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Tout commentaire d’un discours de Cicéron est le bienvenu, surtout quand il est signé d’Andrew Dyck, surtout quand il s’agit d’oeuvres aussi peu étudiées que le Pro M. Fonteio ou le Pro M. Æmilio Scauro. Et de fait c’est un excellent ouvrage que voici, qui rendra service aux historiens comme aux philologues, parce qu’il tire tout ce que l’on peut raisonnablement tirer de ces discours parvenus en lambeaux (ce qui explique en partie le peu d’études qui leur soient consacrées) et mal aimés sans doute aussi parce que l’on y voit un Cicéron prêt à user des clichés les plus xénophobes pour défendre… un ex-gouverneur accusé d’abus dans sa province. On est aux antipodes des Verrines, assurément, mais c’est cette souplesse commandée par un souci d’efficacité qui est aussi passionnante chez Cicéron.

Le livre de Dyck s’organise en trois temps : d’abord une introduction générale (p. 1-6) sur la quaestio de repetundis, puis une première partie consacrée au Pro Fonteio avec une introduction, une traduction du texte et un commentaire assez fourni, puis une seconde partie qui porte sur le Pro Émilio Scauro et suit le même schéma. L’introduction générale est brève, mais fait remarquablement le point sur l’accusation de repetundis et la manière dont les Romains ont essayé de protéger les provinciaux des abus de certains gouverneurs à partir de la fin de la deuxième Guerre Punique. C’est en Espagne, en effet, que les choses commencent avec une première plainte envoyée au Sénat en 172 puis avec l’affaire Sulpicius Galba, auteur d’exactions graves en Lusitanie, en 149. A. Dyck montre très clairement comment, d’une réforme à l’autre, de la lex Calpurnia de 149 à la lex Iulia de 59, les élites romaines firent preuve de pragmatisme et de sens du consensus aussi, parfois, pour essayer de parer à une constante de leur empire : le pillage des provinces par certains gouverneurs.

Mais ce n’était pas là le seul reproche fait à Fonteius comme à Scaurus : ces deux procès sont plus largement l’occasion de revoir comment on pouvait s’enrichir tout au long du cursus honorum, aux dépens de ses concitoyens comme aux dépens des provinciaux. C’est donc plus largement deux exemples de la corruption qui existait sous la République à Rome auxquels Dyck s’attache dans les propos préliminaires à l’étude de chacun de ces discours : le premier est M. Fonteius, issu d’une distinguée lignée de préteurs (p. 11). La date de son entrée en charge fait problème, liée à la succession de guerres des années 70 mais aussi au problème plus général de la transformation de la Gaule en province romaine : à cet égard la tentative d’historique opérée par l’auteur (p. 9-12) est lumineuse. Pourquoi Cicéron se chargea-t-il de cette affaire un an (si l’on admet que le procès eut bien lieu en 69) après avoir défendu les Siciliens contre Verrès ? C’est que Fonteius était un protégé de Pompée : il lui avait fourni de l’aide matérielle pour la campagne en Espagne contre Sertorius pendant son gouvernement de la Gaule. Or Cicéron préparait méthodiquement sa campagne vers le consulat, qui passait par l’élection à la préture en 67, et s’il avait besoin d’un réseau de chevaliers solidement acquis par des échanges de services (en se chargeant de la défense dans des procès de droit privé), il avait également besoin du soutien de Pompée, qui était l’homme fort de Rome à cette époque. Le jeune avocat n’a donc pas ménagé sa peine dans les années 60 pour complaire à Pompée et favoriser la poursuite de sa carrière vers des sommets élevés.

La traduction (p. 17-31) est l’occasion d’un historique de la transmission du texte, connu principalement grâce à un manuscrit mutilé (Vaticanus, V) et à un palimpseste (P) mais aussi sous forme de fragments (excerpta Seduli Scotti in cod. Cusano, placés en tête par A. Boulanger dans l’édition de la CUF) que Dyck a choisi de réunir à la fin après le texte continu offert par le palimpseste, contrairement à d’autres éditeurs qui les ont insérés dans leur texte. On trouve donc chez Dyck d’abord le texte du palimpseste, puis celui du manuscrit mutilé (comme dans l’édition de la CUF, en dehors du fait que les fragments sont placés à la fin).

La traduction de Dyck est un modèle du genre dans l’ensemble, bien que quelques détails puissent être contestés, en particulier la tendance à ne pas tout traduire ou à traduire de façon trop systématique. Ainsi, au §2 le latin ait disparaît alors que cela change le sens du texte : que les registres aient été mis en usage par Hirtuleius, ce serait un fait, mais avec ait cela devient une affirmation de l’accusation. De même, juste après, au §3 iudices connaît le même triste sort, alors qu’il donne une indication sur le jeu de scène de l’avocat se tournant à ce moment vers les juges manifestement. Mais ce qui nous a le plus gêné est la façon systématique de traduire les appels à la divinité par l’anglicisme As heaven is my witness (par exemple §4 et ensuite §36) : que dit Cicéron au §4 ? Deorum hominumque fidem : il fait appel au respect de la parole donnée, valeur sacrée à Rome s’il en fut. Au §36 on a une référence à Hercule, me hercules, soit une variante du juron classique de la comédie. On peut regretter également que le balancement au §22 et saepius… et diutius soit rendu par often et at length en perdant la nuance du comparatif, mais c’est peu de choses. L’ordre retenu pour les fragments diffère de celui de la CUF : les Cus. 1 à 8 placés en tête par Dyck sont les fragments 4 à 12 de la CUF, suivis chez Dyck par Aquila Romanus comme dans la CUF (fragment 12), mais lui succède le Cus. 9 dans la CUF tandis que Dyck insère avant un fragment d’Ammien (= n° 10). L’avant-dernier fragment retenu par Dyck (n°12) est un extrait de Julius Victor et le dernier est de Quintilien (c’est le fragment 4 de la CUF). Leur traduction n’appelle pas de remarque de notre part : Dyck a tiré le meilleur de la situation.

