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Le présent recueil synthétise les contributions présentées à deux colloques tenus au Collège de France (16 décembre 2011 et 8 novembre 2013) ; il s’agissait de faire le point sur des études thermales qui ont bénéficié d’un grand renouvellement, spécialement à partir du domaine de l’histoire italienne, médiévale et antique, mais aussi pour des périodes plus récentes et d’autres lieux. Il met en évidence les grandes perspectives d’une étude centrée autour de cette pratique remarquable par sa continuité historique : d’une part, l’histoire des considérations médicales, sur la question ; d’autre part, une histoire culturelle présentant les pratiques ; enfin, le rôle de l’autorité publique dans la gestion du phénomène.

Une première partie, consacrée à l’Antiquité, contient quatre contributions. Celle d’Évelyne Samama (« Sources chaudes et eau médicale : un ‘thermalisme grec’ ? ») pose la question de l’existence d’un thermalisme hellénique. Sa réponse est pleine de doutes. Le bain hippocratique est un bain d’eau douce et la médecine savante ne recommande pas l’utilisation des eaux minéralisées. S’il est vrai que les sanctuaires guérisseurs font intervenir l’eau dans leurs modes opératoires, il faut prendre du recul : en principe, tous les sanctuaires sont approvisionnés en eau de source, et de toute façon leur efficacité n’est pas posée en termes médicaux.

Une évolution vers le thermalisme a lieu à partir de l’influence italique. Les sanctuaires de guérison, multipliés aux siècles hellénistiques, reçoivent des aménagements balnéaires à la romaine. C’est alors que peut apparaitre une réflexion médicale sur le sujet. Le « thermalisme grec », lorsqu’il existe, résulte donc de la fusion entre la nouvelle pratique des thermes romains et de la tradition religieuse des sanctuaires helléniques.

E. Samama explique cette situation par plusieurs facteurs. D’abord, le rationalisme des médecins hippocratiques les a amenés à taire le rôle éventuellement guérisseur des eaux, trop associées à la pratique religieuse. De plus, la grande diversification des écoles médicales post-hippocratiques a favorisé l’émergence de « médecines parallèles ». Il est donc hasardeux de poser un continuum thermal remontant à l’époque grecque classique comme a tendance à le faire une certaine littérature depuis le XIXe siècle.

Le point de vue d’E. Samama et celui de Philippe Mudry (« Le thermalisme dans l’Antiquité. Mais où sont donc les médecins ? ») se complètent mutuellement. La pratique thermale fait l’objet de nombreuses notices dans la littérature latine – signe de sa fréquence dans la vie réelle – mais on n’en trouve quasiment pas un mot dans les œuvres médicales. Celse n’envisage l’eau qu’à travers son insertion dans les grandes catégories hippocratiques et ignore la question de sa minéralisation. Galien, lui, ne traite – rarement – de la question que d’un point de vue assez négatif. Le seul auteur médical qui en parle positivement est Caelius Aurelianus, au Ve siècle, mais son cas est à replacer dans le contexte des réflexions des Méthodiques.

Ph. Mudry en conclut que la « médecine » telle qu’elle est pratiquée en Italie romaine n’est pas celle dont parlent les auteurs de tradition médicale grecque. Entre les deux médecines, il y a une opposition culturelle profonde, traduite concrètement par la pratique balnéaire.

J. Scheid, quant à lui, relativise le lien entre sources thermales et pratique religieuse par une critique des visions romantiques des « sources sacrées » reliant les pratiques thermales au souvenir lointain d’anciens cultes de la nature. En effet, techniquement, l’eau d’une source n’est sacrée que parce qu’elle appartient à un dieu (c’est le sens du latin sacer) et non en raison de sa « nature » même. Elle n’est utilisable par les hommes – et J. Scheid de le montrer à partir d’exemples archéologiques et textuels – qu’après avoir franchi une limite qui la rend profane. Il n’y a donc pas de sens à dire qu’on se baignerait dans une source « sacrée ».

De plus, la présence de bains dans un sanctuaire peut aussi bien s’expliquer par un souci d’hospitalité et d’accueil du voyageur. Et s’il est vrai que certaines eaux ont des vertus spécifiques, ce n’est pas, encore une fois, comme eaux sacrées, mais plutôt parce qu’on estime que la bienveillance du dieu leur a donné ces vertus.

