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Le 53e supplément du Bulletin de Correspondance Hellénique sanctionne de belle manière l’intérêt porté aujourd’hui à la circulation monétaire dans le monde méditerranéen antique. Il est la conséquence logique d’une accélération ces dernières années des publications des monnaies de fouilles et de prospections, sources essentielles en la matière.

Comme pour dresser un premier bilan et inciter à poursuivre dans cette voie, l’ouvrage réunit les textes de 23 communications prononcées lors d’un colloque international tenu à Athènes en 2010 et consacré à la circulation monétaire dans le monde grec entre le VIe et le Ier siècle a.C. (les noms des auteurs sont indiqués entre parenthèses dans la suite de ce compte rendu). Co-éditeur des actes, Olivier Picard souligne que l’objectif de la rencontre n’était pas de couvrir l’ensemble du sujet, trop vaste (la Sicile, le Péloponnèse et la Cilicie sont par exemple restées dans l’ombre), mais visait plutôt à étudier des exemples précis, « en prolégomène à une étude systématique de la circulation monétaire dans le monde grec ». De fait, les interventions, illustrées de nombreuses cartes très utiles, ont porté sur toutes sortes de pièces, civiques et royales, de toutes époques, archaïque, classique et hellénistique, et de toutes natures, les unes thésaurisées et les autres de fouilles ou de prospections.

Parmi les monnayages étudiés, celui d’Athènes, abondant et bien renseigné, fait l’objet d’une attention particulière. Fortes du soutien d’intérêts privés contribuant à leur production de masse et à leur large diffusion (J. H. Kroll), connues et reconnues grâce à leurs « immobilisierte Münztypen » (Chr. Boehringer), les chouettes athéniennes ont pourtant été trouvées en faible quantité dans les territoires de l’Archè. La rareté de ce matériel, inversement proportionnelle à sa large diffusion dans l’Asie Mineure achéménide (K. Konuk), pourrait être liée aussi bien à des pratiques commerciales centralisant les échanges de monnaies à Athènes qu’à la nécessité d’acquitter le tribut en monnaie attique, contribuant ainsi au retour massif des chouettes dans leur patrie (Chr. Flament). En revanche, émis vers la même époque par des tribus à l’est du mont Pangée, les statères d’argent « thraco-macédoniens » au centaure et à la nymphe, attestés dans les zones occupées par les Perses, auraient servi à payer cette fois une part du tribut dû au Grand Roi (A. R. A. Tzamalis). Ces frappes en rappellent d’autres, au silène enlevant une ménade, produites à Thasos. Ces dernières ont été le point de départ d’une réflexion sur les transferts d’argent entre la cité et le reste du monde antique depuis la fin du VI e siècle a.C. jusqu’à la fin de l’époque hellénistique (O. Picard). L’examen du matériel a permis de constater, d’une part que la carte de répartition des trésors de monnaies thasiennes ne coïncide pas avec celle des trouvailles d’amphores originaires de Thasos, d’autre part que les lieux d’enfouissement des trésors évoluent avec le changement des types monétaires thasiens. Autant de singularités, miroir déformé de la réalité, plus en rapport avec les pratiques de la thésaurisation qu’avec les échanges économiques à proprement parler. Il en va différemment de la circulation monétaire si l’on considère désormais les monnaies de fouilles. Celles-ci montrent en effet que, si l’on demeure dans la région de Thasos, Abdère s’est progressivement retirée des affaires politiques et économiques à partir du IV e siècle a.C. et qu’elle a laissé la place à Maronée et Thasos au profit des échanges locaux (K. Chryssanthaki-Nagle). Le phénomène est comparable en Chalcidique, en Macédoine et au-delà des Rhodopes, où l’on voit se succéder, parfois sur plusieurs siècles, les pièces échangées au gré des circonstances et des mouvements de mercenaires (Th. Kourempanas ; S. Psôma ; P. Tselekas ; Chr. Gatsolis, qui montre également, d’après les monnaies de fouilles, que les bronzes d’Aphytis datent plutôt du IV e siècle a.C. que du II e ). Dans le sud de l’Illyrie et en Épire, la circulation monétaire révèle cette fois des zones d’influence établies d’après les monnayages dominants, apollonien, dyrrachien, épirote ou macédonien, et témoigne de l’arrivée déterminante du numéraire romain dans la région au III e siècle a.C. et de sa diffusion progressive vers l’est (G. Gjongecaj). Plus au sud, les trésors mis au jour en Épire et en Acarnanie montrent l’importance du monnayage corinthien dans la circulation monétaire, du moins jusqu’au III e siècle a.C., alors que, vers la même époque, l’Étolie brille par le faible nombre des émissions étrangères attestées sur son sol (D. Tsangari) et que, en Béotie, la circulation monétaire, soutenue aux époques classique et hellénistique, se contracte sous l’Empire, tout le contraire de ce que l’on peut observer en Messénie (C. Grandjean).

