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Cet ouvrage de R. Hingley (Durham University), illustré par C. Unwin, constitue la dernière en date des monographies consacrées à Londres. Ce n’est pas pour autant un simple livre d’archéologie, car l’auteur s’efforce de développer un propos d’historien qui s’appuie sur des sources matérielles plutôt que sur des documents écrits, en l’occurrence trop peu nombreux, cherchant à écrire ce qu’il appelle une « biographie », entendez par là une analyse des spécificités profondes de la ville et de sa population. En toile de fond, R. Hingley tente de développer l’idée selon laquelle le développement urbain, la vie quotidienne et l’exercice du pouvoir sont intimement liés à la sphère religieuse (p. 3).

L’ouvrage est articulé en neuf chapitres chronologiques qui abordent successivement les rites de passage de la Tamise à l’âge du Fer, le développement de la place commerciale (45-60 ap. J.-C.), l’épisode de Boudicca, la restauration urbaine (60-70 ap. J.-C.), la ville entre 70 et 120, le ou les incendies des années 120-130, le pic du développement de Londres entre 125 et 200, le troisième siècle, la fin de l’Antiquité et le début de l’époque Saxonne. Il expose avec bonheur les toutes dernières découvertes de terrain. Sa lecture serait facilitée, de ce point de vue, par la consultation de la carte publiée par le Museum of London[1], malheureusement introuvable dans les bibliothèques françaises. L’ouvrage, en effet, ne dispense pas de recourir aux publications de fouilles elles-mêmes, notamment pour l’illustration. Si ses cartes sont en effet bien faites, les plans sont trop peu nombreux et ne permettent pas toujours de suivre les descriptions d’un auteur qui a le souci louable de discuter finement et de manière dialectique les interprétations archéologiques, parfois difficiles à suivre sans les plans adéquats. Il s’agit là d’une lacune éditoriale évidente. Mais il est vrai que toutes les fouilles récentes n’ont pas encore fait l’objet d’une publication et que nombre d’informations contenues dans cet ouvrage sont encore limitées à un petit cercle de spécialistes. On ne fera donc pas trop la fine bouche et on louera au contraire le souci de synthèse des connaissances accumulées par R. Hingley. L’ouvrage est en effet fort riche et on ne saurait discuter ici de tous ses aspects. On se contentera donc de quelques éléments essentiels.

Le premier point, fondamental pour la démonstration qu’entend développer l’auteur, réside dans la restitution du paysage naturel et humain de la fin de l’âge du Fer, très différent de celui qu’on connaît aujourd’hui. Le site protohistorique de Londres est en effet caractérisé comme un « waterscape », un milieu humide marqué, sur la rive sud de la Tamise, par une série d’îles et de chenaux, au nord par une série d’affluents aujourd’hui comblés, notamment le Walbrook, qui formera le cœur de la cité romaine. L’environnement est donc ponctué de zones basses inondables, comme celle du futur amphithéâtre, lieu de réunion traditionnel de la population, selon R. Hingley. C’est aussi le point ultime où la marée se fait encore sentir. Londres est donc le premier endroit où l’on pouvait passer le fleuve à l’aide d’un pont. Occupé dès l’âge du Fer, le site échappait à l’emprise territoriale des grands peuples de la région et n’était pas doté d’un oppidum ni même, peut-être, d’un habitat permanent. Il s’agit d’une zone de marge entre différents pouvoirs territoriaux, où l’archéologie met en évidence le rite de déposition des corps (notamment dans le Walbrook), mais aussi de matériel directement dans le fleuve ou dans les zones humides du paysage. Ce caractère fondamental explique nombre des spécificités du milieu londonien et R. Hingley y insiste tout au long de son livre.

Le développement de la ville romaine fut quasiment immédiat et semble attesté dès 47, si l’on en croit l’auteur. On perçoit d’emblée la trace de la grande voie est-ouest qui déterminera l’axe de développement urbain, dans l’actuelle City, d’une première place de marché, sous l’emplacement du futur forum, de maisons « en lanières » (striphouses) associées, ce qui est exceptionnel, à des huttes rondes de tradition indigène. On ne sait toujours pas, en revanche, dater de manière précise (avant ou après 60 ?) le premier pont qui, un peu en aval de l’actuel London Bridge, traversait une Tamise alors plus large qu’aujourd’hui car non endiguée.

