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Cette publication du traité 2 (IV 7), qui s’inscrit dans le cadre de la collection des « Écrits de Plotin » aux Éditions du Cerf, répond essentiellement à deux objectifs. Il s’agit d’abord de donner une traduction française de l’ouvrage en fournissant un découpage précis du texte pour en comprendre l’organisation propre. Ainsi, le plan proposé par A. Longo détaille-t-il tous les moments de l’argumentation en renvoyant à la numérotation linéaire du texte grec. Mais il s’agit surtout de proposer un commentaire suivi de l’ensemble de l’Tmuvre et non pas seulement des annotations à partir de la traduction. Par son caractère systématique (c’est-à-dire par sa volonté de donner à la fois une traduction nouvelle et un commentaire de chaque traité plotinien), une telle entreprise est unique en langue française. Outre une introduction qui présente les enjeux du traité, l’ouvrage comporte aussi une abondante bibliographie relative à la littérature consacrée à ce traité ainsi que différents index (index des textes cités par Plotin, index des textes cités dans le commentaire, index des termes grecs, index des auteurs cités, index des notions). Le texte traduit est celui établi par P. Henry et R. Schwyzer (Plotini Opera, t. II, Oxford, Clarendon Press, 1977 ; il s’agit de l’editio minor, notée H.-S. 2 ) auquel l’auteur n’apporte que très peu de modifications. L’ensemble s’avère donc particulièrement utile pour une lecture attentive du traité de Plotin même si l’auteur s’excuse, par le découpage proposé, de rompre ainsi la continuité du texte et de l’exposé plotiniens (n. 9 p. 29). A. Longo insiste en effet sur le « caractère non scolaire de l’écriture de Plotin », car le traité ne prend pas la forme d’un texte dogmatique et systématique mais plutôt d’une recherche et d’un dialogue de l’auteur avec lui-même et avec les autres positions philosophiques qu’il envisage. L’indication d’un plan détaillé du traité, aussi précis soit-il, n’a donc pas pour but de masquer cet aspect de l’écriture de Plotin.

Le traité 2 (IV 7) est donc, comme sa numérotation l’indique, l’un des tout premiers textes de Plotin. Celui-ci a souvent abordé, dans son Tmuvre, les questions relatives à la nature de l’âme. Les traités 4 (IV 2) et 21 (IV 1) se penchent sur le problème de son essence, le traité 6 (IV 8) sur celui de sa descente dans les corps, le traité 8 (IV 9) sur celui de l’unité des âmes. Enfin, les traités 27 (IV 3), 28 (IV 4) et 29 (IV 5) abordent longuement certaines difficultés relatives à l’âme. Le traité 2 (IV 7) est cependant original dans la mesure où il s’intéresse à la seule question de l’immortalité de l’âme. Il présente ainsi les différentes théories philosophiques qui lui ont été consacrées, les discute avant de proposer une analyse platonicienne de cette question. Ce texte pose d’abord un redoutable problème éditorial. Certains passages, en effet, ne figurent pas dans les manuscrits des Ennéades mais n’apparaissent que dans le texte de la Préparation évangélique d’Eusèbe, les manuscrits qui en dérivent et la Pseudo-théologie d’Aristote. Il s’agit des passages présentés du chapitre 8 (ligne 28) au chapitre 8 5 . Le problème est dès lors de savoir quelle est la source utilisée par Eusèbe. S’agitil d’une édition pré-porphyrienne des traités de Plotin, que l’on pourrait attribuer, par exemple, à Eustochius ou à Amélius ou bien de l’édition porphyrienne, qui aurait perdu par la suite certains passages, en particulier ceux du traité 2 (IV 7) ? Angela Longo ne tranche pas cette question mais semble se rallier à la seconde position, soutenue notamment par M.