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S. Montel a eu l’excellente idée d’organiser à Besançon (2014) et de publier rapidement (2015) un colloque sur la sculpture gréco-romaine en Asie Mineure, qui rassemble quinze communications suivies d’une conclusion de N. de Chaisemartin. Cette initiative heureuse débouche sur un résultat excellent, car nous disposons ainsi, comme l’indique le sous-titre du livre, d’une synthèse des études récentes qui met à jour un bon nombre de dossiers et attire l’attention sur des domaines méconnus.

Plusieurs synthèses sont présentées dans la première section de l’ouvrage. Celle d’A. Hermary porte sur l’interprétation des kouroi et korai à partir des statues archaïques de l’Héraion de Samos et notamment de la korè de Berlin (au lièvre) : en s’appuyant sur les dernières réflexions de divers savants, l’auteur montre qu’elle n’appartient pas au groupe familial de Généléos qui reste donc un exemple unique. Pour le kouros et la korè de Timônax, les hésitations sont permises mais A.H. exprime sa préférence pour l’identification à Apollon et à Artémis, avec pour corollaire qu’Apollon peut être représenté sans aucun attribut propre. L’étude des kouroi et korai amène donc à y voir des agalmata , des cadeaux, adaptés à la divinité qui les reçoit : offrandes juvéniles dans le cas de dieux juvéniles. Dans cette optique, A.H. repousse l’interprétation de Muller et Huysecom-Haxhi qui voient dans les offrandes de figurines en terre cuite des allusions aux étapes de la vie du dédicant.

On trouve dans la même section l’étude de M. Szewczyk intitulée : « Sculpture funéraire et statuaire publique à la basse époque hellénistique » qui adopte un point de vue différent en analysant les rapports constatables en Asie Mineure à partir du IIe s. a.C. entre répertoire des stèles funéraires et grande statuaire. L’auteur distingue inspiration puisée dans des types statuaires et imitations de monuments statuaires. Les secondes sont repérables dans la présence d’un socle mouluré : les fréquentes représentations de jeunes gens morts prématurément montrent à quel point le statuaire constituait un honneur public. M.S. propose d’orienter les recherches non pas vers des types statuaires (qui concernent plus la statuaire « idéale ») mais vers les motifs et les schémas qui permettent de transcrire un message : « moyen rituel de distinction et de découpage de l’espace social, plus que […] instrument de commémoration ». Pour une époque et dans un contexte différents de ceux de l’article d’A. Hermary, on arrive ainsi à une conclusion tout aussi différente : c’est un bon exemple du renouvellement actuel des études de sculpture et de la nécessité de tenir compte de tous les paramètres.

H. Aurigny présente une utile revue des questions découlant de la présence de bronzes orientaux ou de type oriental dans les sites grecs, sur la base des constats archéologiques mais aussi de la tradition scripturaire. On y trouve d’abord les objets phrygiens ou imités : à côté de quelques fibules phrygiennes, ce sont surtout des imitations grecques; de même les coupes à omphalos sont de fabrication grecque même si elles imitent directement des modèles bien attestés plus anciennement en Phrygie. Les imitations sont des productions ioniennes, surtout samiennes, c’est d’ailleurs à Samos qu’ont été mises au point de nouvelles techniques de coulée des petits bronzes et de séries à partir d’un prototype. Les grands sanctuaires ont joué dans ce domaine un rôle certain. La découverte de ces bronzes en grand nombre dans des sanctuaires éloignés de l’Asie Mineure pose la question des dédicants : Grecs ou Orientaux? Dans le cas d’Olympie, les dédicants laconiens porteurs d’objets samiens semblent avoir été majoritaires alors que le cas de Delphes est beaucoup plus problématique (tradition d’intérêt des Orientaux pour Delphes). Le rôle de la Lydie est seulement évoqué à travers les offrandes “historiques” des “riches donateurs Lyciens”, Alyatte et Crésus, mais sans allusion à la production proprement lydienne et au problème de ses rapports avec la production grecque (recherches de M. Kerschner).