Les tablettes de bois du Bloomberg, récemment éditées par R.O. Tomlin, montrent la présence précoce d’une population très mêlée, faite de soldats et de civils tant indigènes que venus du continent. L’existence d’un premier camp précoce n’est pourtant pas acceptée par R. Hingley qui conteste l’interprétation des fossés mis au jour immédiatement à l’est du Walbrook et publiés par D. Perring[2]. Il est vrai que les traces archéologiques sont limitées en extension, mais l’absence complète de poste militaire, pour cette époque de la conquête, nous laisse personnellement sceptique, d’autant que la place londonienne sera par la suite, tant après l’épisode de Boudicca qu’au deuxième siècle, marquée par la présence d’un fort.

La destruction de la ville, en 60, à la suite de la révolte des Bretons, est documentée par une couche d’incendie qui a pu être observée dans différents quartiers de la ville. La reconstruction fut rapide, suivant un schéma directeur identique au précédent, ce qui implique que la population ne semble pas avoir été anéantie et ait sans doute pu fuir. C’est vers 74 qu’est construit l’amphithéâtre, d’abord en bois, pour une contenance de 7 000 personnes. Il était associé sans doute à deux petits temples situés plus au sud. Le poste militaire, sans doute de petites dimensions (environ 144 x 103 m, mesure effectuée sur le plan), est alors implanté au sud-est de la ville (« Plantation place »), mais reste assez mal connu. On doit noter en revanche les efforts d’aménagement et d’assainissement du sol, le développement du réseau viaire, la construction des môles le long de la Tamise, l’extension de l’habitat où les premières mosaïques apparaissent dans les maisons les plus riches, mais qui reste majoritairement construit en bois. La demeure la plus riche et la plus étendue, dénommée pour cette raison « palais du gouverneur », est plus ou moins bien connue par des fouilles anciennes, de sorte qu’elle ne fait pas l’objet d’une identification assurée. Les zones artisanales se développent au nord du Walbrook. On constate que les aires funéraires sont dispersées en couronne tout autour de l’agglomération, mêlant crémations et inhumations avec des pratiques d’exposition des corps qui continuent celles de l’âge du Fer. Aucune enceinte n’existe encore à cette époque mais il est possible que certains fossés mis au jour marquent les limites de la ville, une hypothèse qui reste toutefois fragile et discutable.

Londres, on le sait, aurait connu le deuxième grand incendie de son histoire sous le règne d’Hadrien. R. Hingley revient sur cet épisode identifié par différentes couches de cendres mises en évidence dans plusieurs quartiers de la ville et datées de la décennie 120-130. La discussion pourtant serrée des contextes archéologiques ne permet pas de conclure de manière définitive et de décider s’il s’agit là d’un épisode unique ou d’événements successifs dans une ville majoritairement bâtie en bois. C’est après cette séquence que commence une reconstruction en pierre des principaux monuments publics, notamment le forum et la basilique, dont l’édification semble s’être étalée sur 20 à 30 ans, de l’amphithéâtre, du nouveau fort sur le Cripplegate, cette fois à l’ouest du Walbrook, bâti pour une garnison d’un millier d’hommes (4,7 ha). Cette nouvelle extension de la ville vers l’ouest doit être notée. On signalera aussi l’apparition d’un sanctuaire de type romano-indigène sur la rive sud de la Tamise à Tabard Square, entouré d’une enceinte vers 120-160, dans lequel a été trouvée la fameuse inscription du Bellovaque Tiberinius Celerianus, dont le métier est qualifié de moritix Londiniensium[3]. La dédicace à Mars Camulus, spécialement honoré chez les Rèmes, montre le caractère cosmopolite de la ville. Ces témoignages épigraphiques sont désormais confortés archéologiquement par un certain nombre d’analyses isotopiques sur les squelettes mis au jour dans les nécropoles péri-urbaines. Elles prouvent en effet la diversité d’origine des habitants de Londres, venus de différentes parties de l’île mais aussi du continent. R. Hingley estime (de manière un peu spéculative, comme il l’avoue lui-même) la population à 26 000 habitants autour de 100/120 et à 30 500 vers 200. Ces chiffres sont fondés sur un ratio d’occupation par rapport à la surface totale, supposée complètement bâtie, ce qui n’est pas vraisemblable; ils doivent donc être considérés avec une extrême précaution, comme tous les calculs de cette nature. L’auteur ne se prononce pas, en revanche, sur l’hypothèse d’un statut colonial de la ville, une question qu’il laisse ouverte, tout comme celle de la résidence effective du gouverneur ou du procurateur.

