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Dans la recherche sur l’utilisation des couleurs dans l’art antique, il semble que l’ère des pionniers soit à présent close (mais non dépassée) : le présent ouvrage suppose en effet acquises les données, aujourd’hui largement connues, concernant la peinture appliquée à la sculpture et à l’architecture. Sur ce socle solide, il nous présente, non pas une synthèse qui n’aurait été qu’une commodité de présentation, mais un faisceau d’avancées nouvelles dont la seule existence démontre que le champ ouvert il y a quelques décennies (on se souvient du premier article de V. Brikmann dans le BCH 1985 et des réactions suscitées à partir de 2003 par l’exposition Bunte Götter et son catalogue) est d’une fécondité mais aussi d’une variété exceptionnelles. L’ouvrage réunit 27 contributions réunies en 3 sections d’inégale longueur : 1°) « Entrer en matières » (jeu de mots bien français) comprenant 4 articles consacrés aux aspects matériels (technique, production, économie), 2°) « arts polychromes et dorés, synthèses et études de cas » (10 contributions), 3°) « Rôles, valeurs et symboles des couleurs et de l’or » (9 articles).

La première section présente trois études de matières tinctoriales suivies d’une étude du commerce. Les trois premières (Cavassa, Koren, Cardon et al.) nous offrent d’excellentes mises au point sur les principales teintures de l’Antiquité : la première est consacrée au bleu égyptien, les deux autres à la pourpre. Dans les trois cas, les auteurs dressent un bilan des connaissances qui intègre les recherches les plus récentes en recoupant les champs disciplinaires, ce qui aboutit à des résultats passionnants. Pour le premier, la recherche des lieux et des procédés de production du bleu égyptien montre que, si l’Égypte occupait la première place, le région de Naples était, à l’époque impériale, une grosse productrice de ce pigment (alors que l’île de Cos ne l’a sans doute pas été, contrairement à une opinion répandue). Les deux études sur la pourpre offrent, d’une part, des moyens d’identification des diverses variétés de murex utilisées au cours des siècles, d’autre part, une étude serrée de l’économie du prix de la pourpre qui conclut au caractère « relativement abordable » des tissus de pourpre donnant la possibilité d’un « large accès des classes moyennes et inférieures ». Enfin, V. Chankowski étudie les circuits au moyen desquels les anciens se procuraient la couleur : elle montre que les cachets payés aux peintres comprenaient la fourniture par ces derniers des pigments nécessaires mais que les sanctuaires, gros acheteurs de certains produits (dorure, poix, miltos), se ravitaillaient directement sur le marché. Les appellations traditionnelles (miltos de Sinope etc.) mettent en avant les grands centres producteurs au détriment de productions locales moins prestigieuses et l’on constate l’existence de véritables appellations contrôlées permettant d’éviter les contrefaçons. De ces analyses émerge aussi une hiérarchie des utilisations : travail « au kilomètre » (par exemple les moulures architecturales), réalisations plus délicates et bien payées (personnages de frises sculptées), enfin, œuvres d’artistes dont les prix explosent à partir de l’époque des monarchies hellénistiques. Ces quatre premières études forment un ensemble cohérent qui apporte aux études sur l’utilisation des matières tinctoriales dans l’Antiquité un cadrage général de référence qui s’avérera très utile.

La deuxième partie est consacrée aux arts de la polychromie et de la dorure. Elle s’ouvre par une étude d’E. Walter-Karydi qui date l’émergence de la polychromie grecque au VIIe siècle, après l’époque géométrique qu’elle trouve sans couleur, et lui assigne une origine égyptienne. On trouve ensuite deux essais de reconstitution de la polychromie de statues féminines : la Nicandrè de Délos par G. Kokkorou-Alevras et la corè Acro 682 par B. Schmalz. S’appuyant sur des observations nouvelles (incisions sur le vêtement de Nicandrè) ou sur un moulage ancien qui avait été colorisé d’après les traces alors visibles sur l’original, les auteurs proposent des restitutions colorées de ces deux œuvres.

Dans un article bref mais très fouillé, B. Bourgeois et Ph. Jockey élaborent un bilan des recherches récentes sur les raffinements de la polychromie antique, d’où il ressort que certains peintres antiques maîtrisaient parfaitement les possibilités de nuancer le chromatisme par de subtiles superpositions de couches de peinture. Un exemple est aussi proposé de rapport entre la colorisation d’une statue antique et les conditions précises, archéologiquement attestées, dans lesquelles elle était exposée à la lumière du soleil. St Steingräber propose une synthèse de l’influence de la peinture grecque sur la peinture d’Étrurie et d’Italie méridionale. Cet article est malheureusement succinct et pèche par manque d’argumentation et d’illustration, ainsi que par le fait de mentionner des recherches encore inédites (analyses de pigments).

Dans une étude très riche et reposant très largement sur la céramique, A. Rouveret se penche sur les procédés picturaux utilisés par les anciens pour représenter trois catégories de sujets peu visibles ou particulièrement difficiles à représenter : les phénomènes atmosphériques (foudre, arc en ciel), des notions morales (la vertu) ou des éléments du domaine extrasensible (l’autre monde). Il s’agit d’une gageure et l’auteure apporte sur ces questions extrêmement difficiles et généralement esquivées un éclairage nouveau, qu’on pourra compléter dans le domaine de la sculpture par l’étude de T. Osada[1].

