< Retour

Ces deux livres, d’intentions différentes mais qui abordent une thématique commune – celle de l’enfance antique –, s’inscrivent dans une réalité historiographique toute contemporaine. En effet, alors qu’elles furent longtemps délaissées par les spécialistes de l’Antiquité, les études sur l’enfant, et notamment sur l’enfant grec, ont fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’un formidable intérêt : colloques internationaux, journées d’étude, expositions muséales, programmes de recherches interdisciplinaires et monographies thématiques n’ont cessé de se multiplier, permettant de mieux approcher ceux qui, au même titre que les femmes, les aliénés ou les miséreux, étaient longtemps restés des oubliés de l’histoire[1].

On ne peut donc que se réjouir de la publication, en français, de ces deux synthèses qui rendent grâce, un demi-siècle (quand même !) après le livre fondamental de Philippe Ariès[2], aux récentes recherches sur l’enfance grecque. Certes, il existait déjà d’autres ouvrages généraux, parus ces dernières années et qui étaient venus compléter celui, pionnier, de Mark Golden[3] : des livres en anglais[4], en allemand[5], et, aussi, en français[6].

On regrettera que le livre de Geneviève Hoffmann (ci-dessous G. H.) et, plus encore, celui de Danielle Jouanna (ci-dessous D. J.) ne mentionnent pas toujours (en tout cas pas de manière explicite) certains de ces ouvrages, notamment les travaux allemands qui s’inscrivent pourtant dans une tradition assez ancienne, autour de l’enfant et l’art grec (mais aussi la religion), commencée dans les années 1980 avec Hilde Rühfel, et poursuivie de nos jours par les études de Martina Seifert et de Michaela Stark[7].

Pour autant, c’est là une réserve qui n’entache en rien la qualité des ouvrages présentés ici, qui prennent largement en compte les recherches récentes, fortement renouvelées par les apports de l’anthropologie historique, de l’archéologie culturelle et funéraire, de l’histoire du genre et du corps.

Le petit livre de D. J. se veut une synthèse sur l’enfance à l’époque classique (bien au‑delà, donc, contrairement à ce qu’indique le titre, du seul « temps de Périclès ») : compte‑tenu du cadre chronologique retenu, il porte essentiellement sur l’enfant athénien, les sources sur les autres cités faisant largement défaut (excepté l’excursus p. 115-125 sur les éducations spartiate, crétoise et perse). Le plan retenu est simple et suit les étapes de la vie : du projet d’enfant (p. 17-52) à l’adolescence (p. 177-248) en passant par les premiers âges (p. 53-110), où les enfants sont aux femmes (partiellement, en fait), puis « l’âge de l’école » entre sept et quatorze ans (p. 111-176). Tous les thèmes majeurs relatifs à l’enfance y sont abordés, même si c’est parfois de manière très brève : la médecine gynécologique et néo‑natale, la mortalité infantile, l’avortement et l’infanticide, les fêtes de la naissance, les rites de socialisation et de « fabrication » du citoyen, les contes, les jeux et les jouets, l’éducation différenciée des filles et des garçons, des riches et des pauvres, des enfants libres et des esclaves, enfin, l’enseignement sophistique, la pédérastie et l’éphébie.

Le récit est clair, fermement charpenté en paragraphes courts, l’écriture fluide, s’appuyant toujours sur des sources (essentiellement littéraires) parfaitement maîtrisées par celle qui reste une de nos plus grandes hellénistes. L’historien regrettera peut-être le faible nombre de notes infrapaginales, la (relative) sécheresse de la bibliographie, l’absence de prise de position de l’auteure lorsqu’une question fait débat (par exemple sur la nature de l’éphébie athénienne, sur certaines fêtes de jeunesse, comme l’Aiôra, ou encore sur l’homosexualité grecque dont les interprétations, parfois datées, ne tiennent pas compte de travaux plus récents). Mais ce sont là, sans doute, des manques inhérents à une collection dont l’objectif – tout à fait louable – est de toucher un public plus large que le cercle restreint des spécialistes.

