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L’Etrusca disciplina correspond à une pratique divinatoire bien spécifique considérée, dans l’Antiquité, comme une science. Son bienfondé provient de trois livres, haruspicini, fulgurales et rituales que certains prêtres habilités, appelés haruspices, utilisent pour traduire et comprendre les signes et prodiges envoyés par les dieux, selon une méthode dévoilée par le personnage légendaire de Tagès. Ces signes correspondent, en autres, à la trajectoire de la foudre ou aux nodules du foie des animaux sacrifiés.

Les sources utilisées pour étudier cet art étrusque et son succès dans le monde romain relèvent essentiellement du domaine littéraire. C’est pourquoi un recensement des occurrences de l’Etrusca disciplina a débuté en 1985 par la première publication sous la direction de D. Briquel, J.-T. Thuillier, C. Guittard et F.-H. Massa-Pairault. Les textes antiques sont analysés par différents chercheurs selon une progression chronologique. L’édition par B. Poulle du dixième volume de cette recherche, actes du colloque présenté à Besançon en mai 2013, se concentre sur la période du ve s. apr. J.-C. Quatorze chercheurs ont travaillé sur 17 auteurs latins, ainsi que des textes de droit et de grammaire, dont les références à l’Etrusca disciplina n’apparaissent pas toujours évidentes et fiables. B. Poulle en avant-propos (p.9-10) explique ces difficultés : la période du ve s. correspond à l’hégémonie du christianisme. L’absence de notice sur l’Etrusca disciplina ou la désinformation sur ce thème se comprend dans une lutte contre les dernières pratiques païennes. Ce recueil se divise en quatre parties : les derniers païens et l’Etrusca disciplina ; les dernières luttes des auteurs chrétiens ; survivances poétiques et littéraires ; textes techniques (droits et exemples de grammairiens). À la lecture des 19 articles, les références à l’Etrusca disciplina se répartissent selon deux types d’utilisation. Le premier se lit au regard de la controverse entre les païens et les chrétiens. L’Etrusca disciplina  devient un topos littéraire et un élément contre lequel doivent lutter les chrétiens. Pour les païens au contraire, il s’agit de revendiquer une science. Chaque auteur antique donne l’impression d’une confusion presque systématique des différentes sciences divinatoires qui rend l’identification de l’Etrusca disciplina assez complexe. Ainsi peut se comprendre le second type d’utilisation de la référence aux Etrusques : un regain de l’esprit antiquaire, c’est-à-dire des savants mus par le besoin d’expliquer à leurs contemporains ces pratiques mal connues, en étant le plus juste possible.

L’étude de G. Van Heems (p.227-248) sur les textes de lois aide à la compréhension de l’attitude des auteurs du ve s. : en effet, s’il existait une tolérance au ive s. pour l’haruspicine publique, la loi au ve s. condamne toutes les pratiques de divination sans exception ni différenciation : on constate la disparition juridique de l’Etrusca disciplina car les deux volets du rite, celui du sacrifice sanglant et celui de la divination, sont tous les deux définitivement interdits. Ces actes juridiques expliquent comment dans certains textes, l’Etrusca disciplina apparaît de manière confuse et assimilée à d’autres pratiques au rite totalement divergent. Les exemples sont nombreux. Dans le Johannides de Corippe (étudié par V. Zarini, p.193-233) au livre 3, récit qui relate les exploits du général byzantin Jean Toglita, les Berbères écoutent les signes des dieux Baal-Hamon, Jupiter et Apollon ; ils sont accompagnés par des prophétesses aux pouvoirs démoniaques.