Le commentaire du Pro Fonteio (p. 32-83) est très complet, portant sur les aspects à la fois rhétoriques, historiques et linguistiques de ce discours. Le lecteur y trouvera également une reconstitution du plan du discours (p. 40-42) et ailleurs des plans de certaines parties du discours (peroratio p. 76 par exemple). Comme il n’est pas possible de discuter chaque note, nous ne pouvons que nous borner à recommander l’ensemble, que ce soit les discussions très détaillées et précises sur des problèmes de datation (p. 39 n°6, p. 42 n°11…) ou les analyses rhétoriques (p. 48 n°15…) ou l’attention portée aux realia (les tribuns militaires p. 49, la Vestale Fonteia p. 78-80).

La seconde partie du livre, consacrée au Pro Æmilio Scauro, commence par une introduction (p. 85-100) bien menée qui fait le point sur les différents aspects importants de ce discours en offrant des clés des plus utiles pour sa compréhension : l’histoire de la Sardaigne, la place de la gens Æmilia sous la République et le rôle éminent du père de l’accusé (un rejeton moyennement digne) dans la vie politique de son époque, le problème de l’approvisionnement en blé de la population de Rome et la situation difficile de Cicéron en 54 après les accords de Lucques qui confirmaient le « premier triumvirat ». Mais le plus réjouissant est la partie consacrée au procès lui-même et à l’équipe de la défense qui réunissait non seulement Cicéron et Hortensius, ce qui n’aura rien pour nous surprendre, mais aussi M. Calidius, M. Claudius Marcellus, M. Valerius Messala Niger (déjà croisé à l’occasion du Pro Roscio Amerino) et… P. Clodius Pulcher.

Le texte qui nous est parvenu, grâce à deux palimpsestes (Ambrosianus et Taurinensis) et au commentaire d’Asconius, est très réduit (p. 101-111) : si l’édition de référence pour A. Dyck est celle de Clark (Oxford 1907), un lecteur francophone se servant du texte latin de la CUF n’aura guère de problème pour s’y repérer puisque Pierre Grimal s’est également servi de Clark. Les variantes avec l’édition d’Olechowska (Teubner) sont indiquées plus loin à la fin du livre (Appendix 2). Globalement la traduction est excellente : passons sur le choix répété de traduire ille par « well-known » (p. 109 = §45 parens illa Sardiniae par exemple), passons sur le choix de traduire mater (p. 103 = §8) par « woman » en négligeant les intentions de Cicéron qui oppose ici les devoirs d’une mère à la conduite de la dame en question, on regrettera surtout premièrement que l’auteur choisisse de ne pas tout traduire à l’occasion au risque de fausser le sens du texte (p. 102 = §4 apud Graecos disparaît dans la traduction, et au §15 sane n’est pas traduit mais commenté p.131) et ensuite que la place des guillemets soit à l’occasion contestable. Ainsi on ne distingue pas ce qui est discours indirect et ce qui est fait avéré (p. 105 = fin du §19), alors qu’à d’autres endroits Dyck utilise les guillemets de manière impeccablement claire (p. 107= §35). On voit que nous avons vraiment dû scruter le texte à la loupe pour y trouver des points susceptibles d’être critiqués.

Le commentaire qui suit (p. 111-165) est très complet : on y trouvera des précisions historiques et rhétoriques très utiles, ainsi que des rapprochements opérés fort judicieusement avec d’autres discours de Cicéron et en particulier le Pro Flacco consacré à la défense d’un autre exgouverneur accusé d’abus, avec à nouveau des stéréotypes xénophobes mais contre les Grecs cette fois. Dyck montre un sens remarquable de la synthèse en indiquant l’essentiel avec renvoi, quand il le faut, à une bibliographie très récente. On aurait peut-être attendu plus que la mention de l’Oxford Dictionary sur l’humanitas chère à Cicéron (p. 144). Et Caius Gracchus ne fut pas le seul à snober le Palatin pour se rapprocher de la plèbe de Rome : l’exemple de César était bien plus d’actualité à l’époque de ce discours (p. 159). Dyck considère ailleurs que le démonstratif iste (p. 127) est « anaphoric, possibly with an undertone of contempt » : nous aurions tendance à penser qu’il a « frankly » (franchement) une nuance de mépris. Mais ce ne sont que points de détails dans un ensemble remarquable.

Nous finirons donc en recommandant fortement ce livre qui est d’ores et déjà un indispensable, avec tous les outils de travail offerts au lecteur (deux glossaires p. 173-180 pour d’une part les termes politiques et éthiques, d’autre part les notions rhétoriques, et des cartes p. 181-182 avec précisions sur la topographie de Rome p. 184-185).

Yasmina Benferhat