L’ambition du gros livre de G. H. est autre, même si on ne saurait le taxer de sacrifier le style à l’érudition : sa lecture en est tout aussi agréable et, surtout, en faisant appel à une très riche iconographie (avec des photographies de vases et de statues, et, surtout, des dessins réalisés par une copiste du Louvre), il se présente comme un bel ouvrage. Ici, en effet, les notes sont abondantes, l’éventail des sources plus varié (sources littéraires et iconographiques, on l’a dit, mais aussi archéologiques et épigraphiques), la bibliographie plus étoffée. Le plan retenu, obéissant à une architecture impressionnante, est, contrairement au choix – chronologique – effectué par D. J., davantage thématique (même s’il suit, à sa manière, les âges de la vie). Le champ couvert est également beaucoup plus vaste : le monde grec, dans son ensemble, entre le viiie et le iiie siècles av. J.-C., et les nombreux exemples extra-athéniens, pour beaucoup d’époque hellénistique, montrent que le pari est tenu. Enfin, le propos de l’auteure est aussi plus ambitieux puisqu’il s’agit, au-delà de la seule enfance, d’une vaste histoire culturelle du monde grec (dont la conclusion dresse les contours) : qu’est-ce qui fait la grécité ? comment se transmet-elle ? comment un enfant devient-il un (adulte) Grec ?

On ne reprendra pas les différents thèmes abordés qui restent, à peu de choses près, les mêmes que ceux traités dans le livre de D. J. : simplement, le propos est ici plus fouillé, les exemples plus nombreux, les chapitres plus imposants, notamment ceux consacrés à la conception, la puériculture et les jeux de la petite enfance (p. 21-101), la gymnastique (p. 167‑193) ou encore la parentalité (p. 291-328), qui tiennent toujours compte des recherches les plus récentes. On notera aussi l’originalité et la grande richesse de la troisième partie consacrée à « la bienséance » (p. 195-289) : G. H. y évoque les soins accordés au corps (toilette, imaginaire du bain, odeurs, chevelure), les vêtements et la couleur comme marqueurs sociaux et de genre, enfin, les bonnes manières (l’allure, le contrôle des émotions, la commensalité et les manières de table).

En réalité, tout est dit, dans ce livre, et, même, peut-être trop, rechigneront certains. Car il est vrai que la question « qu’est-ce qui fait que l’on est/devient Grec ? » est vaste et les réponses difficilement circonscrites. On peine ainsi à comprendre, a priori, ce que viennent faire ici des chapitres sur la maison (p. 395-425), les frontières (p. 459-493) ou l’agora (p. 503-532)… Mais l’on finit par être emporté par l’auteure qui considère, à raison, qu’un enfant se construit certes par l’éducation (parentale, scolaire, philosophique, politique, militaire) mais aussi par l’environnement (affectif, géographique, matériel, sensible, visible et invisible – les mythes et le sacré) qui l’entoure. C’est, au fond, ce qui fait la force et l’originalité de ce livre passionnant, qui cherche constamment à inscrire l’histoire de l’enfance dans un cadre culturel plus vaste.

On terminera en disant que ces deux ouvrages invitent, à la suite d’autres travaux, à reposer la grande question qui hante les historiens de la famille depuis Philippe Ariès, à savoir celle du sentiment de l’enfance : l’amour pour l’enfant, l’attachement à sa personne propre (et non à son seul devenir), existait-il avant l’époque moderne ? On sait que le grand « historien du dimanche » avait répondu par la négative, puisque sa thèse reposait sur une émergence tardive – vers la fin du xviiie siècle – de ce sentiment, qui aurait progressivement remplacé ce qu’il appelait le « mignotage », cet attachement très superficiel caractérisé par le simple amusement à l’égard de cette « petite chose drôle » et souvent éphémère – du fait de la mortalité endémique – qu’était le jeune enfant. La thèse fut critiquée, on le sait, notamment par les médiévistes, puis amendée partiellement par Ariès lui-même lors de la réédition de son livre en 1973, avant que les historiens de l’Antiquité ne commencent enfin à investir timidement le débat dans les années 1980. Et même si certaines interrogations demeurent toujours ouvertes, beaucoup d’arguments plaident désormais pour un attachement sincère des anciens Grecs envers leurs enfants[8] : les livres de D. J. et de G. H. viennent, à leur tour, consolider cette thèse.

