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Il n’est pas de linguiste qui ne connaisse Michèle Fruyt – au moins de nom –, tant cette chercheuse, spécialiste au départ dans sa thèse de la dérivation suffixale en latin, a peu à peu élargi son champ d’investigation et par ses travaux éclairé de nombreux domaines, (comme le prouve par ailleurs la longue liste de ses productions, p. 11-25). C’est cette activité intense et ce rayonnement que reflète le livre qui lui est offert en hommage. Les responsables de cette publication, Pedro Duarte, Frédérique Fleck, Peggy Lecaudé et Aude Morel, expliquent le titre qu’ils ont choisi pour cet ouvrage : l’histoire des mots ayant été le « fil rouge » de toutes les études de ce professeur en Sorbonne, chacun de ses amis, collègues ou élèves a voulu lui offrir « une » histoire de mots. Cela donne quarante et une contributions qui toutes citent au minimum un article de la récipiendaire. Une telle profusion montre la variété de ses centres d’intérêt, mais rendait le volume difficile à organiser. Ses éditeurs ont très bien résolu le problème en créant quatre parties et en classant les articles, semble-t-il, en partant du plus proche du cœur du thème pour finir par le plus éloigné.

La première section, « Origines », s’intéresse à des étymologies : J. Clackson examine celle de adulo dans lequel il reconnaît un verbe parasynthétique fait sur un syntagme prépositionnel ad culum, évoquant la manière dont les chiens se saluent, Ch. de Lamberterie propose l’étude étymologique du couple tacere – silere, G.-J. Pinault rattache morbus à *mers- « oublier », la maladie étant conçue comme la « déréliction en action, le dépérissement de l’élan vital » (p. 70), R. Garnier verrait volontiers en caelebs une rétroformation du noyau d’une phrase entière : qui quae libet facit. V. Martzloff scrute uxor : si, entre autres hypothèses, ce mot vient de *h1uk-s-ōr fondé sur un locatif, il aurait désigné primitivement « la personne qui est à la maison ». Preuve de la difficulté d’établir un classement, les lignes de G. Capdeville, « Autour des bois sacrés », qui traitent de lucus, nemus, silua, sont placées dans la première partie par la table des matières, mais dans la deuxième dans le cours du volume.

Cette deuxième partie, intitulée « Formation », porte sur la constitution du lexique par composition, suffixation, préfixation, agglutination, etc. Elle commence par de « brèves réflexions sur la notion de morphème dans la grammaire ancienne » de G. Bonnet. Ensuite, M. Guérin se penche sur la famille biremis, triremis, quadriremis, quinqueremis ; en scrutant les faits linguistiques et en s’appuyant de façon très intelligente sur l’archéologie navale elle arrive à la conclusion très fine de la p. 143, à la fois nuancée et prudente : « Que cette série de composés en –rēmis soit empruntée au grec par la voie du calque morphologique ou qu’elle ait été formée indépendamment en latin, il demeure que du point de vue purement synchronique, il existe dans la langue un morphème lexical –rēm– qui présente une forme de polysémie ». J.-P. Brachet s’intéresse à la formation du substantif artifex, B. García‑Hernández aux adjectifs en –osus et –o/ulentus ; à ses yeux les éléments –osus et –o/ulentus, issus de od/ol  dénotent l’odeur dans les termes « prototypes », avant de devenir des suffixes (dans sa liste des érudits ayant postulé que *ol- était apparenté à olere dans des mots comme uinolentus, il oublie J.M. Stowasser, Eine zweite Reihe dunkle Wörter, Vienne 1891, p. XXV). C. Kircher‑Durand décortique les noms de mois se terminant en –ber ; pour elle, september viendrait de (mensis) septimi imber « mauvaise saison du septième (mois) », december de (mensis) decimi imber ; puis le dernier composant, s’étant lexicalisé, aurait été utilisé comme suffixe pour former un micro‑système : le suffixe –ber aurait été ajouté à l’adjectif numéral cardinal pour october et nouember, par analogie de september et de december où l’évolution phonétique laissait croire qu’il y avait un adjectif numéral cardinal. M. Crampon examine les noms en –tio chez Plaute et à l’époque républicaine où ils sont en pleine expansion et elle envisage rapidement l’évolution de ces substantifs jusqu’à nos jours. Dans son étude sur les adjectifs intensifs latins en per- et prae-, on est surpris que Sophie Van Laer ne cite pas « Le système sublogique des prépositions en latin »[1] où É. Benveniste définit le sens de prae comme indiquant une position à l’avant d’un objet conçu comme continu, ce qui entre autres aurait éclairé la locution prae ceteris à laquelle elle fait référence. J.-F. Thomas étudie la « morphologie et sémantique du groupe exigere, exiguus, examen », H. Rosén la délocutivité migratoire, A. Bertocchi et M. Maraldi dumtaxat, A. Orlandini et P. Poccetti les « liens de coordination, disjonction et comparaison autour de quam », D. Briquel « le nom des Latins en étrusque ». H. Solin clôt cette séquence en plaidant pour l’élaboration d’un dictionnaire onomastique latin.

