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Découvert à la fin du XIXe siècle, fouillé à la fin du XXe, le nymphée des Tritons reçoit aujourd’hui une publication qui fait honneur à la fois aux archéologues italiens qui en ont assuré la fouille, la conservation et la publication, et à cet édifice remarquable qui méritait largement cette étude approfondie. Plus qu’une monographie architecturale, fonction que le présent livre remplit complètement, nous disposons également ici d’une synthèse sur les nymphées de la ville de Hiérapolis, d’une confrontation avec les autres fontaines monumentales d’Asie Mineure et d’une étude du contexte urbain. Il faut donc d’emblée féliciter l’éditeur et auteur principal de l’ouvrage, L. Campagna, pour avoir mené à bien étude et publication, nous livrant un travail très abouti, magnifiquement présenté comme les autres volumes de la série Hierapolis di Frigia, et enrichi par les remarquables reconstitutions en images de synthèse dues à M. Limoncelli. Ces dernières, ajoutées aux dessins, plans et excellentes photographies, fournissent un appareil iconographique qui permet une lecture et une compréhension idéales du monument.

L’ouvrage est divisé en chapitres selon un enchaînement parfaitement logique. La première partie contient l’étude exhaustive du nymphée des Tritons : après un historique des fouilles du monument et de son contexte (L. Campagna), on trouve une description des ruines in situ (F. Todesco), trois chapitres dus à L. Campagna (hydraulique, la façade à colonnades, les décors architecturaux), puis une étude du décor figuré (C. Genovese), enfin celle des inscriptions (L. Campagna, T. Ritti et A. Filippini). L. Campagna clôt cette partie par un chapitre de synthèse. La deuxième partie (due pour l’essentiel à L. Campagna) nous conduit au nymphée du sanctuaire d’Apollon, un peu plus ancien que celui des Tritons et moins spectaculaire, dont on trouve ici la publication architecturale, puis ces édifices sont confrontés aux autres nymphées d’Asie Mineure, enfin nous revenons à Hiérapolis pour comprendre la place du nymphée des Tritons dans le développement de la cité (Stadtbild). Un appendice développé (G. Scardozzi et plusieurs collaborateurs) fournit analyses et conclusions sur l’origine des marbres. Le livre est complété par un DVD qui contient le catalogue intégral des blocs conservés du monument (près de 1.000).

L’importance scientifique de cette publication découle du caractère exceptionnel du monument et de la précision de sa datation : construit en marbre local, développant une façade à trois niveaux de colonnades en marbre, sur une longueur de 65 m, il présente des avancées latérales qui encadrent un bassin de 56,90 m sur 4,63, d’où l’eau débordait dans cinq vasques circulaires encastrées dans des exèdres en façade du bassin. Le tout est enrichi d’une parure sculptée abondante. La dédicace par la cité est datée par le proconsulat de M. Aufidius Marcellus en 221-222. Du fait de cette datation très précise, le nymphée des Tritons peut être considéré comme une référence précieuse pour l’étude de l’architecture monumentale de l’Asie Mineure à la fin de la période sévérienne. Sa publication comporte des analyses remarquables par leur précision mais aussi par l’enrichissement qu’elles apportent à nos connaissances. Nous en soulignerons les aspects qui nous ont paru les plus remarquables.

La restitution architecturale de l’intégralité de la fabrique constitue un exploit. L’édifice fut en effet secoué au IVe siècle par un séisme qui détruisit l’étage supérieur mais n’interrompit pas son utilisation qui se prolongea jusqu’à la destruction finale par un second séisme au VIIe, suivie d’une réutilisation massive des blocs et de l’enfouissement des restes sous d’épais dépôts de carbonate de calcium. Reprenant la totalité des données matérielles, L. Campagna réussit à reconstituer avec une marge d’incertitude minime l’ordonnance du monument (le problème était surtout aigu pour l’étage supérieur largement pillé à la suite de son écroulement dû au tremblement de terre). Loin d’être un simple exemple de plus de la Tabernakelarchitektur développée depuis longtemps dans le monde romain et tout particulièrement en Orient, l’enquête met au jour des originalités intéressantes. Les détails de mise en place des blocs révélés par les techniques employées (scellements, louve) permettent d’observer des réparations nombreuses. Des différences notables d’exécution sont attribuables à un souci d’économie en cours de construction, les parties non visibles (dos des chapiteaux, parties hautes de l’édifice) étant souvent délibérément négligées : L. Campagna y voit non seulement la conséquence d’un problème financier mais aussi la preuve d’une certaine autonomie du contremaître dans l’exécution du projet de l’architecte.