-O. Goulet- Cazé (« Deux traités plotiniens chez Eusèbe de Césarée », The Libraries of the Neoplatonists, Actes des rencontres de l’European Science Foundation Network « Late Antiquity and Arabic Thought », C. D’Ancona éd., Strasbourg, 12-14 mars 2004, p. 63-97). L’apparition des textes du traité 2 (IV 7) chez un auteur comme Eusèbe fournit plutôt à A. Longo, l’occasion de longs développements sur les auteurs chrétiens et sur leur position à l’égard de l’âme et de son rapport au corps. Même si Plotin ne vise pas ici ces auteurs chrétiens et même si son argumentation reste proprement interne à la discussion philosophique sur la nature de l’âme, comme en témoignent les thèses visées (aristotélicienne, épicurienne, etc.), il est intéressant de comparer sa position avec celle de ces auteurs. A. Longo montre d’ailleurs qu’il existe une différence notable entre les apologistes chrétiens que sont Justin, Tatien, Athénagore d’Athènes, Théophile d’Antioche et Tertullien, et le traité d’Augustin Sur l’immortalité de l’âme. Ce dernier, très certainement influencé par les analyses plotiniennes et de manière générale, néoplatoniciennes, insiste sur la supériorité de l’âme sur le corps et ne mentionne pas la thèse de la résurrection des corps. De ce point de vue, Augustin se trouve, dans ce traité, assez proche de la conception philosophique propre aux platoniciens selon laquelle l’homme est son âme, plutôt que l’union de l’âme et du corps.

L’importance du traité 2 (IV 7) tient d’abord à l’ampleur de la discussion consacrée à différentes théories philosophiques. Celle-ci occupe pratiquement les deux tiers de l’ouvrage (c’est-à-dire les chapitres 1 à 8 5 sur les quinze qu’il comporte) et Angela Longo en donne une analyse minutieuse. Mais, selon cette dernière, ce qui s’avère original dans ce traité, est que Plotin étend l’immortalité de l’âme à tous les types d’âme. Plotin ne se contente donc pas d’affirmer l’immortalité de l’âme humaine. Ce point le distingue, selon elle, d’autres platoniciens (p. 38, 229, 238). Dans le chapitre 12, Plotin s’oppose en effet à deux hypothèses, non seulement à celle de la mortalité de toute âme, mais encore à celle qui, tout en affirmant l’immortalité de certaines âmes, maintient le caractère mortel des autres. Il va alors déployer plusieurs arguments pour établir que les âmes humaines sont immortelles puis que les autres âmes le sont aussi. De manière générale, Plotin emprunte nombre de ses arguments aux dialogues platoniciens. Dans le Phèdre (245 c sq.), Platon établit que toute âme est immortelle par le raisonnement suivant : est immortel ce qui est un principe de mouvement pour d’autres choses et qui se meut par lui-même puisque dans ce cas, son mouvement ne dépend pas d’un autre. Or, l’âme est la réalité qui correspond à cette définition (elle est une réalité automotrice) car si elle était mue, comme le sont les corps, elle serait elle-même mue par un autre et il faudrait trouver un principe antérieur. Et ainsi, si elle devait disparaître parce qu’elle n’est pas immortelle, l’ensemble des réalités disparaîtrait aussi. C’est ce raisonnement que l’on retrouve à partir du chapitre 9 dans plusieurs passages du traité. Concernant les âmes humaines, Plotin fait cette fois appel, dans le chapitre 12, au Phédon (72 e-73 a). Si les âmes disposent de la faculté de saisir les êtres intelligibles éternels par une partie d’elles-mêmes, c’est que cette partie est immortelle puisqu’elle peut exercer sa fonction indépendamment du corps et avant même toute présence dans un corps.

