< Retour

Cet ouvrage est l’aboutissement d’un long travail de recherche qui débuta en 1998. Roland Étienne, qui était alors directeur de l’École française d’Athènes (EfA), proposa à Clarisse Prêtre la publication du petit matériel votif non céramique de l’Artémision de Thasos. L’auteur venait d’achever sa thèse de doctorat, dont le sujet portait sur une étude lexicale et typologique des éléments de parure à partir des inventaires du sanctuaire de Délos. Depuis près de vingt ans, l’auteur a acquis une excellente connaissance des pratiques votives dans les sanctuaires grecs. C’est donc avec un grand intérêt que le lecteur se plonge dans la lecture de ce volume qui s’inscrit dans une impressionnante série de publications, déjà parues ou à paraître dans la collection des Études thasiennes, portant sur l’abondant mobilier mis au jour dans l’Artémision de Thasos[1]. Le corpus le plus important est celui des figurines de terre cuite d’époques archaïque et classique ; il offre une toute autre compréhension de la divinité que le reste du matériel archéologique mis au jour dans le sanctuaire.

Dans une brève introduction (p. 1-10), l’auteur revient sur l’identification de l’Artémision thasien, dont les premières offrandes remontent au deuxième quart du VIIe siècle av. J.-C. et qui a fonctionné jusqu’au début du Ier s. av. J.-C. (p. 130). Déjà mentionné par Hippocrate (Épidémies III 102), le sanctuaire d’Artémis a été identifié pour la première fois en 1909. Mais, ce n’est qu’en 1954 que l’identité de la divinité a été confirmée. Les campagnes archéologiques qui suivirent, placées sous la direction de François Salviat et de Nicole Weill et qui se poursuivirent pendant plus de 30 ans, permirent d’en définir les limites spatiales et d’en comprendre les structures.

L’imposant catalogue, qui comprend plus de 1 000 entrées, constitue le cœur de l’ouvrage (p. 11-128). Il rassemble le petit mobilier provenant des fouilles effectuées entre 1957 et 1985. Christiane Dunant, à qui l’ouvrage est dédié, avait entamé un catalogue qui recensait seulement le mobilier découvert entre 1957 et 1960. Publier du matériel provenant de fouilles anciennes reste toujours une véritable gageure, car les données stratigraphiques sont en effet fort limitées (p. 7-10). Le matériel archéologique se laisse néanmoins dater entre la haute époque archaïque et le début de l’époque romaine impériale, mais les objets du VIe siècle av. J.-C. constituent l’ensemble le plus important, ce qui laisse supposer que le sanctuaire a connu une période de prospérité à cette époque. Les objets qui ont été trouvés aux abords Ouest du sanctuaire ont été également inclus dans le catalogue ; datés des époques impériale et byzantine, ils sont associés aux maisons installées dans ce secteur aux IIIe et IVe s. apr. J.‑C. (p. 3).

La plupart des objets présentés ici sont communs à l’ensemble des sanctuaires de divinités féminines et ne présentent pas de particularisme local. De très nombreux parallèles sont à trouver dans les sanctuaires d’Artémis à Éphèse et d’Artémis Orthia à Sparte, mais aussi, dans une moindre mesure, à Pérachora, Lindos, Philia et Olympie. À ces sanctuaires, il faut ajouter ceux des divinités masculines à Paros et à Isthmia. En l’état actuel de nos connaissances, les chercheurs insistent sur l’absence d’opposition franche entre sanctuaire de divinité masculine et féminine[2]. En revanche, d’autres catégories d’objets (amulettes, jeton de divination, etc.) semblent être spécifiques à l’Artémis thasienne, ce qui suppose peut-être une dimension cultuelle locale.

Les artefacts sont classés par matériaux, puis par catégories d’objets (objets d’usage personnel et parure, petit mobilier et décor, instrumentum et jeu). Cette répartition suscite deux remarques. D’une part, les objets qui ont pu appartenir à une même offrande se retrouvent désormais dispersés dans le catalogue. D’autre part, les objets de même type sont répartis dans différents chapitre de l’ouvrage. Les sections les plus importantes sont celles consacrées aux objets fabriqués en matières organiques (os, ivoire, bois de cerf) (p. 25-69) et au mobilier métallique (p. 70-127). Ces deux ensembles, qui sont les plus impressionnants tant par la quantité que par la qualité des objets, comprennent des éléments de parure, des appliques de mobilier, de l’instrumentum ou encore des pièces de jeu.

Dans ce catalogue foisonnant, certaines catégories d’objets retiennent d’emblée l’attention. C’est le cas par exemple de la trentaine de « jetons » de cristal de roche, qui ont une ressemblance formelle avec des vertèbres de thon. Ces objets qui soulèvent encore de nombreuses conjectures se distinguent des dédicaces communément rencontrées dans les sanctuaires de divinités féminines. Ces offrandes ont pu être parfois reliées au culte d’Hélios sans que le lien ne soit pour autant dûment établi. L’hypothèse la plus séduisante est de voir dans ces objets des pièces de jeu ou bien de divination. Outre son aspect ludique, le jeu de l’astragale possédait en effet des fonctions mantiques. Dans l’Antiquité, le jeu de l’astragale et la divination restent très pratiqués par les femmes comme semble l’attester la statuaire (p. 23). Mais sait-on vraiment qui étaient les personnages féminins représentés : femmes, prêtresses ou bien déesses ? Il semble en outre que ces objets aient été importés : rien n’indique en effet la présence d’un gisement insulaire, ni même d’un atelier de taille du cristal de roche.