Enfin, Henri Broise s’attache à cerner les éléments matériels qui permettent de différencier archéologiquement les bains thermaux de bains de nettoyage classiques. A partir d’un corpus de 22 sites, dont il reconnaît la portée limitée, il met en évidence plusieurs caractéristiques spécifiques dérivées du fait de l’abondance des eaux, de la continuité du flux, et de la température naturelle du liquide. La différence principale est la présence de bassins d’immersion bien plus grands. On remarquera cependant que cette caractéristique est parfois imitée dans des établissements classiques. Mais surtout ces bassins sont plus nombreux : leur multiplication permet de différencier les usages médicaux et de réguler progressivement la température de l’eau.

À côté de cela, d’autres spécificités apparaissent : gradins dans les bassins, permettant de s’immerger de façons variées ; pédiluves pour préserver la propreté des eaux ; et systématisation de petits bassins latéraux qui diversifient l’utilisation des eaux thermales. Reste enfin, comme le suggère H. Broise lui‑même, à compléter les apports de l’archéologie par ceux des textes décrivant les pratiques.

Les contributions suivantes – environ les deux tiers du volume – portent sur les siècles qui suivent le Moyen Age tardif, et s’inscrivent en grande partie dans l’historiographie des bains thermaux de l’Italie et de la Renaissance. Pour les besoins de ce compte rendu, elles ont été regroupées de façon thématique.

Marylin Nicoud (« Le thermalisme médiéval et le gouvernement des corps ») montre la présence de deux attitudes parfois contradictoires dans la manière d’envisager la cure thermale dans l’Italie de la fin du Moyen Age. D’un côté, cette cure a un aspect récréatif lié à son aménité (recreatio corporis) ; de l’autre, il existe une tentative de récupération de ces pratiques – parfois suspectes d’être contraires aux bonnes mœurs – par tout un discours médical en formation, visant à prescrire la meilleure façon de pratiquer la cure (regula balnei). Marylin Nicoud examine ces règles – pas forcément suivies – en confrontant ces données aux sites thermaux lorsqu’ils ont été préservés. Il existe tout un réseau de tensions entre les pratiques des uns et les discours des autres : la cure thermale telle qu’elle est effectivement réalisée est au croisement de celles-ci.

En donnant au fur et à mesure une idée des sources disponibles pour l’étude, Didier Boisseuil (« La cure thermale dans l’Italie de la fin du Moyen Age et du début du XVIe siècle ») montre d’abord l’attention renouvelée que le thermalisme a reçue des autorités politiques à partir du XIIIe siècle : recherche des sources, aménagement, normalisation. Ce mouvement coïncide avec la réflexion des médecins telle que l’a soulignée Marylin Nicoud, tant concernant les pratiques du séjour au bain que la consommation de l’eau thermale qui se développe elle aussi. Cette faveur renouvelée explique que le séjour thermal devienne peu à peu un lieu de divertissements à part et de représentation sociale et princière ; l’Italie semble ainsi avoir joué un rôle pionnier dans le domaine, même si ce qui se passe un plus tardivement dans les autres pays, germaniques en particulier, ne doit pas être négligé.

À cette notion de représentation apparaît en écho la communication de Xavier Le Person (« Thermalisme et politique à la Renaissance : les stratagèmes de l’absence et de la temporisation nobiliaire »). Ce dernier montre comment l’habitude des bains s’est tant développée dans la France du XVIe siècle qu’elle en devient instrumentalisée par l’aristocratie engagée en politique. Tel ira se dérober en station thermale en prétextant une santé défaillante ; tel autre y retrouvera la société dirigeante, et la station deviendra une annexe de la vie politique (discussions, rencontres au sommet ou discrètes, renseignement).

La présentation et la description de sources disponibles pour les études balnéaires fait l’objet de cinq contributions spécifiques éclairant les communications précédentes. Celle de Jean-Marc Mandosio présente de manière analytique la façon dont le dominicain L. Alberti, en 1550, détaillait les eaux, sources et bains dans sa Descrittione di tutta Italia, en ajoutant en annexe une liste des lieux répertoriés ainsi qu’un florilège d’extraits les décrivant, la référence à l’Antiquité étant très fréquente.

Par la suite, Maria Conforti, en prenant des auteurs italiens des XVIe et XVIIe siècles (comme G. C. Capaccio, G. Iasolino ou S. Bartoli), étudie la manière dont ceux-ci expliquent la qualité des eaux, les relient à leur environnement, au besoin à partir d’une démarche de recherche personnelle, ou par la mise en relations de connaissances physiques, chimiques et médicales, pour la zone spécifique des Champs Phlégréens et de la région (île d’Ischia par exemple).

