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André Hurst, dont les travaux ont profondément influencé les études ménandréennes, publie ici un recueil d’articles déjà parus ailleurs (exception faite du premier chapitre). L’ouvrage est organisé selon une progression thématique, et non pas chronologique, et l’ensemble livre une vision cohérente et ferme de la comédie ménandréenne : une comédie dont la fonction sociale et politique est fondée sur une utilisation savante, subtile et efficace des procédés dramaturgiques.

Le premier chapitre, « Que nous enseigne Ménandre ? », pose une question prépondérante, celle de la valeur didactique du théâtre de Ménandre. Le rappel des trames de la Samienne, du Bouclier, de l’Arbitrage et de la Tondue permet à l’auteur de mettre judicieusement en évidence une thématique constante de l’œuvre ménandréenne, l’opposition entre les apparences et la réalité, que les personnages soient victimes des apparences ou qu’ils jouent avec elles. Le spectateur n’est guère plus épargné, et par ce jeu entre apparences et vérité, il est conduit à réfléchir sur ses préjugés, qui pourraient eux-mêmes se révéler n’être rien d’autre que des apparences. La thèse d’André Hurst est claire, Ménandre propose une leçon dramatique : « c’est un peu comme si le moteur de la comédie était dans la volonté de modifier l’environnement social de son public » (p. 32).

Les deux chapitres suivants sont consacrés à des questions de réception. Le chapitre 2, « Ménandre dans le langage quotidien », traite en effet de l’influence des comédies de Ménandre sous un angle très original puisqu’André Hurst y étudie les gnomai ménandréennes pour voir dans quelle mesure il est possible d’y déceler des expressions propres au dramaturge qui seraient, ensuite, passées dans la langue, à l’image des expressions moliéresques pour la langue française. À travers une série d’exemples non exhaustifs, examinés avec toute la prudence nécessaire, l’auteur souligne plusieurs faits : les comédies de Ménandre véhiculent un bon nombre de proverbes existant avant lui, mais le dramaturge crée parfois ses propres sentences en les faisant passer de gré à gré pour communes. En outre, certaines erreurs dans la transmission de vers peuvent s’expliquer par le fait que les sentences qu’ils véhiculent ont imprégné les esprits et sont pour ainsi dire retranscrites de mémoire.

Dans le chapitre 3, « Ménandre incompris », André Hurst démontre à quel point la réception de l’œuvre de Ménandre fut déterminée par le jugement qu’en donne Plutarque. Ce dernier, se fondant sur des critères philosophico-moraux, en fit une comédie sage, bien ordonnée et convenable, occultant par là même d’autres aspects pourtant tout aussi essentiels, notamment la fonction critique de ce théâtre, mais aussi l’attention portée par le dramaturge aux effets visuels ainsi qu’à la mise en scène. D’après André Hurst, cela aurait pour conséquence une relative absence de Ménandre sur la scène contemporaine y compris par rapport à Aristophane.

Les chapitres 4 et 5 analysent le rapport de Ménandre à deux domaines nourrissant le théâtre de l’Athénien : la tragédie et le droit. Dans le chapitre : 4 « Ménandre et la tragédie », André Hurst retrace l’histoire du traitement du rapport entre la comédie de Ménandre et le genre tragique dans les travaux contemporains. Il distingue trois plans sur lesquels la tragédie apparaît dans l’œuvre de Ménandre (p. 78) : « le parler tragique », « la désignation de la tragédie comme telle » et « l’ordonnance de l’action scénique à la manière tragique ». Puis, il définit la fonction de l’intertexte tragique par l’examen de plusieurs exemples appartenant à ces trois plans : tout en s’appropriant certains procédés de la tragédie, la comédie montre qu’elle est plus à même que cette dernière de représenter la vraie vie, et de mettre en scène les questions que pose l’état de la société athénienne. La comédie nouvelle serait en ce sens tout aussi politique que la comédie ancienne et même moins conservatrice qu’elle. La comédie ancienne se donnerait ainsi davantage comme une utopie provisoire ne sapant pas réellement les normes politiques et sociales en vigueur là où, en revanche, la comédie de Ménandre les questionnerait. Cette dernière se rapprocherait en ce sens de la tragédie. Ainsi, pour André Hurst, il ne s’agit pas tant de parler de « dette » ou d’ « influence » pour définir le rapport de la comédie ménandréenne au genre tragique que de souligner la manière dont le dramaturge nourrit ses comédies des procédés tragiques afin de renouveler le genre et faire ainsi une comédie véritablement « nouvelle » dans la mesure même où elle se confronte aux moyens et aux fins de la tragédie.

Dans le chapitre 5, « Ménandre et le méchant légaliste », André Hurst part du fragment 768 PCG de Ménandre : « Belle chose que les lois ! Mais qu’on s’intéresse aux lois d’un peu trop près, et l’on aura l’air louche », pour poser la question de la place de la loi dans les comédies de Ménandre. Le Bouclier met en scène un personnage qui tire parti de sa connaissance de la loi pour en mésuser. Ce personnage, Smicrinès, semble être une illustration de la sentence citée. L’examen de la Samienne, du Dyscolos comme de l’Arbitrage, conduit André Hurst à souligner qu’il n’y a pas d’autre « méchant légaliste » et que les comédies de Ménandre mettent essentiellement en scène des personnages qui fondent leur comportement moins sur la loi que sur le sentiment de la justice. André Hurst peut conclure avec une grande justesse que Ménandre semble valoriser le principe éthique de justice au détriment de la loi. L’auteur tente dès lors d’imaginer quel type de personnage prononcerait la sentence liminaire : peut-être un personnage auquel un « légaliste » délivrerait une « bonne parole » mais qui demeurerait égal à lui-même jusqu’au bout, à l’instar de Moschion dans la Samienne, lequel ravale les belles maximes de son père au rang d’une basse « philosophie ».

