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Par leur ampleur et leur complexité, certains sujets doivent attendre plusieurs décennies pour se renouveler et changer les perspectives de la recherche. Ce fut le cas des études « mégariennes », qui, après la dissertation qui leur fut consacrée par K. Hanell[1], ne furent reprises de manière systématique que récemment, par la monographie consacrée à Mégare et à ses fondations par A. Robu[2]. Si la géographie de la colonisation mégarienne dans son ensemble illustre une mobilité remarquable à l’époque archaïque, incluant Mégara Hyblaea et Sélinonte en Sicile, le présent ouvrage concerne l’expansion propontique et pontique : Astacos, Chalcédoine, Sélymbria et Byzance en Propontide, Héraclée du Pont et Mésambria dans le Pont-Euxin. Il convient également de noter qu’Héraclée fut à son tour fondatrice de Callatis sur la côte occidentale et de Chersonèse sur la côte septentrionale de la mer Noire.

Il faut noter d’emblée que ce traitement en parallèle de la métropole et des « cités-filles » s’inscrit parfaitement dans le paysage de la recherche sur le « monde colonial » antique[3]. S’il rappelle l’intitulé de l’ouvrage de N. Ehrhardt[4], ce dernier se proposait en réalité d’étudier l’expansion ionienne ayant au centre la cité de Milet. Or, si l’un des objectifs du colloque qui fut à l’origine de ce volume a été d’examiner les transferts culturels de la métropole vers ses apoikiai, les auteurs eurent davantage à cœur de montrer les transformations subies par les différents espaces mégariens ainsi que leurs réseaux spécifiques. En effet, les conditions historiques particulières, les interactions locales (avec des non-Grecs, mais aussi avec d’autres Grecs) et, non en dernier lieu, la distance qui séparait ces établissements, ont fait qu’ils ont connu une évolution propre, sans pour autant se défaire des traditions communes, héritées et partagées.

L’ouvrage comporte trois volets, le premier consacré à la colonisation mégarienne en Propontide et en mer Noire, le deuxième à l’archéologie et à l’épigraphie de Mégare, alors que le troisième consiste en une étude de cas consacrée à une « colonie de colonie », Callatis. Il s’agit donc, entre autres, de faire connaître les résultats des fouilles menées à la fois dans la métropole et dans les colonies, d’autant plus que l’archéologie des cités pontiques reste assez peu connue, à la différence des cités siciliotes.

La première partie regroupe cinq articles concernant les contacts des cités mégariennes du Pont avec le monde égéen, à l’exception d’une contribution qui traite plus particulièrement des relations étroites entre Mégariens et Milésiens à l’époque archaïque. Ainsi, dans ce dernier – long – article, A. Herda[5] remarque à quel point l’interaction entre ces deux phénomènes d’essaimage propres aux VIIe-VIe s. a été négligée, en dépit de la conclusion de K. Hanell que certains savants ont néanmoins suivie. L’auteur montre, en trois points, les similitudes de pratiques et, en fin de compte, de destin, des deux entreprises coloniales : choix de l’archégétès, Apollon dans les deux cas (de Didymes pour les Milésiens, de Delphes pour les Mégariens), systèmes institutionnels proches à tendance oligarchique, réseaux aristocratiques basés sur la xénia et les parentés mythiques. Une épigramme retrouvée à Milet mentionne même une guerre commune menée à l’époque archaïque par Milet et Mégare. Dans sa contribution consacrée au réseau mégarien du Pont-Euxin, Th. Castelli[6] insiste à juste titre, à partir des réseaux d’individus, sur l’existence d’un « cluster » mégarien ainsi que des relations plus étroites avec certains sanctuaires comme Delphes et Oropos. Son analyse est soutenue à la fois par des cartes et des tableaux proposant une répartition des Mégariens du Pont à l’étranger. À son tour, V. Cojocaru[7] met en évidence, à partir des décrets de proxénie, un espace dorien pontique, bien distinct, en ce qui le concerne, de l’espace ionien de la même région. Les traditions de fondation, les institutions et le formulaire des décrets conduisent tous à identifier une spécificité dorienne dans l’octroi de la proxénie ainsi que dans les réseaux des proxènes. Ces derniers sont constitués presqu’exclusivement des partenaires sud-pontiques, comme il ressort du tableau accompagnant cette contribution. L’onomastique, donnée incontournable pour saisir les traits identitaires, est au cœur de l’article proposé par F. Cordano[8], qui se penche dans le cas présent sur les noms portés par quelques familles de Sélymbria, fondation mégarienne en Propontide. Ce premier volet est clos par l’analyse minutieuse, apparentée à la microstoria, que D. Knoepfler[9] consacre à un décret athénien en l’honneur d’une femme de Callatis du nom de Bakkhis. On voit ainsi l’implication et le dévouement de cette Callatienne dans le culte d’une divinité d’origine sans doute étrangère, Agathè Théos, loin de sa patrie mais pas pour autant dépaysée, partageant des pratiques cultuelles communes aux cités grecques.