L’histoire des grandes fontaines d’Asie Mineure et du reste du monde romain fait l’objet d’une synthèse nuancée qui tient compte de toutes les découvertes et études récentes et fournit un panorama, à jour et extrêmement riche, de ce type d’édifices, prenant en compte non seulement l’évolution typologique de cette famille d’édifice mais aussi l’évolution de sa valeur symbolique dans le contexte politique et religieux de l’Empire. Dépouillés de la connotation religieuse qu’ils pouvaient avoir à l’époque hellénistique, les nymphées monumentaux deviennent des instruments de la propagande des élites, raison pour laquelle ils sont construits sur les axes les plus fréquentés des villes, alors qu’au début de l’Empire, cette propagande avait pour cadre les agoras ou les théâtres.

L’étude des moulures et décors est menée avec une maîtrise remarquable et constitue un modèle du genre. Elle permet de distinguer le nymphée du sanctuaire d’Apollon, encore empreint des traditions tardo-antonines, du groupe sévérien que forment le théâtre et le nymphée des Tritons : l’exécution de ces deux derniers montre des similitudes qui suggèrent la présence des mêmes équipes, avec une petite antériorité pour le théâtre. Comme dans les autres sites de la région (Nysa, Laodicée du Lycos), l’analyse stylistique révèle une certaine parenté avec les décors d’Aphrodisias, mais L. Campagna critique à juste titre la tendance répandue à considérer Aphrodisias comme la source unique de l’architecture micrasiatique de l’époque : il plaide avec de très bons arguments pour l’existence d’ateliers locaux, certes sensibles aux innovations aphrodisiennes mais n’étant pas de simples suiveurs.

L’étude du programme iconographique par C. Genovese met en lumière une prééminence de la triade apollinienne sans doute attribuable à la célébrité de l’oracle local (qui connaît une certaine renaissance à l’époque), ainsi qu’un éclectisme certain dans les emprunts aux décors d’époque classique ou hellénistique, en particulier dans les scènes d’Amazonomachie et de Gigantomachie. Suivant une tendance courante en ce temps, on y trouve aussi des développements de thèmes érudits dont le décryptage est ici mené en mettant en œuvre des rapprochements nombreux et éclairants avec des monuments équivalents (théâtre de Nysa, basilique d’Aphrodisias etc.). Des bases de statues (perdues) équipées à l’arrière de bouches d’eau montrent qu’il devait y avoir une mise en scène aquatique de figures humaines ou divines. Un togatus du début du Ve s. confirme que l’édifice n’avait pas perdu sa prestance à la suite du tremblement de terre du siècle précédent.

Au total, le nymphée des Tritons apparaît comme un monument bien inscrit dans sa région et dans son temps, ce qui ne veut pas dire qu’il manque d’originalité. On notera en effet qu’il s’y trouve des innovations formelles majeures, — une tendance de l’époque —, parmi lesquelles il faut citer le déroulement de frises continues au soubassement du 2e et du 3ordre ainsi que le traitement particulier des demi-frontons : les uns sont en réalité des frontons « pliés », présentant un rampant descendant sur le côté en retour perpendiculaire à la façade, alors que d’autres sont traités en « fronton trapézoïdal », une moulure horizontale courant sur le mur du fond depuis le faîte d’un demi-fronton jusqu’au faîte du demi-fronton suivant, formule que l’on trouve aussi aux théâtres d’Éphèse et de Pergé.

Le dernier chapitre replace l’édifice dans la fabrique urbaine de Hiérapolis. Il appartient à un programme de grands travaux d’époque sévérienne qui se traduisent surtout par l’extension vers le nord de l’artère principale de la ville et l’aménagement de « l’agora » nord, dont la fonction exacte paraît aujourd’hui de plus en plus liée aux activités somptuaires de l’époque (ludi notamment). L’iconographie du nymphée des Tritons s’inscrit parfaitement dans l’ambiance et dans l’idéologie de cette phase bouillonnante de rénovation et même de redéfinition du patrimoine religieux et culturel de la cité à l’âge de la seconde sophistique.

Tant pour la connaissance de l’architecture sévérienne (et en particulier des décors architecturaux) que pour celle de la ville d’Hiérapolis, la remarquable étude menée par L.Campagna et ses collaborateurs est appelée à prendre rang parmi les ouvrages de référence sur l’art et la civilisation de l’époque tardo-impériale en Asie Mineure.

Jacques des Courtils, Ausonius – Université Bordeaux-Montaigne

Publié en ligne le 5 décembre 2019