ci est organisé en quatre parties : la première, portoria, (p. 19‑131), comprend 7 articles consacrés aux douanes romaines qui constituent le point de départ des recherches menées sur la fiscalité romaine par J. France, auteur d’une thèse sur le quarantième des Gaules, un impôt douanier, publiée en 2001 (Quadragesima Galliarum. L’organisation douanière des provinces alpestres, gauloises et germaniques de l’Empire romain). Cette première partie accompagne et prolonge Quadragesima Galliarum et elle présente l’originalité de s’intéresser à trois reprises aux bâtiments où l’impôt se percevait, en l’occurrence les stations douanières du quarantième des Gaules, comme lieux ou manifestations du pouvoir impérial dans les provinces.

La deuxième partie, officia (p. 135‑378), qui traite du personnel subalterne de l’administration financière et fiscale de l’Empire, est essentiellement constituée du mémoire inédit (p. 165-356) ainsi que de deux articles (p. 135‑164), plus un troisième dédié aux personnels et à la gestion des entrepôts impériaux (p. 357-378). La troisième, tributa, porte sur les impôts « directs » payés par les provinciaux et contient 8 articles (p. 381‑527), dont deux s’attachent aux précédents républicains de la fiscalité provinciale impériale à partir des Verrines de Cicéron. Une courte quatrième partie, privata, moins directement liée au thème central de l’ouvrage, vient clore celui-ci (3 articles, p. 531‑586).

Tout ceci pour 30 euros seulement. L’ouvrage est en effet publié chez Ausonius Éditions, dans la collection Scripta Antiqua, lancée en 1999, dont il est le centième volume[1]. C’est l’occasion de saluer le succès de cette entreprise éditoriale qui produit rapidement des ouvrages de qualité à des prix largement inférieurs à ceux couramment pratiqués dans l’édition scientifique internationale[2], ce que n’ont pas manqué de remarquer nombre de collègues étrangers.

J. France présente la fiscalité romaine comme un thème de recherche situé entre histoire économique et histoire de l’État et choisit clairement son camp. Il est d’abord un historien du fonctionnement de l’État impérial romain et du rapport entre Rome et les provinciaux. La seule exception se trouve peut‑être dans le premier article, historiographique, de 1994, sur les douanes romaines où il souligne, en le déplorant, le poids des études « fisco-administratives » aux dépens des études d’histoire économique évaluant le rôle de la fiscalité en relation avec les échanges économiques. La raison principale de cette réticence vis-à-vis d’une approche économique de la fiscalité romaine est notamment d’ordre documentaire. En l’absence de données chiffrées suffisantes, il est difficile de quantifier l’impact de la fiscalité sur l’économie impériale romaine[3].

Je traiterai ici uniquement des articles relevant directement de la fiscalité romaine, et plus particulièrement du mémoire d’habilitation, puisque celui-ci est inédit, et, à un degré moindre, de la troisième partie Tributa.

Le mémoire inédit a pour titre « Le personnel subalterne de l’administration financière et fiscale de l’Empire romain. Essai de catalogue d’après les sources épigraphiques ». Il se présente sous la forme d’un long catalogue prosopographique organisé géographiquement (p. 245-347) avec en annexes des répertoires des fonctions et des services financiers et fiscaux attestés par les inscriptions du catalogue, précédé d’une longue et dense introduction historique (p. 165-244). Les individus concernés sont les «agents spécialisés qui assurent la continuité quotidienne et la gestion interne des bureaux» de l’administration financière et fiscale impériale, à l’exclusion du personnel appartenant aux publicains – sociétés fermières ou fermiers individuels (conductores) –, car le but de l’auteur est d’éclairer le fonctionnement de l’administration impériale. Par «administration financière et fiscale», il faut entendre «les organes en quelque sorte intermédiaires entre les recettes et les dépenses, c’est-à-dire ceux qui assurent l’entrée et la sortie de l’argent (…), les agents et les services en charge de la répartition et de la collecte des impôts, de la comptabilité et de la vérification des comptes, des circuits de virements et de compensation des caisses et, finalement, de ceux qui effectuent la liquidation et le règlement des dépenses.» (p. 166-167).

L’auteur commence par faire un point sur les finances publiques à l’époque impériale, une question qui a joué un rôle important dans la construction institutionnelle progressive du nouveau régime au Ier s. À partir de 27 av. J.‑C. apparaît une sphère financière autour de l’empereur qui vient rapidement concurrencer les finances du peuple romain placées sous l’égide du Sénat (aerarium populi Romani). Dans cette sphère financière impériale, on peut distinguer d’une part le patrimonium privé de l’Empereur qui apparaît dès 27 av. J.-C. et qui a progressivement évolué au Ier s. apr. J.-C., vers le domaine public « en prenant la forme de biens patrimoniaux appartenant à l’Empereur en tant qu’institution » et d’autre part le fiscus qui apparaît probablement sous Claude et qui tient le rôle d’une caisse publique « en assumant la gestion des revenus de type public dont le prince avait d’une manière ou d’une autre reçu l’attribution », par exemple les tributa dans les provinces impériales. Corrélativement, l’aerarium populi Romani d’origine républicaine, traditionnellement géré par deux questeurs sous le contrôle du Sénat, est passé sous Néron sous le contrôle de l’Empereur qui nomme à sa tête deux préfets. Cette mainmise progressive de l’Empereur sur les finances publiques s’explique par la nature du régime mais aussi par une exigence de rationalisation financière de l’administration impériale et par l’insuffisance et l’inadaptation des cadres administratifs républicains du ressort du Sénat, qui n’avait pas d’autre moyen à sa disposition que le recours à l’affermage.