On ajoutera enfin que, au-delà des lecteurs curieux et passionnés par l’Antiquité ou par l’histoire de l’enfance, les candidats au CAPES et à l’agrégation trouveront ici des guides sûrs pour aborder la nouvelle question d’histoire ancienne (« Famille et société dans le monde grec et en Italie/à Rome du Ve siècle au IIe siècle av. J.-C. ») : le livre de D. J. offrira une indispensable et agréable première lecture pour embrasser de manière synthétique ce sous‑thème ; celui de G. H. s’imposera comme une somme incontournable, appelée à rester pour longtemps une référence.

Philippe Lafargue, Institut Ausonius

[1]. Pour une vue d’ensemble de ce nouveau paysage historiographique : Ph. Lafargue, « L’enfant retrouvé : quinze ans de nouvelles recherches sur l’enfance en Grèce ancienne (2001-2015) », Pallas 105, 2017, p. 257-294.

[2]. Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris 1960 (19732).

[3]. M. Golden, Children and Childhood in Classical Athens, Baltimore-Londres 1990 (20152).

[4]. J. Neils, J. H. Oakley eds., Coming of Age in Ancient Greece. Images of Childhood from the Classical Past, Exhibition Organized by the Hood Museum of Art, Dartmouth College, New Haven-Londres 2003 ; A. Cohen, J. B. Rutter eds., Constructions of Childhood in Ancient Greece and Italy, Princeton 2007 ; M. Harlow, R. Laurence eds, A Cultural History of Childhood and Family in Antiquity, Oxford 2010 ; L. A. Beaumont, Childhood in Ancient Athens. Iconography and Social History, Londres-New York 2012 (20152) ; J. Evans Grubbs, T. Parkin eds., Oxford Handbook of Childhood and Education in the Classical World, Oxford 2013.

[5]. A. Ambühl, Kinder und junge Helden. Innovative Aspekte des Umgangs mit der literarischen Tradition bei Kallimachos, Louvain 2005 ; A. Backe‑Dahmen, Die Welt der Kinder in der Antike (Zaberns Bildbände zur Archäologie), Mayence 2008 ; M.-C. Crelier, Kinder in Athen im gesellschaftlichen Wandel des 5. Jahrhunderts v. Chr. Eine archäologische Annäherung, Remshalden 2008.

[6]. V. Dasen, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes 2015 ; V. Dasen éd., La petite enfance dans le monde grec et romain, Dossiers d’archéologie 356, 2013. On mentionnera aussi le vaste programme de recherche qui s’est concrétisé par la publication des actes de trois colloques : A.-M. Guimier-Sorbets, Y. Morizot éds., L’enfant et la mort dans l’Antiquité, I, Nouvelles recherches dans les nécropoles grecques. Le signalement des tombes d’enfants, Paris 2010 ; M.‑D. Nenna éd., L’enfant et la mort dans l’Antiquité, II, Types de tombes et traitement du corps des enfants dans l’antiquité gréco-romaine, Alexandrie 2012 ; A. Hermary, C. Dubois éds., L’enfant et la mort dans l’Antiquité, III, Le matériel associé aux tombes d’enfants, Arles 2012.

[7]. H. Rühfel, Kinderleben im klassischen Athen. Bilder auf klassischen Vasen, Mayence 1984 ; Ead., Das Kind in der griechischen Kunst von den minoisch-mykenischen Zeit bis zum Hellenismus, Mayence 1984 ; M. Seifert, Dazugehören. Kinder in griechischen Kulten und Festen. Bildanalysen zu attischen Sozialisationsstufen (6. bis 4. Jh.v.Chr.), Stuttgart 2011 ; M. Stark, Göttliche Kinder. Ikonographische Untersuchung zu den Darstellungskonzeptionen von Gott und Kind bzw. Gott und Mensch in der griechischen Kunst, Stuttgart 2012.

[8]. Voir Ph. Lafargue, « L’enfant retrouvé », art. cit., p. 260-262 et 270-271.