Pius Kaufmann, de son côté, décrypte les manières de raconter, à l’époque moderne, « l’attrait du lieu thermal » à partir de deux récits balnéaires de dates proches (le journal de voyage de Montaigne et le poème thermal d’Antoine Paschal, 1620), en se concentrant sur les sites de Baden et de Pfäfers en Suisse. Les deux textes s’inscrivent dans une tradition narrative ancienne. Ils détaillent la topographie et la nature du site, précisent la manière dont celui-ci procure le plaisir (santé, sociabilité, confort, beauté) et transposent le tout dans un espace poétique et imaginaire faisant intervenir mythologie, réminiscences littéraires de l’Antiquité, et démarche humaniste globale, très nette dans le cas de Montaigne.

De même, Joël Coste étudie « Médecine et thermalisme à l’époque moderne » à travers les pratiques et conseils apparaissant dans les recueils de consilia et de consultations établis par des médecins français. Le genre, produit sur une longue période (environ 1550-1820), donne un « reflet direct de la pratique médicale et des relations des médecins avec leurs malades et leurs confrères ». J. Coste établit en particulier la relative indifférence des praticiens à l’idée de justifier de façon précise leurs conseils thermaux, ainsi qu’à leur orientation théorique (reflet du silence hippocratique sur la question ?) : ce qu’il appelle le « suivisme de la pratique » et la « plasticité doctrinale ».

Enfin, Elisabeth Belmas présente un genre particulier du XVIIIe siècle, les « Amusements des eaux », récits de voyage et guides touristiques sur les bains du monde germanique entendu au sens large, de Spa a la Suisse : « lointains descendants des Badeconsilia italiens du Moyen Age, les Amusemens des eaux apparaissent comme de proches héritiers de la littérature balnéologique allemande qui se développent à la fin du XVIe siècle, avec les guides-conseils sur des sites particuliers et les Badenfahrt, les ‘séjours aux bains’ ». Ces textes décrivent plaisamment les vertus et les utilisations des eaux, la manière de les prendre le mieux possible, sans jamais oublier la dimension ludique du séjour thermal. Tout replaçant ce genre dans le contexte de la littérature romanesque de l’époque, E. Belmas note l’absence de récits équivalents en France.

L’importance de l’intervention de l’État dans le secteur apparaît dans deux contributions. La première, d’Alexandre Lunel, étudie la manière dont la direction des stations a été confiée, peu à peu à partir d’Henri IV, aux médecins de la cour du roi. L’auteur étudie en particulier la création d’une surintendance des eaux, puis d’intendances localisées (autour de l’Auvergne et du Bourbonnais en particulier), au profit de ces praticiens. De même il met en évidence les enjeux et les difficultés entrainées par la création d’une règlementation sur l’estampillage et l’acheminement des eaux minérales depuis leur source jusqu’au lieu de leur consommation.

Dans la même perspective se situe le dernier article du recueil (Carole Carribon, « Du bon usage de la ‘station thermale’ en France »), le seul portant sur l’époque contemporaine. L’auteur examine la formation du label de « station thermale » tel qu’il a fini par être décerné par l’Etat après 1910. Cette définition conclut plusieurs mouvements, dont les réflexions des géologues et des médecins du XIXe siècle. Ceux-ci, qui n’étaient pas toujours favorables au thermalisme (loin s’en faut), ont entrepris un vaste effort de classification des stations. La réflexion n’est pas sans arrière-pensées patriotiques (montrer que les stations françaises valent mieux que les allemandes), et parfois sans enjeux de pouvoir (certains médecins souhaitant remettre en question le principe de la liberté du curiste). A cela s’ajoutent les débats moraux et économiques (question du privilège permettant de pratiquer le jeu, et de la taxe de séjour spécifique). L’ensemble de ces débats aboutit à la labellisation des stations et à leur nouveau développement après la Grande guerre. L’article est illustré par deux annexes : un exemple de classification clinique datant de 1938, et un tableau présentant les stations thermales classées entre 1910 et 1939.

Au total, ces contributions éclairent, par leur dialogue constant entre époques et lieux, une pratique riche de nombreuses implications : historiques, culturelles, sociales, politiques, et médicales. L’antiquisant – au-delà des très utiles contributions des collègues spécialistes de la période – aura grand profit à replacer les études attachées à sa période dans le contexte d’une réflexion élargie.

Michel Blonski