L’Artémision a également livré une remarquable collection de « boutons-bobines » (environ 40) qui proviennent des remblais Nord‑Ouest et Ouest. Il s’agit de la plus importante collection recensée à ce jour dans un sanctuaire. D’un usage encore indéterminé, ils servaient peut-être à fixer les chitons ou bien étaient utilisés comme éléments de parure ou bien encore de décor. On y fixait peut-être de grands disques cloisonnés, dont de très beaux exemples ont été mis au jour dans le sanctuaire et dont la fonction exacte demeure cependant encore incertaine (p. 26-29). Les archéologues ont aussi mis au jour un important corpus de fibules en ivoire, en os et en bronze, au total plus de 70 fibules. Ce sont des offrandes courantes dans les sanctuaires de divinités féminines à l’époque archaïque. De belle facture, les fibules bilobées (au nombre de 17) réinterprètent les fibules métalliques en huit. Il est cependant difficile d’aller plus loin dans l’explication de ce corpus. Certaines ont pu être acquises pour le kosmos de la statue de culte, tandis que d’autres sont de simples offrandes. En outre, les archéologues ont retrouvé des fibules non achevées, attestant la présence d’un atelier de production à proximité du sanctuaire[3].

Parmi le mobilier métallique, ce sont les objets en alliage à base de cuivre qui sont les plus nombreux, regroupant des éléments de parure, des appliques de décor, des astragales, de l’instrumentum, etc. La présence d’armes de chasse n’a vraiment rien de surprenant dans un sanctuaire de divinité féminine. Ces armes qui appartiennent à la panoplie du chasseur, et non du guerrier, renvoient plutôt au monde masculin ou bien plus largement à celui de l’élite, ce qui rend possible l’offrande d’armes par des femmes. Il est possible d’apporter une petite observation concernant les pointes de lance : leur longueur indiquerait plutôt des objets miniatures que des armes réelles.

L’auteur publie également une typologie des clous de construction et ornementaux (p. 108-120). Outre les limites bien connues d’un tel matériel, il est bien difficile d’attribuer un usage précis à chaque type de clou. Ces objets peuvent être aussi bien associés à des offrandes qu’à du mobilier cultuel. À côté de cet instrumentum, quelques objets en or et en argent ont été découverts. Leur matière première indique d’emblée leur fonction d’offrande. D’origine rhodienne, un bandeau en or, travaillé au repoussé, appartient à ces objets de type orientalisant que l’on retrouve dans de très nombreux sanctuaires grecs (n°1001, pl. XXXII). Pour terminer ce bref aperçu de la riche variété des objets découverts dans l’Artémision, il faut mentionner une trentaine d’objets en fer, conservés dans les réserves, mais qui n’ont pas été publiés (p. 4). C’est dommage : cela donne l’impression que le travail du fer était quasi-inexistant en Grèce. Le fer demeure ainsi le matériau le moins bien connu, alors que les objets sont nombreux dans les réserves des musées grecs.

Dans une dernière partie (p. 129‑137), l’auteur revient non seulement sur les pratiques cultuelles, mais aussi sur le profil des donateurs qui fréquentaient le sanctuaire. L’auteur revient d’emblée sur des questions de méthodologie. D’une part, il est délicat de définir un système votif dans son intégralité à partir d’un corpus archéologique restreint. D’autre part, tous les objets découverts dans un sanctuaire n’appartiennent pas nécessairement à la catégorie du matériel votif (p. 129-130). Plusieurs problématiques sont ensuite abordées. La première question porte sur la fonction de ce matériel : est-ce possible de distinguer le matériel votif des instruments du culte ? Si certains objets appartiennent d’emblée à la catégorie des offrandes en raison du caractère précieux de leur matériau, il n’est pourtant pas à exclure un rôle d’offrande pour les autres. La plus grande prudence s’impose donc à l’égard de ces artefacts : la frontière qui sépare le votif du cultuel ou de l’utilitaire est mince et, bien souvent, le contexte de fouille n’est guère d’une grande utilité. Le contexte de la dédicace est ainsi difficile à déterminer en l’absence d’inscription.

L’auteur s’interroge ensuite sur le mobilier miniature qui soulève depuis plusieurs années de nombreuses discussions, renouvelées par les excellents travaux de Philippe Brize[4]. Quelle(s) fonction(s) pouvaient avoir ces objets que l’on retrouve aussi bien dans les sanctuaires de divinités féminines que masculines ? Ont‑ils été spécifiquement conçus pour être dédiés ? Ou bien jouaient-ils un rôle dans le quotidien des donateurs avant d’être employés comme ex-voto ? Il pourrait également s’agir d’une manière de se démarquer en faisant preuve d’originalité. Le fait d’offrir un objet ayant eu une utilisation dans son quotidien témoigne d’un fort investissement personnel.

