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À l’inverse de beaucoup d’antiquisants, dont l’article est le moyen d’expression privilégié, F. M Millar, professeur émérite d’histoire ancienne à l’Université d’Oxford, sut utiliser le livre pour construire et diffuser sa pensée. Deux ouvrages majeurs, The Emperor in the Roman World (1977) et The Roman Near East, 31 B. C.-A. D. 337 (1993), s’imposèrent particulièrement par leur caractère novateur. Cette démarche conféra à son oeuvre une ampleur qui fit de lui l’un des plus grands historiens de l’Antiquité de sa génération. Pour autant, sa production d’articles s’avéra tout aussi abondante et originale, ce qui a poussé H.M. C Cotton et G.M. Rogers à en rassembler les plus importants dans un recueil de trois volumes. Intitulé Government, Society, & Culture in the Roman Empire, le deuxième volume éclaire la genèse puis l’approfondissement de ses deux chefs d’oeuvre (le premier plus que le second en définitive). Espérons que cette publication amplifiera son influence chez les chercheurs français, qui, sur le fond, se sont révélés assez réfractaires à ses problématiques et n’ont jamais éprouvé le besoin de traduire ses travaux.
Les éditeurs ont rassemblé vingt de ses articles, regroupés en deux grandes parties. Appelée « The Imperial Government », la première partie (onze articles) résonne d’abord comme un écho de l’Emperor in the Roman World. F. M Millar prépare ou précise ses problématiques sur « l’empereur réactif » en étudiant l’empereur au travail et ses modes de gouvernement (correspondance, rôle de la cour). Plusieurs études classiques sur la gestion des frontières et la diplomatie s’intègrent dans cette filiation. Mais, aspect plus original, cette partie rappelle son intérêt pour le fonctionnement de l’administration financière (fisc, aerarium, congiaires) et plus généralement les questions économiques. La seconde partie, « Society and the Culture in the Empire » (neuf articles) pourrait sembler une variation sur le thème du Near East si l’espace envisagé ne se révélait beaucoup plus vaste. Outre l’Orient (études sur Dexippe, le monde de L’Âne d’or ou les juristes orientaux), F. Millar s’est intéressé aussi bien à l’Afrique (place des cultures locales), à l’Italie ou à des phénomènes touchant l’ensemble des provinces de l’Empire (culte impérial, statut des cités).
La richesse de la matière défie toute synthèse mais l’intérêt essentiel du recueil réside dans le bilan sur la méthode de F. M Millar, qui se dégage de la confrontation de travaux de dates diverses, certains étant déjà anciens (le compte rendu sur Les Carrières procuratoriennes de H.-G. Pflaum date par exemple de 1963). Une vive sensibilité au fonctionnement concret des institutions lui permet de poser des questions fécondes, qui changent les perspectives sur l’administration romaine. Comment était transporté le produit des impôts (206 millions de deniers à l’époque impériale) ? Comment le pouvoir impérial prenait-il ses décisions en matière de défense et de diplomatie ? En l’espèce, l’article « Emperors, Frontiers and Foreign Relations » (Britannia 1982) est un modèle du genre, prouvant avec brio que la politique extérieure n’était en rien l’application mécanique d’un plan sorti tout armé du cerveau de l’empereur mais le résultat d’un jeu complexe d’interactions, faisant la part belle aux contraintes spatio-temporelles et à l’action des agents impériaux sur le terrain.
L’originalité de la démarche de F. Millar ressort aussi de sa confrontation avec les autres traditions historiographiques, suggérée par le recueil. Elle peut être directement mise en scène comme dans le compte-rendu du livre de H.‑G. Pflaum sur Les Carrières procuratoriennes équestres (JRS 1963), qui dévoile combien est artificielle la reconstitution d’une « carrière équestre », en tant que système régulier de promotion et de nomination aux postes. Le plus souvent, les rapprochements sont implicites et d’autant plus troublants. F. M Millar met bien en valeur le rôle des langues libyque et punique dans l’Afrique romaine sans bâtir pour autant une théorie de la « résistance à la romanisation », comme le fera ultérieurement M. Bénabou (JRS 1968). Il souligne le caractère « diplomatique » de toute relation entre les cités et l’empereur, sans poser le problème de la « liberté », chère à F. Jacques et Cl. Lepelley (JRS 1983). La question de la circulation de l’information occupe une place centrale dans sa réflexion sur la gestion de l’Empire, sans qu’il se polarise spécialement sur les archives de l’État, à l’image de l’école de C. Nicolet.
Il serait réducteur d’attribuer ces points de vue, comme on l’a fait parfois, à une sensibilité « primitiviste », propre à la tradition anglo‑saxonne. Ses points d’achoppement avec une lecture plus institutionnelle du gouvernement impérial ou de la gestion des cités, dominante chez beaucoup d’historiens français et allemands, ne tiennent pas à une sous‑estimation de ces institutions mais à une vision dynamique de leurs rapports avec la société. Par sa pluralité et sa diversité mêmes, ce recueil permet de mesurer le réseau complexe qui tisse le Roman World of Fergus Millar.

Christophe Badel