La deuxième partie nous transporte à Mégare, la « patrie-mère », où les fouilles de sauvetage récentes, en raison des travaux édilitaires, livrent des données significatives sur les pratiques funéraires et sur l’urbanisme de la cité antique. Les pratiques funéraires font précisément l’objet de la contribution d’Y. Chairetakis[10], qui s’intéresse à la nécropole nord-est de la cité aux VIIe-VIe s. av. J.-C. Il s’arrête sur trois points significatifs : la prédominance à cette époque des tombes d’inhumation, la position accroupie du corps jusqu’au milieu du VIe s., enfin, le fait que la plupart des tombes sont communes (indice d’affiliations familiales fortes). Ces remarques le conduisent à conclure sur une similitude entre les pratiques mégariennes et celles des cités péloponnésiennes voisines. Des fouilles récentes, présentées par P. Valta[11], font également progresser notre connaissance du paysage religieux mégarien : ainsi, le sanctuaire rural à l’ouest de Pagai, qu’une inscription a permis d’identifier comme étant celui d’Apollon Apotropaios. Les trouvailles indiquent que le sanctuaire a fonctionné à partir du VIe s. av. J.‑C. et tout au long du siècle suivant. L’urbanisme de Mégare fait l’objet de quatre autres articles : E. Tsalkou[12] propose un tableau de la cité aux Ve‑IVe s. sur la base des fouilles des trois dernières décennies (murailles, portes, nécropoles, édifices sacrés, édifices publics, habitations) ; E. S. Banou[13] consacre sa contribution au soi‑disant « Mégaron » (chambre souterraine d’une maison privée mégarienne) ; P. Avgerinou[14] s’intéresse aux techniques permettant l’approvisionnement en eau de la cité durant les époques archaïque et classique, par des aqueducs souterrains et par des fontaines ; enfin, à partir d’un dépotoir d’époque classique, I. Svana[15] tire des conclusions sur le développement et le déclin de la vie économique de la cité. Ces études basées sur des fouilles récentes éclairent la topographie et par là-même l’histoire de la cité de Mégare. Deux contributions épigraphiques terminent ce chapitre : un bref rapport préliminaire sur le nouveau fragment de l’inscription d’Aigosthènes par Y. Kalliontzis[16] et une étude plus fournie d’A. Robu[17] sur 63 tablettes funéraires inscrites retrouvées à Mégare, réunies dans un catalogue (auxquelles s’ajoutent deux stèles anépigraphes). L’analyse de ces plaquettes, où l’on inscrivait le nom du défunt accompagné ou non d’un patronyme, met en évidence, d’une part, des rapports étroits entre Mégare, Aigosthènes et Pagai, et, d’autre part, une pratique partagée avec Chersonèse et Callatis. Ce dernier aspect pointe, une fois de plus, le lien existant entre Mégare et ses colonies.

On aborde à la fin une de ces colonies, Callatis, fondation d’Héraclée sur la côte ouest du Pont-Euxin. La cité et son territoire, à l’instar de Mégare, ont bénéficié d’un regain d’intérêt et de fouilles récentes qui ont mené, entre autres, à l’aménagement du Musée. Un premier article reprend la question de la fondation de Callatis à partir de la documentation archéologique, pour conclure sur une absence d’occupation significative du site avant la fondation par Héraclée (I. Bîrzescu et M. Ionescu[18]), le deuxième présente les fortifications du territoire callatien aux IVe-IIIe s. av. J.-C. (N. Alexandru[19]). Deux autres articles sont consacrés aux artéfacts. L. Buzoianu et M. Bărbulescu[20] traitent des terres cuites d’époque hellénistique représentant des divinités, retrouvées à Albeşti, dans le territoire de Callatis. À travers la diversité des types appartenant au panthéon grec traditionnel, les auteurs concluent notamment sur un certain degré d’hellénisation de la population locale. F. Panait Bîrzescu et T. Odobescu[21] s’attachent à deux découvertes sculpturales de la « zone sacrée » de Callatis, représentant chacune une femme en péplos : il s’agit, selon toute vraisemblance, de la déesse Athéna, protectrice de la communauté. G. Talmaţchi[22] revisite le monnayage de Callatis d’époque hellénistique, afin de tracer l’histoire de la cité durant cette époque mouvementée. Le dernier article de cette série représente un supplément au corpus épigraphique IScM III, avec édition et commentaire de quatre inscriptions callatiennes par A. Avram et M. Ionescu[23].