J.-Chr. Vincent a eu l’idée judicieuse de s’intéresser aux descriptions de Pausanias concernant l’Asie Mineure. Le périégète énumère en effet des quantités d’œuvres de provenance micrasiatique : statues d’Ilion (à côté du Palladion que plusieurs cités revendiquent de posséder), xoanon de Zeus à Argos, xoanon d’Artémis Orthia rapporté de Tauride à Sparte par Iphigénie, statue de Dionysos à Patras, œuvre d’Héphaistos offerte par Zeus à Dardanos et rapportée par Eurypyle à Patras. Il mentionne aussi des œuvres qu’il n’a pas vues de ses yeux : l’Apollon Philésios de Didymes, œuvre de Canachos volée par les Perses et rapportée par Séleucos Ier, l’Artémis de Brauron emportée par Xerxès qui est encore à Séleucie de Syrie au temps de Pausanias. À cela s’ajoutent des œuvres fabriquées en Grèce dont il signale la présence en divers lieux d’Asie Mineure. L’auteur montre que Pausanias, dont on souligne souvent les lacunes, appliquait aux œuvres une grille de lecture sinon scientifique, évidemment, du moins cohérente et s’intéressait aux questions techniques d’une façon presque moderne : malgré l’imprécision du texte, son œuvre constitue une source documentaire importante.

La deuxième section du livre est consacrée à des études régionales. La première, due à A. Duplouy, est la première étape d’une reconsidération générale de la sculpture lydienne, commençant par un parcours historiographique qui montre les préjugés dont elle a souvent été l’objet et l’évolution des points de vue progressivement débarrassés d’un hellénocentrisme encombrant. Une revue critique d’œuvres de la petite plastique découvertes en Lydie et ailleurs met à mal des attributions anciennes faites sur la base de critères incohérents, ou orientées par des raisonnements extrinsèques. L’enquête montre d’une part qu’il semble possible de définir un style lydien archaïque, d’autre part que la prise en compte de la petite plastique et de découvertes récentes peut permettre de caractériser de façon plus solide des styles locaux en Asie Mineure et de mieux définir ainsi les composantes du style lydien qui apparaîtra comme un style hybride, dans des dosages qu’il reviendra aux études ultérieures d’établir.

L. Rohaut fait un point sur l’étude qu’elle mène sur les naiskoi archaïques milésiens. Elle présente un classement typologique cohérent et quelques exemples qui ouvrent des perspectives nouvelles. En particulier, un naiskos de Kalabaktépé avec dédicace aux Nymphes met en question l’attribution généralement faite de ce genre d’objet à la Grande Mère ou à Cybèle. Plus généralement, c’est le monopole milésien de ce genre d’œuvre qui est sujet à discussion.

Kenan Eren a rassemblé les huit fragments déjà connus de lions d’Aphrodisias en marbre d’époque archaïque et en fournit une brève étude purement factuelle. Le manque de contexte (la plupart ont été trouvés dans les fouilles du sanctuaire d’Aphrodite) et l’état très lacunaire de ces exemplaires amène l’auteur à garder une prudence louable et à se refuser d’en tirer des conclusions. Il n’en était pas moins utile d’en rappeler l’existence dans le cadre du projet lancé en 2013 sur la phase archaïque du sanctuaire d’Aphrodite.

Chr. Bruns-Özgan, Hellenistic Sculpture and Workshops of Knidos étudie brièvement quatre découvertes anciennes ou récentes de sculptures en marbre faites en différents points de la ville antique de Cnide : une tête féminine, une statue féminine drapée, un relief provenant d’un autel et une autre statue féminine drapée. Les quatre œuvres s’échelonnent entre le IVe et le IIe s. Elles font ici l’objet de brèves études qui servent d’aliment à une thèse plus large avancée par l’auteur d’entrée de jeu : Cnide se trouvant dans l’orbite hécatomnide reçut l’influence directe des grands artistes qui travaillèrent au Mausolée, influence qui se ferait encore sentir dans l’atelier local deux siècles plus tard. La première tête féminine est rapprochée de la tête de Déméter attribuée à Léocharès ainsi que des Dionysos de Delphes (fronton) et de Thasos (Dionysion). L’étude stylistique elliptique se conclut sur l’idée que cette œuvre pourrait être de la main de Léocharès. La femme en chitôn est elle aussi rapidement décrite et rapprochée de façon allusive d’œuvres athéniennes ou d’autres origines (Kallipolis, Thasos). L’hypothèse d’un sculpteur athénien est appuyée par les signatures de deux sculpteurs athéniens sur bases de statues trouvées à Cnide. L’auteur rappelle alors les attestations d’œuvres d’un sculpteur rhodien, Zenodotos, installé à Cnide et devenu Cnidien. Un bas-relief provenant d’un autel et malheureusement fort abîmé (les personnages sont méconnaissables) en pendant à un bas-relief de Zenodotos, porte la signature d’un Théôn d’Antioche et est datable du début du IIIe s. Ce Théôn a œuvré en plusieurs endroits et fini ses jours comme sculpteur rhodien. Ces carrières mobiles d’artistes sont considérées par l’auteur comme l’illustration d’une perte d’influence de la sculpture attique au profit d’officines locales actives en particulier dans le Dodécanèse. La dernière œuvre, une statue féminine incomplète, renforce cette idée sur la base de points communs avec d’autres œuvres d’Asie Mineure du IIe s. a.C. On ne peut que regretter que le raisonnement mené au grand galop ne présente pas les preuves matérielles de l’évolution stylistique de l’époque, telle que l’auteur la résume.