La troisième partie, « Évolutions », comme son nom l’indique, porte sur les évolutions, morphologiques, phonétiques, sémantiques ou syntaxiques, qu’ont subies certains lexèmes latins. En premier lieu, M.-J. Béguelin explique les idées de Saussure sur le changement morphologique. Puis, à partir d’un groupe de documents, R. Sornicola propose quelques réflexions sur la formation du pluriel italo-roman ; C. Touratier montre comment éviter d’attribuer à la morphologie ce qui relève de la phonologie ; M. Kienpointner traite de l’évolution sémantique de libertas, C. Moussy de celle de caueo qui, selon qu’il est construit transitivement ou intransitivement, développe une idée de méfiance ou de bienveillance, E. Torrego de ueto, tantôt « verbe de parole déontique négatif », tantôt « causatif négatif » ; M.-D. Joffre s’occupe de la concurrence entre is et ille, E. König, de l’article défini et de ses emplois dans les langues, en particulier européennes. F. Fleck met en évidence « les intermittences de la négation » dans nedum qui peut être traduit selon les cas « soit par “à plus forte raison”, soit par “à plus forte raison ne…pas” » (p. 375).

La quatrième partie, « Variations », reprend des considérations étymologiques, morphologiques, syntaxiques, mais d’une façon autre (à l’instar des « variations sur un thème » en musique) et comprend également des réflexions sur les états de langue selon les périodes, sur les langues techniques, sur le style, sur la psychologie. A. Christol consacre une étude aux termes indiquant des couleurs dans les recettes de cuisine ; il l’intitule « La palette du cuisinier romain ». Il aurait dû la nommer plutôt « La palette du cuisinier d’Apicius », car c’est de cet écrivain que provient la quasi totalité de ses citations[2], comme s’il n’y avait pas d’autre auteur latin fournissant des recettes culinaires. Ainsi, pour le verbe colorare, il écrit (p. 398) : « les contextes culinaires orientent vers un rouge brun, qu’il s’agisse de dorer une viande au four ou de l’exposer à la fumée » et il tire tout son « exemplier » d’Apicius. Or la première trace conservée de colorare dans ce sens paraît se lire chez Caton l’Ancien dans la recette d’un gâteau au fromage, l’encytum (agr. 80) pour lequel il prescrit à l’impératif futur : colorato caldum ne nimium « faire colorer sans que ce soit trop chaud ». D’ailleurs, ne serait-ce qu’en feuilletant le De agricultura du Censeur, on s’aperçoit que l’universitaire de Rouen ne parle pas du sal candidus (Caton, agr. 88), ni de l’epityrum album, nigrum uariumque (Caton, agr. 119), ni des oliuae albae (Caton, agr. 117), etc. D’ailleurs, si le sujet traité était vraiment celui annoncé par le titre « La palette du cuisinier romain », un texte s’imposait, celui expliquant la préparation du moretum dans le poème du même nom, et, en particulier, du point de vue chromatique, les v. 102-104 dans lesquels Simulus doit remuer d’un mouvement circulaire les ingrédients (fromage, ail et herbes) jusqu’à ce que le mélange soit bien homogène, état qui lui est indiqué par la couleur : color est e pluribus unus,/ nec totus uiridis, quia lactea frusta repugnant,/ nec de lacte nitens, quia tot uariatur ab herbis, « les couleurs multiples n’en forment plus qu’une, ni tout entière verte car des points laiteux l’empêchent, ni de la teinte éclatante due au lait, car elle est nuancée par tant d’herbes ». Et l’on pourrait penser à bien d’autres latins chez qui on lit des développements culinaires ou des allusions à cet art ! O. Spevak examine « la construction en –tio + esse dans les textes normatifs de l’époque préclassique », T. Taous, la question du pronomen « qui manifeste la complexité inhérente à l’émergence d’une classe grammaticale » (p. 413), S. Roesch, le sens de abusio et abusiue dans le commentaire de Servius à l’Énéide. En prenant comme corpus le lexique de la peinture et de la sculpture, P. Duarte souligne que Pline l’Ancien, lorsqu’il signale qu’il n’y a pas de mot latin pour telle ou telle notion, ne critique pas la pauvreté de la langue, mais l’attitude des locuteurs. G.V.M. Haverling s’intéresse à « quelques aspects de la formation verbale dans la langue poétique ». P. Cuzzolin livre « quelques réflexions sur l’alternance plus – magis en latin archaïque ». L. Sznajder analyse l’emploi des complétives en quod dans le latin biblique. G.B. Tara se tourne vers le latin tardif et y scrute les conditions d’emploi de habeo + participe parfait passif et de habeo + infinitif.