La dénonciation de la pratique divinatoire comme démoniaque se retrouve chez Dracontius, poète latin à Carthage, qui fait le rapprochement entre les sorcières et l’étude du foie des animaux (E. Wolff, p.185-188). Dans la vie d’Ambroise par Paulin de Milan (D. Briquel, p.89-92), les champs d’action des haruspices dépassent leurs compétences réelles : il cite notamment un certain Innocentius (non connu par ailleurs) qui pratique la magie noire pour que les démons s’en prennent à Ambroise. Dans Les confessions de Saint Augustin (E. Buchet, p.113-125) le constat est le même : les haruspices pratiquent des sortilèges comme les astrologues et les mages. Saint Augustin aurait une connaissance livresque de la divination romaine comme le montre J. Champeaux (p.93-112) dans l’étude sur La cité de Dieu : l’évêque confond les actions privées et publiques ; il fait de la divination antique une seule entité ; et il se trompe dans la technique de la lecture des entrailles. De même Saint Jérôme (B. Poulle, p.147-155) parle d’haruspex pour une réalité qui correspond davantage au rite de l’hépatoscopie babylonienne : il s’agit d’un mépris pour tout rite de divination. Orose aussi condamne la pratique (D. Briquel, p.127-146) : la pratique de la lecture des prodiges est païenne et démoniaque. Il critique dans l’ensemble la lecture des prodiges et celle des entrailles sans distinction de science et ne cite pas directement l’Etrusca disciplina. Les écrits et sermons de Maxime de Turin (C. Cousin, p.77-87) condamnent également cette pratique de la divination. L’Etrusca disciplina y est associée sans être directement citée. Par opposition aux Chrétiens, Martianus Capella (De nuptiis, livre 1 et 2) profite de la confusion entre tous les cosmogonies pour argumenter sur la grandeur de la religion païenne (J.-Y. Guillaumin, p.27-44) : les Etrusques se retrouvent ainsi associés aux Syriens. Comme l’exprime B. Poulle en avant-propos, l’utilisation du monde Etrusque permet d’affirmer la survivance d’une culture et donc la citation est un acte culturel et un gage d’ancienneté. Pour Martianus Capella, même s’il ne connaît pas bien la technique et crée des confusions, voire présente un dieu non connu par ailleurs, Matuona (peut-être équivalent à Dis Pater), il s’agit de montrer la noblesse des anciens dieux contre l’ironie des chrétiens qui y voient des dieux serviles et superflus. J. -Y. Guillaumin rattache cette attitude littéraire à la « réaction païenne » pour chercher un salut hors du salut chrétien[1], puisque Théodose interdit en 392 toute forme de sacrifice et l’examen des viscères et du foie. Un essai de compromis se lirait chez les auteurs Lactantius Placidus et Longinien étudiés par M.-L. Haack (p.45-59) : elle pose la question des négligences et des erreurs dans la présentation des personnages de Tagès et Vegoia, associés à tort à l’invention de cosmogonies. Tagès pourrait être considéré comme un prophète à l’instar d’Orphée, Pythagore, Moise ou Isaïe, repenti et tourné vers un dieu unique. Plus ces personnages ont vécu dans le passé, plus proches seraient-ils de la Vérité et de Dieu.

La nécessité de continuer au ve s. à dénoncer la lecture des entrailles des animaux sacrifiés et celle des prodiges peut se justifier par une survivance de ces pratiques qui dépassent le cadre de leurs attributions premières. Comme le précise E. Buchet (p.113-125), la pratique de l’haruspicine existe encore au ve s. mais avec des domaines élargis sans rapport avec la pratique de la divination dans le monde étrusque. Dans Les confessions, Saint Augustin rapporte qu’un haruspex aurait proposé de l’aider à gagner un concours. De même chez Salvien (Briquel, p.157-159), il est encore question de la prise des auspices en début d’année, c’est-à-dire la lecture de l’appétit des poulets et du vol des oiseaux. Augures et Haruspices sont également mélangés et confondus chez Claudien, poète égyptien de tradition grecque à la cour de Théodose (C. Cousin, p.163-167). Dans son panégyrique d’Honorius, l’haruspex lit la foudre, les prodiges, les vols des oiseaux et le foie. Donc une méprise sur le rôle et la technique des Etrusques mais une survivance de la connaissance comme un gage de puissance et d’ancienneté qui est un argument essentiel dans le débat. On arrive à la fin de la survivance de cette pratique et aussi de sa compréhension. Dans le débat entre païens et chrétiens à propos du sac de Rome en 410 par Alaric et de la responsabilité religieuse qui en découle, la lecture des présages est devenue un enjeu pour justifier l’événement historique comme une intervention divine et une menace ou une sanction des dieux