« Identités culturelles et conformisme social : sur quelques stèles de Phrygie et de Pisidie septentrionale ». Comme en écho à l’article précédent, H. Bru livre ici une étude d’un groupe de petites stèles du IIe ou IIIe s. p.C., en marbre de Dokimeion, présentant plusieurs traits communs et provenant d’une région assez large, à cheval sur une partie de la Phrygie et de la Pisidie. Ces stèles, accompagnées de nombreux anthroponymes en grec ou en langue épichôrique, représentent toutes des groupes d’individus habillés à la grecque et illustrent des traits empruntés soit au travail du marbre (outils) soit à l’élevage pastoral, c’est-à-dire en rapport avec les deux principales activités traditionnelles de cette région. Pour l’auteur, la représentation de groupe familiaux traduirait le caractère clanique de la société rurale pisidienne de l’époque, mais l’apparition de la langue et du vêtement grecs étant les signes de l’influence de l’hellénisme, nous serions en présence de la dernière manifestation originale d’une civilisation anatolienne en train de connaître une mutation définitive vers la culture nouvelle (mais il est sans doute un peu abusif de parler de la « conscience historique et culturelle des Pisidiens »).

E. Laflı et E. Christof « Römische Skulpturen im Museum von Anamur in Kilikien » présentent un excellent petit catalogue de 25 entrées présentant un matériel riche et varié de sculptures d’époque romaine, provenant des sites de la région : Kelenderis, Nagidos, Soloi-Pompeioplolis, Claudiopolis. Ils comprennent un portrait de femme, une statue virile, plusieurs têtes de divinités, stèle funéraire, une stèle votive (à Cybèle), des autels votifs, ostothèques et un fragment de sarcophage à guirlande. Les objets de plus belle qualité sont en marbre blanc importé. Les objets en calcaire local s’inscrivent sans problème dans les séries ciliciennes d’époque romaine. Tous sont soigneusement décrits, quelques comparaisons sont proposées, la bibliographie et quelques observations de synthèse finale complètent cet article qui livre au public un matériel peu connu.

La 3e section de l’ouvrage est consacrée à des études techniques et stylistiques. Elle s’ouvre par la communication de Fr. Prost, consacrée à « la tradition de la sculpture parienne en Asie Mineure » qui fait un bilan de cette question récemment renouvelée par les identifications de provenance des marbres. L’auteur refuse la facilité avec laquelle on associe généralement l’origine des marbres et celle des marbriers. Sa critique porte sur trois dossiers. D’abord celui des œuvres qu’on pourrait qualifier d’orientales : sarcophages de Sidon, sphinges de Pergé. Il montre que dans les deux cas, des particularités stylistiques excluent une main parienne, à moins de prêter à Paros un éclectisme resté inconnu jusqu’à présent. Dans le cas du monument des Néréides et du Mausolée, les analyses ont prouvé que ces deux monuments ont mélangé des marbres d’origines diverses et présentent des caractéristiques techniques inconnues ailleurs et possiblement locales : il n’y a donc pas de lien étroit entre provenance des marbres et provenance des sculpteurs. Le dossier des autres sculptures en marbre parien découvertes à Xanthos permet d’arriver au même constat. En conclusion de cette excellente revue d’œuvres célèbres ou moins célèbres, Fr. Prost est amené à affirmer que l’on ne peut pas trouver en Asie Mineure ou dans la Phénicie ou Chypre voisines, d’œuvres qui prouvent la présence de sculpteurs pariens, ni même d’œuvres en marbre de Paros présentant un style purement parien : il faut donc admettre que le marbre parien pouvait être exporté et travaillé hors de Paros par des artisans non Pariens.

Sur la base de l’observation de deux sculptures inachevées (au même type) de Kymé et de plusieurs exemples inachevés de Délos, S. Moureaud se livre à une minutieuse analyse des procédés de taille et de l’outillage employé (la gradine grain d’orge est l’outil le plus courant, mais pas unique). Cela lui permet de distinguer les procédés de taille directe et de taille indirecte, ainsi que de détecter des procédés différents de dégrossissage. L’hypothèse est ensuite proposée d’une évolution des techniques de copie à l’époque hellénistique, en raison de la généralisation du procédé. Cette étude, aussi attentive que prudente, offre un éclairage nouveau sur l’intérêt de l’observation des détails techniques, beaucoup plus utiles qu’il n’y paraît de prime abord pour détecter les ateliers, leur rayonnement ainsi que les évolutions techniques au cours du temps.