Une autre question concerne le genre de la divinité et celui du donateur. Il est désormais clairement admis que le mobilier archéologique ne permet ni d’identifier le genre de la divinité, ni vraiment celui du donateur. Certaines offrandes restent néanmoins spécifiques au genre. Ainsi, les hameçons renvoient-ils plutôt au monde des hommes. Mais une arme miniature, ou bien un miroir, peut être offert dans le sanctuaire d’une divinité féminine comme masculine, aussi bien par un homme qu’une femme. Il faut définitivement rompre avec ce modèle interprétatif qui relie la divinité au don ou bien au genre du donateur. Les spécialistes des pratiques votives et cultuelles interrogent ainsi nos propres modèles de pensée : nous projetons en effet souvent les préjugés de notre propre société sur une réalité antique qui a tendance à se dérober sous nos pas.

Le matériel archéologique découvert dans l’Artémision thasien est commun à l’ensemble des sanctuaires de divinités féminines, mais possède également des spécificités qui soulignent, semble-t-il, des particularismes dans le culte thasien. Les épiclèses insulaires ont permis de préciser la personnalité de l’Artémis thasienne. Elle protège la jeune fille, l’épousée et la mère dans l’enfantement ; la déesse est liée à la destinée des femmes et aux rites de passage qui rythment leur existence. Dès la première moitié du Ve siècle, Artémis est également associée à Hécate qui renvoie au rôle de la déesse lors de la célébration du mariage (p. 133). Existe-t-il des offrandes spécifiques liées à ces fonctions ? Le bijou émerge dans le lot des offrandes, notamment les disques en ivoire cloisonnés et incrustés d’ambre. Ils sont à mettre en relation avec des femmes bien établies dans la société qui auront d’ailleurs plutôt tendance à offrir des objets à forte valeur affective appartenant à la sphère intime de leur existence. Le petit mobilier laisse par ailleurs apparaître une dimension mantique, pratiquée par les femmes à la maison et dans les sanctuaires, ce que ne laissent pas envisager les figurines de terre cuite. En outre, l’auteur insiste sur l’ambiguïté de la déesse Artémis. D’un côté, elle préside aux destinées de l’épouse et de la mère de famille. De l’autre, elle est la déesse des dangers liés au mariage, ceux de la brutalité sexuelle ou bien des douleurs de l’accouchement.

Parvenu au terme de ce volume, plusieurs commentaires s’imposent. Tout d’abord, il manque un long résumé en grec, mais surtout en anglais qui aurait pu rendre accessible l’ouvrage aux non-francophones. À cela, il faut ajouter que l’ouvrage est superbement illustré par 15 planches en couleurs et 18 en noir et blanc. Les clichés réalisés par le photographe de l’EfA, Philippe Collet, sont de très belle qualité. Cependant, même si nous comprenons parfaitement les choix éditoriaux pris en amont, il est dommage que les publications de matériel archéologique s’appuient toujours plus sur la photographie et moins sur le dessin qui reste pourtant un outil inégalé pour ce type d’ouvrage. En outre, de nombreux objets ne sont pas illustrés alors qu’ils présentent des traits spécifiques, si l’on se reporte à la description donnée par l’auteur. Mettre en ligne l’ensemble de la documentation photographique sur le site de l’EfA aurait été une solution. Ces quelques observations ne doivent pas masquer le remarquable travail de recherche que le lecteur a entre les mains. D’une grande clarté, l’ouvrage est d’une lecture agréable, nourrie par une belle écriture. L’auteur livre ici un catalogue bien documenté, faisant appel à l’expertise de nombreux spécialistes, auquel elle a ajouté sa propre expertise sur les pratiques votives et cultuelles dans le monde grec.

Isabelle Warin, TH Zürich – Institut für Denkmalpflege
und Bauforschung

[1]. Voir la liste des publications dans J.‑J. Maffre, A. Tichit, « Quelles offrandes faisait-on à Artémis dans son sanctuaire de Thasos ? », Kernos 24, 2011, p. 137-164.

[2]. Cl. Prêtre, « La donatrice, l’offrande et la déesse : actions, interactions et réactions » dans Cl. Prêtre éd., avec la collaboration de St. Huysecom-Haxhi, Le donateur, l’offrande et la déesse. Systèmes votifs des sanctuaires de déesses dans le monde grec, Liège 2009, p. 7-27.

[3]. Voir le cas de Delphes, Cl. Rolley, « Le travail du bronze à Delphes », BCH 126, 2002, p. 41‑54.

[4]. Ph. Brize, « Offrandes de l’époque géométrique et archaïque à l’Héraion de Samos » dans J. de la Génière éd., Héra. Images, espaces, cultes, Naples 1997, p. 123-139.