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Du titre de l’ouvrage publié par Aquitania, on retiendra qu’il constitue la publication d’une fouille préventive conduite à l’emplacement de l’ancien tribunal de Bordeaux et qu’elle a abouti à la découverte d’un quartier suburbain de Bordeaux antique, ce qu’indique clairement le sous-titre. Le volume se divise en deux parties de dimensions inégales. La première est une synthèse des données et résultats d’ensemble des fouilles (p. 11-77). Elle a été rédigée par Chr. Sireix, le responsable de l’opération. La seconde regroupe, sous le titre « Études et analyses » (p. 81-488), les présentations de l’ensemble des données matérielles provenant des fouilles : monnaies, petits objets, mobilier métallique (artisanat du bronze), bois, tabletterie, restes fauniques, cuir, verre, céramique (huit contributions précédées d’une introduction). Chacun des chapitres qui la composent en souligne l’apport à l’histoire du quartier et à la connaissance d’un type de matériel. L’intérêt essentiel porte sur les productions locales. Mais ces études témoignent également des relations de Bordeaux avec des commerçants venus de la Manche (Bretagne) et de la mer du Nord. Je retiendrai ici ce qui distingue cette monographie : la contribution de l’archéologie à l’histoire d’un quartier suburbain. Ce quartier est bien sûr d’abord celui d’une ville individuelle, Burdigala dont l’archéologie préventive renouvelle la connaissance. C’est aussi un espace longtemps négligé au profit des centres urbains monumentaux et des quartiers d’habitations, la périphérie des villes qui était appréhendée essentiellement à partir des nécropoles. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’une voie d’entrée dans une ville et que des installations suburbaines sont fouillées et publiées. Mais cette monographie se distingue par son intérêt et sa qualité.
La zone explorée porte sur une surface de près de 2 500 m2 qui occupait le bord nord de la vallée du Peugue, un des deux petits cours d’eau se jetant dans la Garonne 200 m au sud de la ville du Haut Empire et du rempart du Bas Empire. Ce fond de vallée constituait une zone humide, ce qui a assuré la conservation de données polliniques, de macrorestes végétaux et animaux ainsi que des ouvrages de franchissement dont un pont de bois qui constitue un des intérêts archéologiques de cette fouille. Leur exploitation permet de suivre les étapes de l’aménagement du chenal ainsi que celui du passage du Peugue lorsque la route est devenue une rue d’un quartier périphérique. Cela supposait que l’équipe ait une bonne maîtrise de la fouille en milieu humide. Mais, alors que très souvent les analyses paléoenvironnementales sont rejetées en annexe de la publication, Chr. Sireix, son responsable, a eu le souci d’intégrer l’ensemble des données de fouilles et des études de mobilier dans une synthèse qui est un modèle du genre. On doit donc souscrire au jugement de Dany Barraud et Louis Maurin qui, dans leur préface, louent la clarté d’un exposé ainsi que la pertinence de conclusions « où la part des certitudes et celle des hypothèses est, à tout moment, parfaitement présentée ».
Au total, Chr. Sireix restitue parfaitement l’histoire de l’occupation d’un secteur, qui fut une zone agricole à partir du premier âge de Fer, puis s’intégra progressivement à la ville. Ce processus débute dans les années 10/15 avec des installations d’artisans métallurgistes (sidérurgie) liées au passage d’un axe de circulation. Elles précèdent le développement d’un quartier d’artisans qui connaît deux époques. Des années 30 aux années 100, des sidérurgistes occupent un espace estimé à un minimum de 5 ha. À la fin IIIe s. et au début IVe s., les artisans qui avaient un temps abandonné le secteur reviennent pour y exercer deux activités : la fabrication d’épingles en os (tabletterie) et la récupération de toutes sortes de matériaux, en particulier des non ferreux. À cette époque, le périmètre urbain s’est rétracté aux 32 ha du castrum. Les travaux sur l’artisanat antique ont longtemps accordé une place plus importante à la condition sociale des artisans et à la distribution de leurs produits qu’à la production elle-même. Ce volume rectifie cette manière de le traiter.
Mais je voudrais attirer l’attention sur un autre apport de cette fouille : la mise en évidence d’un type d’installation sur laquelle les données restent rares, mais dont la fonction était essentielle : l’accueil des voyageurs. Chr. Sireix montre en effet que, durant le siècle et demi correspondant à la phase qui s’interpose entre les deux occupations par des artisans, ce secteur est complètement réaménagé pour la construction d’une auberge située en bordure de la voie avant son entrée dans la ville. Cette phase correspond à la période durant laquelle Burdigala atteint un maximum de 150 ha. Comme le souligne Chr. Sireix, ce type d’établissement est encore mal documenté. En Gaule, les exemples connus se limitent à une liste dont la brièveté est liée aux difficultés que présente la reconnaissance de ce type d’établissement. Il faut donc lui être particulièrement reconnaissant de l’augmenter avec des arguments qui emportent l’adhésion. Mais l’intérêt de cette identification est accru par la découverte de canalisations de bois gravées de la marque de la r(es)p(ublica) B(iturigum) V(iviscorum). Habituellement, on ne retrouve sous les dallages que des tuyaux de plomb ou de céramique. Cette découverte exceptionnelle permise par la conservation des bois en milieu humide illustre la mise en place d’un réseau de distribution de l’eau publique par la ville. Il s’agit d’une pratique bien documentée sur laquelle R. Biundo a récemment fait le point « La gestion publique de l’eau : finances municipales et centre du pouvoir » In : Hermon E. (dir.), Vers une gestion intégrée dans l’Empire Romain, l’Erma di Bretschneider, coll. «Atlante di topografia antica», Rome, 2008, p. 162-147). Elle témoigne du contrôle exercé par l’autorité municipale sur les espaces urbains durant la phase de développement et d’embellissement urbain du second siècle. Cette relation autorise une suggestion : pourquoi ne pas rechercher à cet endroit l’emplacement d’une de ces stationes mentionnées par les itinéraires que les villes durent aménager à proximité des villes pour l’accueil des voyageurs ?
Ces remarques n’épuisent pas l’intérêt d’un travail où l’archéologie préventive restitue la dimension économique du développement urbain en Gaule, contrevenant ainsi au paradigme de la « ville de consommation » encore largement dominant chez les historiens de l’Antiquité.

Philippe Leveau