C. Arias Abellán étudie la diversité du sémantisme de uiridis dans la poésie épigraphique et dans les traités d’agronomie. C’est l’une des rares contributions où l’on relève quelques menues imperfections (alors que le reste est pratiquement impeccable et il faut en féliciter tous les responsables !) ; en voici quelques exemples entre autres : à la p. 515, à la neuvième ligne, il convient de lire uiridis ; p. 517 le titre de l’ouvrage de G. Sanders est Lapides memores. Païens et chrétiens face à la mort. À la p. 757 dans CLE 752 te formauit et aufert est traduit comme si les deux verbes étaient au passé « t’a créé et rappelé à lui », alors que le contraste des temps est important ici. À la p. 511, id, ex quo uiride et tenerum decerptum est, celeriter consanescit (Col. 4, 27, 3) est rendu exactement de la même façon que Col. de arb. 11, 1 : quod uiride et tenerum decerpitur qui n’offre pourtant ni la même construction ni le même temps verbal. Si, là, des choses différentes ont la même traduction, au contraire, à la p. 510, alors qu’on lit la même formule dans Col. 5, 12, 1 et dans Col. de arb. 28, 1, à savoir que pour les brebis on peut utiliser le cytisus comme fourrage vert, puis comme fourrage sec (octo mensibus uiridi eo pabulo uti et postea arido possis), octo mensibus est traduit par « huit mois » pour Col. 5, 12, 1 et par « neuf mois » pour Col., de arb. 28, 1 (où il est renvoyé à « R. Goujard, CUF, 1986 »). À la p.513, en Col. 7, 8, 1, la présentation de la citation Casei […] is porro si tenui liquore conficitur est maladroite, car elle laisse penser que le génitif casei joue un rôle dans la phrase, ce qui n’est pas le cas : il appartient à la phrase précédente et il est représenté par is dans la citation qui est traduite ; il serait plus clair, semble-t-il, d’écrire is (sc. caseus) porro etc. Si d’aucuns peuvent déplorer qu’il y ait donc parfois des ajouts de mots intempestifs, en revanche c’est une lacune qu’on regrettera dans la phrase de Pline l’Ancien (17, 1, 5) au début de laquelle manque duraueruntque (« durèrent » figure cependant dans la traduction). Columelle, dans la préface de son premier livre explique que l’agriculture réclame des connaissances intellectuelles ainsi que de la force physique et il blâme les habitudes de son époque (1, praef.12) : siue fundum locuples mercatus est, e turba pedisequorum lecticariorumque defectissimum annis et uiribus in agrum relegat cum istud opus non solum scientiam, sed et uiridem aetatem cum robore corporis ad labores sufferendos desideret, « ou bien, si un riche a acheté un domaine, il relègue aux champs, tiré de la foule de ses laquais et porteurs de litières, un être à bout d’ans et de force, alors que ce travail réclame non seulement des connaissances, mais aussi la verdeur de l’âge accompagnée de vigueur du corps pour faire face aux travaux » ; relegat est le présent de l’indicatif de relegare, aucune négation n’y est jointe, il n’y a donc pas lieu de traduire « qu’il n’envoie pas au champ un esclave très amoindri par l’âge », comme on lit à la p. 514. Toutefois, ces petites étourderies n’ont aucune influence sur la démonstration que pour uiridis la prose (essentiellement Columelle) préfère la valeur sémantique « tangible et matérielle » et la poésie épigraphique la valeur sémantique « immatérielle et métaphorique » (p. 515), rendant manifeste l’existence de « variétés diaphasiques » dans le lexique latin. C. Bodelot commente l’utilisation de l’ellipse dans la scène du seruus currens de l’Andrienne de Térence (v. 351-369). C. Fry se penche sur « le cas sallustien à la lumière de la linguistique psychiatrique » en examinant les emplois de igitur par l’historien. Enfin, B. Bortolussi porte son regard sur la place du pronom réfléchi sujet dans le discours indirect et tente de la justifier.

Bien que les collaborateurs appartiennent à divers pays (preuve du rayonnement international de M. Fruyt), toutes les contributions sont en français. Chacune est suivie d’une ample bibliographie. Si certains articles sont très faciles d’accès, la langue de certains autres est marquée par l’école à laquelle appartient son auteur. De nombreuses figures et des tableaux éclairent la plupart des études. En outre, les éditeurs ont eu le mérite d’élaborer un « index des notions » qui permettra à chaque lecteur de retrouver facilement ce qui l’intéresse dans ce volume, dont certains articles sont très novateurs, et tous, riches de science et prodigues d’informations.

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne

[1]. « Le système sublogique des prépositions en latin » dans le recueil d’articles É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris 1966, p. 133-139.

[2].  On ne comprend pas toujours ce qui motive le choix des rares citations tirées d’autres auteurs. Par exemple, pourquoi signaler, p. 397, que Pline l’Ancien énumère quatre couleurs de vin albus, fuluus, sanguineus, niger et ne pas parler du fait qu’il appelle le jaune d’œuf luteum, appellation qui indique une teinte (alors même qu’A. Christol, p. 396, mentionne cet ingrédient en précisant qu’Apicius le nomme uitellum, et que cela corroborait son affirmation de la p. 400 « contrairement à des auteurs qui, comme Pline, décrivent le monde et utilisent une large palette, dans un souci de précision chromatique, le cuisinier d’Apicius prescrit plus qu’il ne décrit ») ?