La communication de L. Cavalier “Remarques sur l’ornementation en Lycie à l’époque hellénistique” présente l’intérêt d’attirer l’attention sur une région de l’Asie Mineure qui a donné au IVe s. quelques ensembles exceptionnels (monument des Néréides, mausolée de Périclès) mais peu de sculpture à l’époque hellénistique. Or deux sites, Xanthos et Limyra, ont fourni des témoignages isolés et mal connus qui sont ici évoqués : au Létôon, un groupe de statues et une tête féminine ont été publiés par J. Marcadé et, à Limyra, un ensemble remarquable d’œuvres (statues féminines, tête supposée de Ptolémée III, métope au centaure) est en cours de publication par J. Borchhardt et attribué en première analyse au IIIe s. L’auteur a eu la bonne idée d’ajouter à ces œuvres une étude préliminaire de la décoration architecturale des temples du Létôon de Xanthos et des édifices de Limyra qui viennent en contrepoint des sculptures. Il s’agit en effet d’un assortiment de moulures et de chapiteaux corinthiens qui constituent un ensemble de très bonne qualité et, tout comme les sculptures, complètement isolé dans le contexte lycien. Leur datation au IIIe s. les associe chronologiquement aux rondes bosses trouvées dans les même sites. La qualité des moulures architecturales (et tout particulièrement des chapiteaux) en fait de véritables œuvres de sculpteurs.

L. Laugier offre une fort intéressante revue de quelques sculptures d’Asie Mineure conservées au Louvre et pour lesquelles des analyses récentes ont permis d’identifier l’origine des marbres. On voit ainsi la korè de Clazomènes séparée des pieds qu’une restauration ancienne lui avait attribuée mais qui ne sont pas du même marbre que le tronc. Il est désormais établi que l’Apollon de Smyrne et le grand relief de l’agora de cette même ville (Zeus et Amphitrite) sont en marbre de Thasos, matériau qui était sans doute importé en grande quantité à Smyrne et travaillé sur place. Si le marbre du temple de Didymes est du Proconnèse, les plaques de la frise du temple d’Artémis à Magnésie du Méandre proviennent des carrières de Bélévi. Le gladiateur Borghèse est en marbre de la région d’Aphrodisias, quant à la Victoire de Samothrace, objet récent d’une importante campagne de restauration, elle a retrouvé ses origines exactes : base en marbre rhodien, statue en Paros mais de qualités différentes selon les parties de l’œuvre. Ces analyses bouleversent les données de base pour l’étude de ces œuvres et remettent en question une bonne partie des commentaires anciens.

Pour finir, N. de Chaisemartin présente une conclusion des travaux de ce colloque qui en souligne les aspects novateurs et replace la statuaire de l’Asie Mineure dans le contexte méditerranéen. Elle évoque en passant les communications de R. von den Hoff, D. Attanasio et E. Ögus dont on ne peut que regretter l’absence dans les actes. On dispose désormais, grâce à S. Montel, d’une mise à jour de nos connaissances qui met en lumière à la fois les progrès de la recherche et les lacunes de la documentation. L’étude de la sculpture d’Asie Mineure n’offre pas de cas aussi clairs que ceux de la Grèce insulaire et continentale : les ateliers sont moins bien connus, les lieux de travail du marbre ne sont pas souvent les mêmes que ceux de son extraction (le meilleur exemple est évidemment Proconnèse). Si les analyses ont permis de fournir des indentifications souvent surprenantes mais bien assurées, on ne peut pas dire que ces résultats apportent une simplification dans le tableau général de la production micrasiatique ! Bien au contraire, on a l’impression que dès l’époque archaïque mais surtout à l’époque hellénistique, les voyages des artistes et les courants d’exportation du marbre divergèrent bien souvent, sans compter l’existence, passée pour ainsi dire inaperçue jusqu’ici, d’ateliers locaux ouverts sur l’extérieur tout en conservant leurs traits propres : la célébrité des grandes vedettes (les sculpteurs du mausolée d’Halicarnasse) a largement obscurci ce phénomène qui demeure aussi passionnant que difficile à analyser. Les actes du colloque organisé par S. Montel fournissent donc des bases méthodologiques et des enrichissements documentaires qui ouvrent une nouvelle page dans l’étude de la sculpture grecque et romaine d’Asie Mineure.

Jacques des Courtils