Face à ces confusions, une série d’auteurs utilise encore les Etrusques et l’Etrusca disciplina pour garantir l’ancienneté des pratiques ou faire montre d’une culture certaine. Des informations sur ces rites apparaissent pour la première fois. En effet, cet esprit antiquaire se retrouve chez Macrobe (C. Guittard), si on accepte de dater son texte de 430. Il cite deux fois l’Etrusca disciplina avec leur auteur de référence ce qui est considéré comme rare chez Macrobe. Au sujet des signes sur la toison des agneaux et l’aspect faste ou néfaste des arbres avec leur utilisation. De même dans De Ostensis (F. Guillaumont, p.61-73), Jean le Lydien cite Proclus, à travers un passage sur les divers signes célestes et les foudres. Il présente aussi Tagès comme un Hermès chtonien car tous deux intelligents dès leur naissance sont aussi des symboles de révélation (Hermès est un messager et Tagès a apporté le livre de la lecture des prodiges). Rutilius Namatianus (C. Sensal, p.169-178) est aussi une grande source de connaissances sur les Etrusques car son père a été consul en Etrurie et il a beaucoup de tendresse pour cette région. Même s’il regrette que les livres sybiliens fussent brûlés entre 402 et 408, il ne parle pas de la religion étrusque. Quant à Sidoine Apollinaire (D. Briquel, p.175-184), il donne une vision qui n’est pas traditionnelle sur l’Etrusca disciplina même si on ne connaît pas ses sources et donc sa fiabilité : il montre la différence avec le culte romain, cite les différents lieux de réalisation, le sens et les rites sanglants ou non. Il parle beaucoup des tablettes de sorts qui y sont associés. Enfin chez Fulgence le mythographe (E. Wolff, p.189-192), premier chrétien qui se livre à l’exégèse allégorique des mythes païens, sont décrits des sacrifices et donnés les noms des divinités mais cet auteur est souvent accusé d’avoir forgé des citations. Enfin le grammairien Dosithée (G. Bonnet, p.249-259) est le seul à présenter les présages à étudier en fonction du temps. Le temps d’une civilisation dont la fin est connue et le temps des hommes : l’homme qui a atteint 70 ans n’a plus de communication avec les dieux et les prodiges ne lui apparaissent progressivement plus.

L’ensemble des références littéraires à l’Etrusca disciplina au ve s. est étudié par genre et par auteur. La majorité des occurrences concerne la lutte contre la pratique païenne et ne daigne pas distinguer les différents rites : les Etrusques se noient dans la masse des pratiques à condamner. La synthèse de toutes ces études montre qu’il est possible d’une part d’apporter quelques données nouvelles sur les rites étrusques, sans révéler toutefois d’un même niveau de fiabilité. Cette période n’est pas la plus riche pour la compréhension de l’Etrusca disciplina toutefois elle apporte un complément d’informations sur l’évolution littéraire du topos de la divination et sa progressive assimilation avec des pratiques démoniaques. L’Etrusca disciplina correspond à un symbole du monde païen, à une survivance culturelle ou à un rappel annoncé de la fin du monde. Comme pour la suite de l’étude scientifique sur ce thème dont les occurrences littéraires s’estompent progressivement.

Claire Joncheray, Membre associé de l’UMR ArScAn 7041, équipe ESPRI

Publié en ligne le 05 février 2018

[1] D. Briquel, Chrétiens et haruspices : la religion étrusque dernier rempart du paganisme romain, Paris 1998.