M.-D. Nenna présente une solide et passionnante étude sur le verre incolore qui a le mérite de montrer que cette variété particulière et souvent laissée à l’écart a connu une période bien identifiable de succès à partir de la fin du Ier s. p. C. jusqu’à la fin du IVe. Les techniques de fabrication, les différentes utilisations et la diffusion en sont passées en revue. Enfin cette section se clôt par trois études de cas : D. Ignatiadou présente un rare exemple de phiale en verre à couvercle, chef-d’œuvre datable du IVe s. a.C., où la peinture est appliquée à l’envers ; un article collectif présente de manière originale l’analyse de fards conservés dans des flacons récemment découverts en Thessalie ; enfin, l’étude de N. Tolis révèle la présence dans les mosaïques de la maison de Fourni (dont l’étude a été récemment reprise) de décors à la feuille d’or, manifestation exceptionnelle de luxe qui vient confirmer les allusions littéraires (notamment Callixène, bien qu’il s’agisse peut-être d’une niche à mosaïque de verre où la présence d’or ne serait pas étonnante, Athénée, Deipn., V, 38).

La 3e section réunit des études sur les « rôles, valeurs et symboles des couleurs et de l’or ». L’article d’A. Grand-Clément réunit de nombreuses sources concernant les manifestations vestimentaires de la richesse, où l’on retrouve systématiquement l’or et la pourpre. À ce constat s’ajoutent les jugements moraux ainsi que les utilisations qui existaient de ces démonstrations de luxe : soit que les hommes se voient condamnés pour leur hybris, soit que les mêmes artifices luxueux qui entraînent la condamnation des hommes soient appliqués aux statues des dieux dont ils soulignent la majesté.

L’article d’A.-M. Guimier-Sorbets contient une remarquable étude de l’utilisation de la peinture illusionniste dans l’architecture macédonienne et dans sa variante alexandrine, contrastant avec la plupart des études déjà parues qui s’en tiennent à une analyse iconographique. L’auteure montre en particulier que le choix des couleurs de fond n’est pas fortuit mais correspond à un code précis dont elle fournit plusieurs mises en œuvre. Alors que certaines scènes sans cadre précis ont un fond clair, le fond sombre est lié à l’architecture avec des choix adaptés à l’effet recherché : des exemples précis montrent que le noir suggère le vide tandis que le rouge suggère un éloignement du fond. Une comparaison très poussée des aspects illusionnistes des tombes macédoniennes met en évidence la virtuosité particulière du banquet de celle d’Aghios Athanassios. Enfin l’auteure montre la fidélité durable des ateliers alexandrins aux formules mises au point en Macédoine. Cet article est donc d’une richesse particulière. Le suivant, consacré par J. Valeva aux tombes thraces (dont un catalogue bien utile est fourni), n’aboutit pas à des conclusions aussi éclairantes mais il est vrai que les tombes en question n’ont pas la qualité de celles de Macédoine.

M. Mulliez étudie les trompe-l’œil dans la peinture du 2e style, en analysant tout d’abord les procédés picturaux d’expression du relief et de la profondeur, puis les procédés de restitution de toute une série de matériaux représentés dans ces fresques. Les trucs d’ateliers sont identifiés et expliqués avec précision, ce qui permet une bien meilleure appréciation de l’habileté des peintres.

P. Liverani présente une étude très documentée et argumentée sur la hiérarchie et la signification des couleurs des toges romaines et du paludamentum, en confrontant les textes avec les rares données iconographiques fiables en ce domaine. L’article est très important et les conclusions semblent solides. Toutefois, les exemples donnés in fine de mosaïques et de peintures (tardives) n’ont pas la même pertinence que ceux qui permettent d’établir la typologie initiale.

Les deux dernières contributions antiques viennent efficacement clore cet ouvrage. F. Fauquet et Ph. Jockey présentent une synthèse méthodologique sur l’élaboration des modèles 3D de statuaire et leur colorisation pour en montrer l’utilité à propos de cinq exemples de Délos[2] (ce qui fait un peu doublon avec l’article précédent de Ph. Jockey, à l’exception d’un détail passionnant : la présence de lignes de bleu foncé au fond des plis d’un vêtement bleu clair afin d’accentuer la profondeur de ceux‑ci) ; P. Julien décline les remplois médiévaux de roches grecques (le porphyre vert tout particulièrement) parfois considérées comme romaines mais toujours comme antiques et servant, à ce titre, à rehausser symboliquement (et parfois avec un caractère magique) les objets ou les édifices où elles furent réutilisées de l’époque tardo-antique jusqu’à la Renaissance.

Deux autres articles constituent en quelque sorte un épilogue : l’un (I. Manfrini) sur l’iconicité des corps telle qu’elle a été perçue ou mise en exergue à travers les âges, l’autre (N. Farrar Haddad) sur la symbolique des couleurs représentatives des différents saints et de leurs attributions, dans la pratique religieuse des chrétiens du Liban contemporain. Deux approches très différentes mais qui l’une comme l’autre ouvrent des perspectives inusitées.

Les textes réunis par Ph. Jockey donnent à l’ouvrage un poids scientifique et méthodologique remarquable. On ne peut qu’être émerveillé par la richesse des apports que permet le croisement des disciplines mises en jeu : analyse stylistique, chromatique, physico-chimique, textuelle, économique, historique, socio-politique, religieuse… En quelques années, la résurrection des couleurs antiques a permis de transformer complètement notre approche de l’art antique. Le présent livre apporte une belle moisson des fruits dus à cette véritable révolution.

Jacques des Courtils,Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 231-233

[1]. « The Invisible God : The Representation of Divine Intervention in the Early Classical Period » dans A. Patay-Horváth, New Approaches to the Temple of Zeus at Olympia. Proceedings of the First Olympia Seminar 8th-10th May 2014, Newcastle upon Tyne 2015, p. 98-109.

[2]. À la p. 389, les appels des figures 1a et 1e sont inversés.