Dans ce nouveau cadre en construction, l’Empereur, aristocrate parmi d’autres, a repris les usages des grandes familles, en utilisant ses esclaves et ses affranchis pour gérer ses affaires, qui se trouvent aussi être celles de l’État. Ce sont donc les esclaves (pour deux tiers) et affranchis (pour un tiers) impériaux qui forment l’essentiel du personnel subalterne de l’administration financière et fiscale, les ingénus sont très peu nombreux. Ces dépendants initialement privés de l’Empereur prennent progressivement un statut public grâce, d’une part, à la création du fiscus qui permet à l’Empereur, en tant que détenteur d’une caisse publique, de recevoir des esclaves ou d’avoir des droits sur des affranchis par des moyens étrangers au droit public, et d’autre part grâce à l’évolution que connaît le patrimonium à l’avènement de Vespasien, quand celui-ci s’empare des biens privés de la famille julio-claudienne.

Les esclaves et affranchis impériaux sont employés selon trois voies : pour le personnel servile, l’emploi direct, très approprié pour les opérations de maniement de fonds (dispensatores), et la préposition pour les esclaves placés à la tête d’un établissement de gestion et de perception (vilici) ; pour les affranchis, l’officium est particulièrement adapté à la condition des agents mandataires utilisés par l’Empereur pour effectuer en son nom des missions de comptabilité et de contrôle de l’administration générale (tabularii). Le service de l’Empereur donne à ce groupe « socio‑administratif » une réelle attractivité sociale et ses membres sont fiers de leur statut.

Il s’agit d’une administration massivement provinciale, ce qui traduit le fait que l’essentiel de la fiscalité repose sur les provinces. À Rome, on compte essentiellement les agents des bureaux palatins, a rationibus et aussi a censibus, dans la mesure où les recensements constituent la base indispensable de l’établissement de l’assiette de l’impôt, et les agents qui assurent la gestion des vectigalia (le vingtième sur les héritages ou celui sur les affranchissements par exemple). Dans les provinces, on peut distinguer deux catégories de personnels: ceux qui gèrent l’administration financière des provinces impériales, en particulier le recouvrement des tributs, et qui relèvent des procurateurs financiers, et ceux qui dépendent des procurateurs responsables d’un vectigal en particulier, ou d’un portorium régional.

Après cette étude des esclaves et affranchis impériaux engagés dans l’administration financière et fiscale, l’auteur se penche sur son organisation et sur le fonctionnement de ses services. Chronologiquement, le principat de Claude semble avoir été décisif dans le processus de mise en place et d’organisation de l’administration centrale, à travers la création du fiscus Caesaris et du bureau a rationibus, même s’il existait probablement une instance financière centrale avant son principat. Ensuite, à partir des Flaviens, les principaux services sont en place :

– un bureau palatin a rationibus au sein de la chancellerie impériale géré par des esclaves et affranchis impériaux (progressivement remplacés par de hauts fonctionnaires équestres à partir des Flaviens)

– des services financiers dans les provinces, dirigés par des procurateurs équestres

– des bureaux en charge de la gestion des vectigalia.

Ces différents organes sont tous directement subordonnés à l’Empereur et il n’existe pas de hiérarchie administrative moderne plaçant les deux derniers sous l’autorité du bureau palatin. Ils sont responsables de l’établissement et du recouvrement de l’impôt, du règlement des dépenses, de la comptabilité et du contrôle de l’ensemble. Le bureau palatin est chargé des comptes de l’Empire, c’est lui qui répartit le montant des tributs entre les diverses circonscriptions fiscales de l’Empire, et c’est donc à ce titre qu’il entretient des liens étroits avec le bureau palatin chargé de centraliser les résultats des recensements. Les services des procurateurs financiers provinciaux (tabularium et fiscus) reçoivent les revenus publics et font les dépenses prescrites. Les dispensatores y sont très nombreux alors qu’ils sont rares dans les bureaux en charge de la gestion des vectigalia dont l’administration fiscale est plus déconcentrée. S’agissant des vectigalia, ce sont les multiples stations de perception qui sont placées sous la direction autonome de vilici qui sont les organes administratifs primordiaux (voir à ce sujet les trois articles consacrés aux stations douanières du quarantième des Gaules dans la première partie du volume).

