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Ce livre est né d’une interrogation : « pourquoi, dans les mythes grecs de métamorphose végétale, les jeunes filles sont-elles transformées en arbres, tandis que les garçons donnent en mourant naissance à de jolies fleurs ? » (p. 9). À partir des récits mythologiques grecs – vus principalement au travers du prisme ovidien, puisque la plupart d’entre eux nous sont connus grâce aux quinze chants du grand poème que leur a consacré le poète latin (dont le caractère novateur de son art de décrire les métamorphose est bien mis en lumière) –, F. Frontisi-Ducroux explore les raisons qui conduisent les dieux à s’éprendre de mortelles ou de mortels, puis à les transformer en végétaux.

Elle prend pour point de départ de son enquête deux amours du dieu Apollon (Daphné, puis Hyacinthe) auxquels sont consacrés les deux premiers chapitres. Le schèma narratif du mythe de Daphné est commun : une trop belle jeune fille inspire à un dieu un amour auquel elle ne veut pas se soumettre, préférant conserver son statut virginal au-delà de ce qu’il convient et contrevenant ainsi à sa condition et au rôle social qui lui est assigné. Dans sa dérobade face aux assiduités d’Apollon, elle implore le secours des dieux et est transformée in extremis en laurier. Avec Hyacinthe, nous sommes transportés du côté des amours homo-érotiques : c’est en effet d’un tout jeune homme que s’est épris, cette fois, le dieu ; ici, l’amour est partagé, mais le jeune homme meurt, accidentellement ou non selon les versions, et, faute de pouvoir ressuciter son éromène, Apollon le métamorphose en jacinthe. À partir de ces deux mythes, F. Frontisi-Ducroux dresse, dans les deux chapitres suivants, une typologie des métamorphoses végétales en fonction du genre et du destin des jeunes métamorphosés : à Daphné se rattachent Syrinx changée en roseau, Lotis et Dryopé transformées en lotos (jujubier ou micoucoulier), les Héliades et Leukè en peupliers, Karya en noyer, Pitys en pin, Phylira en tilleul, Myrrha en arbre à myrrhe…, avec des variations (la métamorphose peut ainsi sanctionner un deuil infini ou un amour incestueux, ou tout autre comportement non conforme aux normes sociales) ; à Hyakinthos se rattachent Crocos qui devient crocus, Adonis transformé en anémone, Narcisse transformé en fleur éponyme. Quelques exceptions confirment la règle et font l’objet du chapitre 5 (« Garçon-arbre et fille-fleur »). Ainsi, la transformation du beau Cyparissos en cyprès mêle le thème de l’éromène divin et du deuil infini chez Ovide et calque le schème des belles vierges qui se dérobent aux assauts d’un dieu chez Servius ; Clytie, pour sa part, est transformée en héliotrope après s’être littéralement consummée d’amour pour le dieu Hélios – cas unique d’une mortelle amoureuse d’un dieu ; Attis, enfin, est le comble de l’exception : il se transforme en pin après s’être émasculé et son sexe est métamorphosé en violette ; il s’agit donc d’un garçon (bien vite dévirilisé) qui devient à la fois arbre et fleur. Dans ces cinq premiers chapitres, l’auteure ne manque pas d’indiquer les fonctions étiologiques de certains de ces mythes, qu’il s’agisse d’expliquer des fêtes comme les Hyakinthia ou les Adonies, de l’usage cultuel du laurier ou de l’invention de la flûte.  Le sixième chapitre (« Éros, les sexes et les genres ») permet de contextualiser ces mythes qui concernent tous la conception que se faisaient les Grecs des sentiments et des relations amoureuses des adolescents aux époques archaïque et classique. Il permet aussi d’expliquer pourquoi, sauf exceptions, c’est en arbres que sont changées les filles et en fleurs les garçons : en grec comme en latin les noms des arbres sont féminins et dans l’une et l’autre civilisations, la religion associe à la plupart des arbres des divinités de second ordre, les nymphes, qui ont la particularité d’être de sexe féminin et d’être pensées sous le signe du collectif ; les choses sont moins simples du côté des garçons-fleurs, car la fleur n’est pas nécessairement pensée comme masculine, mais elle est directement associée à une forme spécifique d’érotique, en raison de sa fragilité et de son caractère éphémère : l’amour des garçons qui, à la différence des filles et des femmes, ne sont désirables, dans le code pédérastique grec, que pendant une courte période, entre treize et dix-huit ans. Les deux chapitres suivants sont consacrés à la botanique, celle des arbres puis celle des fleurs, à partir principalement des écrits de Théophraste, de Pline et de Dioscoride. Après avoir évoqué les théories des Anciens sur la sexualisation des arbres (les arbres femelles sont ceux qui portent des fruits, ont un tronc élancé, un feuillage persistant…) et montré qu’elles comportent une dimension d’anthropomorphisme, F. Fontisi-Ducroux examine le discours botanique sur les principaux arbres procédant de la métamorphose d’une fille et note les écarts entre les théories savantes et les mythes. Elle se livre au même exercice pour les fleurs, mettant en évidence que celles issues de la transformation d’un garçon sont des plantes à bulbe. Un dernier chapitre est consacré au cas d’Orchis (un adolescent séduit par le dieu venteux Zéphyr et tué par un autre dieu venteux, Borée, frère du précédent) qu’Ovide n’évoque pas dans son poème et qui est métamorphosé après sa mort en orchidée, dont la double racine bulbeuse explique que son nom serve aussi à désigner les testicules et que les Anciens lui aient prêté des vertus aphrodisiaques… ou anaphrodisiaques. La conclusion, partant de la fameuse théorie stendhalienne de la cristallisation amoureuse, livre une interprétation originale des mythes : « L’esprit humain, celui du poète en particulier, opère une cristallisation mythique. Prenant pour support certaines réalités du monde végétal, ses rameaux, certes, mais aussi ses feuillages et ses tubercules suggestifs, le muthos, langage et récit, s’empare de ces objets bons à rêver, les pare, les décore et les humanise, pour les raconter et les métamorphoser en arbres filles et en garçons fleurs ».

D’une lecture très agréable et enrichi d’un beau cahier iconographique de quinze planches, le livre de F. Frontisi-Ducroux est savant – bien qu’il ne soit pas doté d’un lourd appareil de notes ni d’une vaste bibliographie –, sensible et bigaré : en marge des mythes et des discours botaniques grecs et romains, il ne dédaigne pas de promener le lecteur chez La Fontaine, Proust, mais aussi Tiepolo ou Mozart.

Jean-Baptiste Bonnard, Université de Caen

Publié en ligne le 3 décembre 2018