Croyant observer une certaine contraction de l’occupation du sol à partir de l’époque Antonine, D. Perring avait suggéré, dans l’article cité supra (p. 269-282), une certaine dépopulation, peut-être due à la peste. L’épidémie est au demeurant bien attestée par la présence d’une amulette écrite en grec par un certain Demetrius qui prie différents dieux, dont Apollon, de l’épargner[4]. R. Hingley revient sur cette hypothèse, qu’il conteste, au vu d’une série d’analyses consacrées aux nécropoles (où semblent subsister les pratiques de déposition), aux zones artisanales, à l’hypothèse (probable) d’une troncature des niveaux archéologiques de cette période, à la vitalité de l’agglomération. Au total, la question doit probablement rester ouverte.

C’est entre 190 et 225 qu’aurait été construite l’enceinte, un événement qui s’inscrit dans un grand mouvement d’urbanisme qui touche nombre des villes de la Bretagne romaine et n’est lié en rien à des questions d’insécurité. Englobant une superficie de 133 ha, cette enceinte, longue de trois kilomètres n’était pas fermée du côté du fleuve, au moins dans un premier temps, et englobait le fort du Cripplegate, désormais abandonné. C’est ultérieurement seulement, dans le courant du IVe siècle, que furent ajoutées des tours alternativement semi‑circulaires ou en forme de fer à cheval, dans la partie orientale de la muraille. Un nouveau quai fut construit dans les années 225-245, ce qui, à notre sens, ne témoigne pas d’un véritable déclin de la ville, contrairement à ce qui a parfois été avancé. La démolition de la basilique, vers le début du IVsiècle, alors que le forum restait en fonction, peut d’ailleurs être reliée à une transformation des pratiques civiques plutôt qu’à un affaiblissement économique, et on pourrait sans grande difficulté trouver bien d’autres exemples de ce type, notamment en Gaule. Le centre-ville continuait d’ailleurs, à cette époque, d’être densément occupé et ce n’est pas avant le milieu du Ve siècle que la surface remparée fut abandonnée. On notera à ce propos qu’aucune église paléochrétienne n’a été mise au jour à Londres, bien que la ville fût le siège d’un évêché.

Plus de 150 ans séparent cette désertion de la construction de Saint-Paul (604), une période pour laquelle on sait peu de choses. Cette absence d’information est probablement liée en partie, comme le pense R. Hingley, à la forte troncature des niveaux archéologiques tardifs, un phénomène qu’on observe à peu près partout à fin de l’Antiquité, et qui s’ajoute à la difficulté d’identifier l’habitat résiduel des Ve/VIIe siècles au sein des niveaux de « terres noires ». À Londres s’ajoute le fait que l’habitat s’est déplacé à cette époque vers l’amont, à Lundenwic (autour de Trafalgar square, Westminster), et c’est seulement en 886 que l’ancien centre fortifié fut réoccupé.

On n’a rappelé ici qu’un certain nombre de faits archéologiques et historiques à peu près bien démontrés, pas tous inédits naturellement, laissant parfois volontairement dans l’ombre des éléments plus spéculatifs dans l’interprétation desquels un recenseur français, trop peu informé de l’actualité archéologique londonienne et de ses inévitables controverses scientifiques, ne saurait s’engager sans péril. Reste que ce livre mérite d’être lu avec attention : au-delà des informations érudites qu’il fournit et qui font de Londres une des agglomérations romaines d’Occident les mieux connues aujourd’hui, surtout si l’on considère que le site antique n’a plus cessé d’être occupé, il offre un remarquable modèle explicatif du développement d’une ville antique, fort éloigné des schémas éculés qui structurent encore trop souvent notre pensée. On s’aperçoit, à la lecture, que Londres, parce qu’elle n’était probablement pas une capitale de cité, échappe en partie aux critères habituels de nos classifications archéologiques et de nos concepts historiques. Cette révision devrait valoir aussi pour la Gaule et, plus largement, pour l’ensemble de l’Occident romain. Cet ouvrage brillant devrait donc figurer dans toutes les bibliothèques qui s’intéressent à l’Antiquité romaine.

Michel Reddé, École Pratique des Hautes Études,
UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques (ANHIMA)

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 254-257

[1]. Londinium, a New Map and Guide to Roman London, Londres 2011.

[2]. JRA 24, 2011, p. 249-268.

[3]. AE 2002, 882 ; 2003, 1015.

[4]. Britannia 1999, p. 375.