Plus à l’est, les intervenants au colloque d’Athènes se sont également intéressés à la circulation monétaire dans quelques îles de l’Égée telles Délos, Cos et Calymna, ou bien encore à l’histoire du monnayage rhodien à l’époque hellénistique (E. Apostolou). L’abondant matériel trouvé à Délos et sa confrontation avec les mentions de numéraire dans les textes épigraphiques ont permis, non seulement de revoir la chronologie des émissions déliennes, mais de mettre en évidence la diversité des étalons monétaires attestés à Délos durant l’époque hellénistique (V. Chankowski). À cet enchevêtrement bien éloigné des zones d’influence pondérales établies jusque-là répond l’arrivée massive et durable du monnayage coien parmi les exemplaires circulant à Calymna après l’incorporation de cette île à sa voisine à la fin du III e siècle a.C. (V. E. Stefanaki). Ce basculement n’est pas sans rappeler l’apparition de nouveaux monnayages à Délos après le retour de l’île dans l’orbite d’Athènes en 167 a.C.

Sur le continent asiatique cette fois, l’étude des nombreux trésors de l’ouest anatolien entre le VI e et le IV e siècle a.C. révèle la disparition des fractions et la multiplication des ateliers au IV e siècle. Sans doute faut-il voir ici une conséquence de l’adoption de l’étalon chiote par de nombreux établissements, peut-être en lien avec la création du monnayage symmachique de Lysandre, de quoi faciliter en tout cas une plus grande circulation des monnaies dans la région (A. Meadows). Cela étant, les monnaies de fouilles isolées montrent que la circulation monétaire y a été surtout régionale, l’Ionie du sud échangeant par exemple avec la Carie du nord, la Carie du sud de préférence avec la Lycie et la Pamphylie. De même, les monnaies des cités de l’intérieur des terres, des Cyclades, de Grèce d’Europe ou bien encore des rois sont en général peu nombreuses sur la côte alors que les sites de l’intérieur paraissent au contraire plus ouverts aux monnayages étrangers (Z. Çizmeli-Ögün et M.-Chr. Marcellesi). Dans le nord de l’Asie Mineure, une autre circulation monétaire s’offre encore à nos yeux. Alors que les frappes des cités de Bithynie commencent au IV e siècle a.C. et durent jusqu’au II e siècle a.C., celles du Pont ne circulent pas avant le règne de Mithridate VI qui, en ouvrant de nombreux ateliers dans son royaume, comble très vite le retard accumulé (Fr. de Callataÿ).

Dernière région approchée par les participants au colloque d’Athènes, l’Orient se manifeste au lecteur à travers les exemples de Chypre, de la Syrie et de l’Égypte. L’étude des monnaies trouvées sur le terrain révèle entre autres que les pièces chypriotes ont peu circulé sur le continent et qu’elles paraissent surtout en Égypte au Ve siècle a.C. et en Cilicie au IVe. Dans le même sens, peu de monnaies étrangères sont attestées à Chypre, l’essentiel du matériel ayant été surfrappé ou refrappé en argent local (E. Markou). En Syrie, toutes les guerres ne produisent pas des pics de thésaurisation, lesquels dépendent de leur longueur et de leur intensité (Fr. Duyrat). De plus, l’enfouissement de monnaies lors de crises graves, ainsi sous Alexandre le Grand et les Diadoques, n’entraîne pas forcément une raréfaction du numéraire dans la région car la production de pièces pour répondre aux nécessités de la guerre peut compenser, au moins en partie, le retrait des exemplaires thésaurisés. De son côté, l’exception égyptienne continue de se manifester à l’époque hellénistique avec l’absence, ou presque, de monnaies étrangères dans la vallée du Nil (Th. Faucher). Par ailleurs, les bronzes et les pièces en argent frappés sur place n’empruntent pas les mêmes circuits d’échanges, et l’usage des monnaies de bronze tend à se limiter, à partir du II e siècle, aux régions les plus hellénisées, en particulier dans le Fayoum et autour d’Alexandrie.

À l’évidence, le colloque d’Athènes et les actes qui l’ont suivi sont la première pierre d’une enquête prometteuse, hommage posthume aux appels lancés en ce sens par Louis Robert mais qui n’eurent pas dans l’immédiat l’écho qu’ils méritaient. Cette injustice étant maintenant réparée, on ne peut que souhaiter la réalisation de nouveaux travaux sur la circulation monétaire dans l’Antiquité, non seulement d’après les monnaies grecques, mais d’après les monnaies provinciales romaines, encore trop souvent négligées (comme à Chéronée, l’histoire des cités et de leur monnayage ne s’arrête pas à Actium). Les découvertes toujours plus nombreuses sur le terrain et la publication récente des monnaies du Fonds Louis Robert de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres y invitent plus que jamais.

Fabrice Delrieux