Les chapitres 6 et 7 s’intéressent à la technique théâtrale de Ménandre. Le chapitre 6, « Ménandre en ses recoins », examine les « petits rôles » des comédies de Ménandre et souligne leur importance dans l’intrigue, à l’aune de deux critères, celui de l’inventivité (énoncé par Antiphane PCG II fr. 189) et celui de la cohérence dramatique (énoncé par Aristote, Poétique 1451a). Il peut ainsi souligner que le cuisinier dans la Samienne, la servante Simikè dans le Dyscolos, et enfin le (faux) médecin dans le Bouclier sont tous des créations ménandréennes dépassant les types dont hérite la comédie nouvelle. Par ailleurs, ces trois personnages manifestent, à leur échelle, un enjeu global de la pièce dont ils ne sont qu’une petite partie. Cet enjeu peut être thématique. Ainsi, le cuisinier de la Samienne ne correspond pas au type du cuisinier vantard et bavard. Ménandre trompe ici l’attente des spectateurs ; par ailleurs ce jeu sur le type fait écho à la mécanique dramatique sur laquelle est construite la Samienne, à savoir « l’opposition constante de la ‘réalité’ et de ce qui en est perceptible au niveau des apparences » (p. 121). L’enjeu peut également être dramatique : malgré la faible part de Simikè dans les échanges des personnages du Dyscolos, c’est bien sa maladresse qui conditionne l’avancée de l’action et la péripétie. Soulignant ainsi la grande cohérence des intrigues ménandréennes, André Hurst peut conclure de façon tout à fait pertinente que ces petits rôles sont des « pièces constitutives » des enjeux portés par chaque pièce (p. 132).

Le chapitre 7, « Comment pousser le médecin vers la sortie ? » revient sur l’étude du rôle accordé au médecin dans le Bouclier. Il s’agit d’un petit rôle, mais Ménandre prolonge l’intervention du médecin au-delà du nécessaire. Alors même que le faux médecin a joué son rôle en convainquant Smicrinès que son frère était mourant, Ménandre le fait rester un peu plus sur scène. Le texte livré par le papyrus Bodmer est à cet endroit abîmé, mais André Hurst propose une reconstitution originale, tout à fait convaincante et stimulante. Smicrinès demanderait une consultation personnelle au médecin, souhaitant l’entendre dire qu’il va vivre longtemps et ainsi profiter de l’héritage de son frère ; mais le (faux) médecin, comprenant bien les préoccupations égoïstes et cupides du personnage, lui annonce au contraire que sa fin est proche. Smicrinès refuse cette fois de croire au diagnostic du médecin. Le prolongement de la scène apparaît nécessaire puisqu’il donne lieu à un jeu gestuel (celui de l’examen médical)[1], et confirme la peinture psychologique du personnage caractérisé par une méchanceté sans nuance – ce qui est rare chez Ménandre – et par sa capacité à croire ce qui l’arrange et seulement ce qui l’arrange. En prolongeant la scène, Ménandre accroît la force comique du passage et montre encore une fois la grande cohérence de son intrigue.

Le chapitre 8, « Un nouveau Ménandre », souligne la subtilité de l’art dramatique de Ménandre qui, comme Antiphane dans son célèbre fragment, pose des questions théoriques sur l’art du dramaturge, mais par des procédés proprement dramatiques. Se fondant sur la Samienne, André Hurst met en évidence la manière dont Ménandre utilise toutes les ressources du langage pour mettre en scène des personnages aux caractéristiques psychologiques fines. Il montre la capacité de Ménandre à interroger les types comiques dont il hérite et à les renouveler (exemple du cuisinier), à questionner le modèle tragique qui apparaît « comme un code de référence illusoire qui défigure le réel en feignant de l’expliquer » (p. 150), et à jouer avec la règle de l’unité de temps : la « journée » est évoquée tout au long de l’action par plusieurs personnages, elle n’est pas une simple allusion métathéâtrale, mais vient au contraire manifester le rapport des personnages au déroulement même de l’action. Enfin, l’intrigue manifeste des thématiques typiques de l’œuvre de Ménandre, notamment le caractère trompeur des apparences et l’inutilité de la violence (p. 152) : en effet, la violence concourt à plonger ou à maintenir les personnages de la Samienne dans l’erreur.

Le chapitre 9, « Notes sur le texte de la Samienne » revient sur quelques problèmes d’établissement du texte. Sont considérés les vers 7, 11-12, 30-38, 112-117, 192-195, 530-532. Voir pour comparaison notamment l’édition commentée d’Alan Sommerstein parue en 2013[2].

André Hurst publie dans ce recueil des articles essentiels qui démontrent brillamment et à travers des angles d’attaque tout à fait originaux, la valeur dramatique des pièces de Ménandre qui loin d’être des comédies embourgeoisées et destinées à divertir sagement proposent de réelles réflexions politiques et sociales. Cette lecture est essentielle pour quiconque s’intéresse au théâtre de Ménandre malgré l’absence d’une mise à jour bibliographique.

Nathalie Lhostis

[1] André Hurst rappelle justement là encore l’attention que porte Ménandre à la dimension spectaculaire de ses pièces qui ne sont pas composées pour être lues.

[2] A. H. Sommerstein, Menander : Samia (The Woman from Samos), Cambridge-New York 2013.