La répartition géographique des occurrences épigraphiques du personnel (carte, p. 241) fait apparaître l’inégalité de la présence administrative romaine, en particulier pour les services en charge de la collecte des tributs. L’administration financière et fiscale romaine est particulièrement présente dans les régions danubiennes ce que l’auteur attribue à la faiblesse des structures civiques dans ces provinces, que l’Empire compenserait par un déploiement plus important de son administration.

Au total, les effectifs de cette administration financière et fiscale de l’Empire romain restent largement inférieurs à ceux de la France moderne par exemple, en partie parce que la perception des tributa étaient confiée aux cités et à leur personnel. Les trois fonctions historiques de ces administrations, élaboration, exécution et contrôle des recettes et des dépenses de l’État sont à Rome placées sous le contrôle direct de l’Empereur, comme son personnel constitué au départ par ses dépendants privés. L’exécution des actes financiers d’une part et leur contrôle d’autre part relèvent de l’Empereur seul, sans médiation d’une institution indépendante. L’administration financière et fiscale est donc d’abord celle de l’Empereur avant d’être celle de l’Empire.

Cette administration perçoit notamment les tributa, c’est-à-dire l’impôt de capitation et le tribut sur le sol, qui font l’objet de la troisième partie. Ces impôts sont les plus politiques et les plus révélateurs du rapport que Rome entretenait avec les populations qui vivaient sous sa domination et des évolutions que celui‑ci connaît entre une République prédatrice et un Empire tributaire. L’importance de la période augustéenne est plusieurs fois soulignée car elle correspond à une période de rationalisation et d’homogénéisation de la fiscalité provinciale romaine, notamment dans la définition des procédures d’assiette, par le recours aux opérations d’arpentage et aux recensements provinciaux pour évaluer le potentiel contributif des différentes provinces de l’Empire.

L’impôt provincial dans l’Empire est en effet réparti par le bureau palatin a rationibus sur la base de masses forfaitaires prédéterminées et réparties entre les différentes communautés qui composent l’Empire, et non pas établi en fonction de taux appliqués à la matière imposable. La première masse est l’Empire tout entier, qui est ensuite divisé en contingents régionaux, sans doute par procuratèles financières, puis le cas échéant par province et enfin par cité. Il n’existe donc pas de rapport fiscal direct entre le contribuable et l’Empire. Le sort fiscal de chaque contribuable est fixé à l’intérieur de sa communauté civique. Rome laisse donc aux élites civiques locales le soin de répartir et de percevoir l’impôt à l’intérieur de leurs communautés. Il s’agit là d’une innovation essentielle par rapport à l’époque républicaine. Rome a cessé de recourir à l’affermage pour percevoir ces tributa.

Ce changement a un double avantage politique : les provinciaux n’ont plus à subir les excès des publicains, ce qui facilite le prélèvement et l’acceptation de la domination impériale romaine, mais plus encore, il associe les provinciaux à la perception d’un impôt dont la charge repose essentiellement sur eux. J. France met en avant à plusieurs reprises la notion de consentement à l’impôt. Rome a cherché le consentement des provinciaux et plus particulièrement des élites locales, piliers de l’Empire, notamment en mettant en avant une nouvelle conception idéologique de l’impôt provincial. Alors qu’il était à l’époque républicaine la conséquence de la défaite militaire et de la soumission politique à l’autorité impériale romaine, il devient à l’époque impériale la contribution des provinciaux au financement de la sécurité militaire que Rome assure aux provinciaux. J. France annonce d’ailleurs un livre entièrement dédié au rôle et à la signification de l’impôt (p. 14), ce dont on ne peut que se réjouir tant la question est importante.

On voit ici combien la fiscalité provinciale, loin d’être un sujet strictement technique ou périphérique, est au contraire une voie d’accès privilégiée pour comprendre la nature de la domination impériale romaine, tout comme l’étude de l’administration financière et fiscale l’est pour accéder au fonctionnement de l’État romain. Les travaux de J. France démontrent clairement qu’aucune histoire politique de l’Empire romain ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur sa fiscalité provinciale.

François Lerouxel, Sorbonne Université

[1]. J’ai co-édité deux volumes dans cette collection : C. Apicella, M.-L. Haack, F. Lerouxel éds., Les affaires de Monsieur Andreau : économie et société du monde romain, Bordeaux 2014 et F. Lerouxel, A.-V. Pont éds., Propriétaires et citoyens dans l’Orient romain, Bordeaux 2016.

[2]. Au hasard deux ouvrages publiés la même année (2017) par Brill et Fabrizio Serra : A. Heller, O. van Nijf éds., The Politics of Honour in the Greek Cities of the Roman Empire, Leyde 2017 et P. Carlier, F. Joannès, F. Rougemont, J. Zurbach éds., Palatial Economy in the Ancient Near East and in the Aegean. First Steps towards a Comprehensive Study and Analysis, Pise 2017.

[3]. On trouve la même idée dans : Quadragesima Galliarum. L’organisation douanière des provinces alpestres, gauloises et germaniques de l’Empire romain, Rome 2001, p. 9-10.