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J. Piccinini aborde son sujet de façon originale : au lieu de nous donner une énième histoire du sanctuaire de Dodone, en listant période par période les bâtiments qui apparaissent sur le site, et les objets mobiliers qui les accompagnent, elle en retrace le développement et le rayonnement. C’est ainsi que les sept chapitres de l’ouvrage s’articulent autour des différentes cités que ce rayonnement atteint successivement.

L’introduction évoque l’historiographie du site, en insistant sur l’importance de la publication des premières tablettes oraculaires, par E. Lhôte en 2006, pour la compréhension de cette histoire.

On commence bien entendu par les origines, avec un tableau clair et précis de la géographie de la région et de la centralité du site par rapport à cette région. L’auteur rappelle que le site est fréquenté dès l’Âge du bronze, et que la plupart des routes du secteur passe par là. Mais à cette époque, il s’agit surtout de fréquentation par les bergers de troupeaux en transhumance. Ce n’est qu’après le Xe s. av. n. è. que le caractère cultuel du lieu s’affirme vraiment, en particulier à travers un changement visible dans les trouvailles mobilières. Dans cette première période, les visiteurs sont principalement issus de la région proche.

Á partir de la fin du VIIe s., la perspective commence à s’élargir, avec l’apparition des Eubéens, liée, selon l’auteur, aux expéditions des Hyperboréens vers Délos : le chemin des offrandes de ce peuple mythique devait passer, avant de rejoindre les Cyclades, par Dodone, qui devenait ainsi une porte d’entrée vers la Grèce. L’auteur signale cependant que les témoignages positifs de cette présence des Eubéens manquent autour de Dodone. Ce sont plutôt les sources littéraires qui permettent de la supposer, avec la mention de fondations eubéennes en Grèce du nord-ouest ou à Corfou.

La période archaïque voit ensuite la fondation par Corinthe des colonies de Corcyre et de la côte illyrienne (Épidamne et Apollonia) : les objets de facture corinthienne sont parmi les plus anciens retrouvés à Dodone, en-dehors des objets d’origine épirote. Parallèlement, la scholie à Pd, Nem. VII 155a, atteste des liens qui unissent alors les deux sites, avec la légende d’Alétès, qui place Corinthe sous la protection de Dodone.

Dans le même temps, et de façon attendue, les cités de Grèce du nord-ouest, plus ou moins liées à Corinthe (Corcyre, Ambracie, Épidamne, Apollonia, ou Leucade) sont de fait dans la zone de rayonnement de Dodone, comme l’atteste un certain nombre de tablettes, issues aussi bien de particuliers que de cités. La même chose est vraie pour d’autres cités, peut-être plus modestes, comme Zakynthos, Thronion ou Paleis (sur l’île de Céphalonie). Apollonia et Corcyre se distinguent, la première par la légende d’Événios, l’autre par une série de consultations de l’oracle et par l’offrande d’un monument remarquable, constitué de deux piliers qui soutenaient l’un un chaudron de bronze, et l’autre un jeune garçon dont le fouet venait battre le chaudron en cas de vent.

Toujours dans la 2e moitié du VIe s., l’influence du sanctuaire s’étend à Sparte, dont la religiosité est bien connue. La présence de Sparte est attestée, comme celle de Corinthe, par des offrandes, parmi lesquelles une attache de chaudron représentant Zeus Ammon, dont l’oracle à Siwah était réputé jumeau de celui de Dodone, et apprécié également des Spartiates. La littérature nous fait également connaître que l’oracle a été consulté à plusieurs reprises par des Spartiates, ainsi par Lysandre, lorsqu’il complotait pour changer la constitution de son pays, ou par la cité avant la bataille de Mantinée.

Á partir du Ve s., les tablettes attestent la présence de fidèles venus de Béotie, ainsi que la tenue régulière d’une tripodéphoria rapportée par Strabon d’après Éphore, pour réparer, semble-t-il, un sacrilège commis par des Thébains. Au-delà, Dodone se trouvait liée avec la Thessalie et particulièrement avec les Aleuades, comme l’attestent des fragments de Pindare.

Enfin, au IVe s., les orateurs attiques évoquent dans leurs discours les liens qui se sont tissés entre Dodone et Athènes, liens attestés une fois encore par les trouvailles mobilières faites dans le sanctuaire, mais aussi par des documents épigraphiques, relatifs au culte de Bendis à Athènes, divinité pour laquelle l’oracle aurait favorisé l’érection d’un temple.

L’ouvrage se termine par une bibliographie riche, qui rassemble des titres variés par leurs sujets et par leurs langues, toujours en adéquation avec le propos principal du livre. Cette bibliographie est complétée (en tête de l’ouvrage) par une liste d’abréviations pour les « usuels ». Pour l’anecdote, on signalera qu’on y trouve pas IAlbania cité par exemple p.  30, note 6, et qui doit recouvrir ce qu’on appelle d’habitude le Cigime (Corpus des Inscriptions grecques d’Illyrie et d’Épire méridionale). Mais ce détail ne nuit évidemment pas à la lecture. Deux index, l’un pour les lieux et l’autre pour les noms propres, complètent l’ensemble.

Cette approche originale de la vie et du développement du sanctuaire s’appuie sur une étude précise des objets et des textes, issus tant des tablettes oraculaires que des diverses sources plus courantes, textes littéraires ou inscriptions. Chaque chapitre donne lieu à la présentation d’un élément spécifique relatif à la cité ou à la région étudiée, et qui vient conforter la datation et les relations proposées. L’ensemble est solide et s’appuie sur des argumentations rigoureuses. On regrettera cependant que l’auteur n’ait pas assez approfondi un aspect qu’elle évoque pourtant : celui des relations anciennes entre Dodone et les régions voisines à l’époque du bronze, car un certain nombre d’éléments des légendes rapportées par les historiens antiques pourrait sans doute s’expliquer à la lueur de ces relations. L’appartenance de cette région à un ensemble beaucoup plus vaste pourrait expliquer par exemple les relations avec Troie (chap. 4) ou la présence de « Phéniciens » dans les légendes de fondation du sanctuaire (chap. 6) et même l’implication du sanctuaire dans le culte de Bendis à Athènes (chap. 7). Mais c’est sans doute là un aspect qui intéresse davantage mes préoccupations personnelles.

Quoi qu’il en soit, il faut saluer la précision et l’intérêt de cet ouvrage, qui donne à réfléchir sur le rayonnement d’un sanctuaire qu’on considère trop souvent comme marginal, à cause de sa position géographique et de l’importance plus affirmée de l’oracle de Delphes. L’angle d’étude choisi permet de montrer de façon dynamique et impressive le développement des relations internationales du sanctuaire et l’élargissement progressif de son rayonnement, depuis les régions proches jusqu’à l’ensemble de la Grèce. Il complète donc fort utilement les présentations plus classiques qui ont été faites jusqu’à présent de ce site important.

Marion Muller, Halma (UMR 8164 CNRS-Univ-Lille-MCC)

Publié en ligne le 11 juillet 2019