À propos de l’argumentation des chapitres 13 et 14 du traité, A. Longo fait cependant remarquer qu’il existe une tension entre Plotin et Platon d’une part, entre Plotin et la tradition platonicienne d’autre part (p. 238-239). Les remarques présentées dans ces deux chapitres montreraient, selon l’auteur, que, même s’il n’est pas infidèle à Platon, Plotin adopte une vue originale sur l’immortalité des âmes. Cette tension se situe à deux niveaux. Elle concerne d’abord la thèse de l’immortalité de toutes les âmes (y compris donc, des âmes animales et végétatives), elle concerne ensuite le problème de la tripartition de l’âme. Sur le premier point, on pourra regretter qu’A. Longo ne montre pas avec quels auteurs de la tradition platonicienne Plotin est en rupture, et de quelle manière se présente cette différence. Sur le second point, la position de Plotin est complexe mais il considère, à la fin du chapitre 14, que la tripartition n’est pas un obstacle à l’immortalité de l’âme. Selon A. Longo, Plotin est ici amené à se démarquer d’un texte de République X, 611 b sq. qui mettait en avant l’idée d’harmonie pour établir que la composition de l’âme ne menace pas son immortalité. Plotin, en effet, n’adopte pas cette solution pour sauver l’immortalité de l’âme tout entière. Il préfère considérer que, à la mort de l’individu, la « tripartition se dissout, mais pas les différents composants de l’âme » et que l’âme revient à son « état originaire de seule faculté rationnelle », même si ses autres parties sont aussi immortelles. Mais il serait intéressant, pour prolonger la comparaison entre les deux auteurs, d’évoquer aussi d’autres analyses de Platon, notamment celles du Timée (69 c sq.), dans lesquelles les parties basses de l’âme sont présentées comme des parties mortelles. Enfin, l’originalité de ce traité réside peut-être tout autant dans une thèse qui apparaît dans le chapitre 13 et qui, certes, ne porte pas sur la question de l’immortalité mais dont l’importance va s’avérer considérable dans la suite des Tmuvres de Plotin. En effet, en affirmant l’immortalité de l’âme et son caractère incorporel, Plotin se trouve confronté à un problème qui s’était déjà posé à Platon. Si l’âme était mortelle et corporelle, elle serait unie au corps et s’y mélangerait mais si, comme le pense Plotin, elle est immortelle et incorporelle par nature, pourquoi alors vient-elle s’unir au corps ? Ce problème est ici abordé rapidement dans le chapitre 13 mais il fera l’objet de développements beaucoup plus importants par la suite, notamment dans le traité 6 (IV 8). La réponse de Plotin se situe à deux niveaux : il rappelle d’abord la distinction hiérarchique entre l’Intellect et l’âme et tire de cette distinction elle-même un argument en faveur d’une orientation des âmes vers les corps. L’âme, inférieure à l’Intellect, possède en effet la tendance (hormè) et le désir (órexis), qui la poussent à vouloir ordonner le sensible conformément à ce qu’elle a contemplé dans l’Intellect par sa partie supérieure. Mais, à un second niveau, Plotin considère que l’âme ne descend pas entièrement dans le corps, c’est-à-dire qu’elle ne se tourne pas entièrement vers lui. Par une partie d’elle-même, elle reste avec l’âme du monde qui gouverne le tout sans s’y mêler, mais par d’autres parties, elle vient s’y mêler en désirant gouverner par elle-même la nature sensible. La partie supérieure, intellective, de l’âme reste donc toujours extérieure au corps, c’est-à-dire dans l’intelligible. Plotin considère ainsi qu’une partie de l’âme ne descend jamais dans les corps et qu’il existe toujours pour elle une relation de continuité avec les réalités supérieures. Or, il est important de constater que cette thèse, qui constitue l’un des aspects essentiels de la philosophie de Plotin, est justement présente dès ce traité 2 (IV 7), même si l’exposé qu’en donne Plotin est ici très synthétique. La question de l’immortalité de l’âme conduisait donc Plotin à s’interroger sur d’autres problèmes et à adopter, les concernant, des positions originales. Les remarques proposées par A. Longo permettent de prendre la mesure de la nouveauté de ces analyses plotiniennes et d’en mieux comprendre la portée.

Sylvain Roux