Le mérite principal de cet ouvrage est d’avoir (re)mis en lumière deux espaces intimement connectés, comme seules une métropole et ses colonies pouvaient l’être par des nomima et des traditions communes, tout en montrant les traits spécifiques de chacun de ces deux espaces. Le choix de Callatis témoigne, au-delà de l’intention de rendre hommage au lieu où se tint le colloque à l’origine du volume, de la volonté de présenter à la communauté savante une cité et un territoire qui commencent à être de mieux en mieux connus. On ne peut que saluer la qualité des contributions de ce volume, qu’il s’agisse de bilans archéologiques, de publications d’inscriptions ou de nouvelles interprétations historiques. Une mention spéciale devrait être faite des conditions graphiques, cartes et illustrations, parfois en couleur, de bonne qualité. Si des résumés sont commodément fournis à la fin du volume, la présence d’indices aurait été souhaitable, notamment pour un livre aussi volumineux. Tout bien considéré, nous sommes devant un ouvrage qui fera date pour les études consacrées aussi bien à Mégare et aux colonies mégariennes du Pont, qu’au phénomène d’essaimage grec en général, aux contacts et aux transferts culturels qui caractérisent le monde grec à l’époque archaïque et au-delà.

Madalina Dana

[1]. Megarische Studien, Lund 1934.

[2]. Mégare et les établissements mégariens de Sicile, de la Propontide et du Pont-Euxin : histoire et institutions, Bern-Berlin-Bruxelles 2014.

[3]. Voir, par exemple, C. Antonetti, « Megara e le sue colonie : un’unità storico-culturale ? » dans C. Antonetti, P. Lévêque éds., Il dinamismo della colonizzazione greca, Atti della tavola rotonda « Espansione e colonizzazione greca di età arcaica : metodologie e problemi a confronto » (Venezia, 1011/11/1995), Naples 1997, p. 83-94.

[4]. Milet und seine Kolonien. Vergleichende Untersuchung der kultischen und politischen Einrichtungen, I-II, Francfort 1983.

[5]. « Megara and Miletos : Colonising with Apollo. A Structural Comparison of Religious and Political Institutions in Two Archaic Greek Polis States ».

[6]. « À propos du réseau mégarien du Pont‑Euxin : la mobilité spatiale des personnes entre mer Égée et mer Noire aux époques classique et hellénistique ».

[7]. « Un espace dorien pontique d’après les décrets de proxénie ».

[8]. « Les familles de Sélymbria et quelques noms personnels ».

[9]. « Une femme de Callatis à Athènes dans un nouveau décret d’association religieuse au IIIe siècle av. J.-C ».

[10]. « Burial Customs of Megara during the 7th and 6th Centuries B.C. : The Case of the North-East Cemetery ».

[11]. « A Rural Sanctuary in the West of Pagai. Preliminary Report ».

[12]. « A “Peridiavasis” in the City of Megara in the 5th and 4th Centuries B.C. ».

[13]. « Megarian Urbanism : A Note on the So‑Called “Megaron” ».

[14]. « Water Supply Facilities in Megara during the Archaic and Classical Period ».

[15]. « A Refuse Deposit of Classical Period from Megara. Reexamination of the Topography and History of the Ancient Town ».

[16]. « Rapport préliminaire sur le nouveau fragment de l’inscription d’Aigosthènes IG VII, 219‑222 ».

[17]. « Contribution à l’épigraphie mégarienne : les tablettes funéraires inscrites ».

[18]. « Recherches sur la fondation de Callatis : l’apport de la documentation archéologique ».

[19]. « Fortified Settlements in the Territory of Callatis (4th-3rd Centuries B.C.) ».

[20]. « Les terres cuites d’époque hellénistique d’Albeşti. Représentations de divinités ».

[21]. « Découvertes sculpturales de la “zone sacrée” de Callatis ».

[22]. « The Coinage of Callatis in the Hellenistic Period Revisited ».

[23]. « Nouvelles inscriptions de Callatis ».