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Les spécialistes et le public cultivé francophones connaissent le traité d’Hygin Gromaticus de limitibus constituendis, qui fait partie du volume Les arpenteurs latins (tome 1), publié par Jean-Yves Guillaumin dans la CUF en 2005 et qui est un modèle par la qualité de l’établissement du texte, la précision de la traduction et la richesse de l’introduction comme des commentaires. Ces mérites sont aussi ceux des spécialistes allemands qui publient cette nouvelle édition. L’ouvrage se compose de 3 parties, un commentaire p. 9-110, le texte et la traduction p. 111-211, puis divers index p. 212-223 (lexique, index des notions, auteurs anciens cités) et une bibliographie p. 224-233. Alors que J.‑Y. Guillaumin répartit les analyses entre l’introduction générale et les notes abondantes selon le degré de spécialisation, ici le commentaire se fait dans une partie dédiée et il est, comme l’on peut s’y attendre, organisé de façon thématique. Viennent d’abord des développements très précis sur l’auteur, le titre, le contenu global des autres traités qui fournissent son contexte général, en particulier le Ps. Frontin, la tradition des manuscrits et des éditions antérieures. Il faut souligner tout l’intérêt de la partie suivante du commentaire, organisé selon les différentes notions, d’une part le contexte cosmologique, le globe terrestre avec les pôles, la place de l’oikouménè et les méridiens, d’autre part le travail de l’arpenteur et les modes de calcul, enfin les implications juridiques de la mesure, ce qui inclut une étude très poussée des différents tracés de voies que sont les actuarii, linearii, subrunciui, les limites privés et les fines à l’échelle de la colonie, les procédures judiciaires, les types de propriété, le cas particulier de l’ager uectigalis, les forêts et les pâturages, les servitudes et le ius conpascendi, le lien entre municipe et colonie. Tous ces développements sont autant de mises au point indispensables car elles regroupent les analyses d’Hygin, établissent les comparaisons nécessaires et fournissent tous les éclairages attendus à partir des pratiques religieuses et juridiques en même temps que des références sont faites à la tradition en la matière pour apprécier les continuités très nombreuses et les innovations. Il pourrait sembler paradoxal de voir un même ouvrage traiter d’échelles aussi différentes que l’univers, la terre et l’organisation de l’espace d’une colonie, mais le repérage selon le cardo et le decimanus est lié au mouvement du soleil et à la position de l’ombre (Hygin, Grom. 131). L’une des originalités de l’ouvrage est de comporter de très nombreuses photographies de manuscrits avec des dessins, des figures et des annotations complémentaires qui sont d’une qualité exceptionnelle permettant de lire les annotations et d’observer les détails, et leur utilisation est d’autant plus facile qu’elles ne se trouvent pas dans un cahier à part, mais sont réparties dans la traduction en fonction des sujets avec un système de renvoi qui fait le lien entre le passage du texte et la photographie qui en est l’illustration. Elles font partie intégrante du texte. C’est une des grandes innovations par rapport à l’édition de la CUF[1]. Des index détaillés permettent de retrouver les références à des auteurs et à des notions précises. La bibliographie est abondante et elle fait une place aux travaux conduits à Besançon autour de J.-Y. Guillaumin, même si d’autres auraient pu être utilisés[2]. Autant dire que le livre, par les analyses détaillées et les mises en perspective apporte une contribution décisive à la compréhension de la technique gromatique des arpenteurs romains, composante essentielle de l’organisation politique, économique et sociale de l’État romain dans toutes les contrées de l’empire.

L’ouvrage comporte aussi un glossaire (p. 214-215) fort utile où sont repris les principaux termes avec des références mais aussi de courtes définitions pour actuarius, linearius, subrunciuus, mais l’on aurait aimé trouver de courtes notices sur finis et limites ainsi que sur ratio pulcherrima, ce système parfait qui est le point commun entre la cadastration et la représentation de la terre ou de l’univers. Plus largement le substantiel commentaire aurait pu comporter quelques pages sur le lexique. Le vocabulaire technique présente des caractéristiques : l’importance de la monosémie par rapport à la polysémie, la place restreinte de la synonymie étant donné que l’objectif est d’exprimer une nomenclature, le lien entre les emplois spécialisés et les sens de base pour les termes polysémiques, les rôles de la composition et de l’emprunt au grec. Sans doute ces problèmes ne sont-ils pas spécifiques à ce traité d’Hygin, mais plusieurs passages donnent matière à réflexion sur la constitution et le fonctionnement d’un lexique technique. Un bon exemple est fourni par l’emploi de tonon – hemitonion (Hygin, Grom. 148) : Caeli autem punctum terram esse sic describunt, quod dicant a polo ad Saturni circulum interuallum esse quod Graeci hemitonion appellant ; a Saturno deinde ad Iouem hemitonion ; ab hoc deinde ad Martem tonon … Sic  Terram punctum caeli esse ostendunt : nam et artes musicas per haec diastemata constare fertur. « Or ils décrivent la terre comme le centre du ciel en disant que de la voûte céleste au cercle de Saturne, il y a un intervalle d’un demi-ton (en grec hemitonion) ; ensuite, de Saturne à Jupiter, un demi-ton ; ensuite, de celui-ci à Mars, un ton … Ainsi montrent-ils que la terre est au centre du ciel. La musique en effet, dit-on, repose sur ces intervalles.» Quel lien faire avec l’emploi du mot en musique ? Si J.-Y. Guillaumin établit un lien fort sur la base de la musique des sphères (p. 98 de son édition), ce lien n’est pas évident, car la même question posée dans le De re publica par le jeune Scipion (6, 8) reste sans réponse, tandis qu’Hygin observe seulement que les notes de musique se marquent aussi (et) par ce système et encore ne reprend-il pas à son compte cette observation, reportée dans un vague fertur : les auteurs du présent commentaire considèrent donc (p. 67) qu’il n’existe pas chez Hygin de musique des sphères. Pour rendre compte des emplois de tonon en musique et astronomie, il convient de distinguer deux niveaux, celui de la théorie et celui de la langue : sans doute que les rapports entre les planètes ne sont pas forcément pensés dans le cadre d’une théorie de la musique des sphères, mais l’emploi du même mot pour deux applications référentielles différentes trouve son unité dans les idées d’harmonie et de rythme équilibré. Le lecteur intéressé par ces questions pourra se reporter aux articles de Françoise Gaide et de Danièle Conso[3]. Ce ne sont là que de simples prolongements sur le plan de la sémantique qui montrent l’importance des apports de ce livre qui donne un commentaire exhaustif du traité d’Hygin pour le replacer dans la tradition des arpenteurs et nous permettre de mieux comprendre ces aspects essentiels de l’emprise des Romains sur l’espace.

Jean-François Thomas, Université Paul Valéry – Montpellier 3

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 271-272

[1]. Voir G. Chouquer, Cadastres et fiscalité dans l’Antiquité tardive, Tours 2014 p. 22 et n. 3.

[2]. Comme J.-Y. Guillaumin, « L’érudition des gromatiques romains » dans Eruditio antiqua I, 2009, 1-14.

[3]. F. Gaide, « À propos du vocabulaire des arpenteurs latins : étymologies antiques et modernes ; analyses lexicologiques » dans D. Conso, A. Gonzalès, J.‑Y. Guillaumin éds, Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains, Besançon 2005, p. 33‑40 ; D. Conso, « Arpentage et lexicologie » dans Cl. Moussy éd., Latin et langues techniques, Paris 2006, p. 279-296.