< Retour

Le livre à la publication duquel ont présidé François Lerouxel et Anne-Valérie Pont abrite les actes du colloque international « Propriétaires et citoyens dans l’Orient romain (de Sylla à la fin du IVe siècle) » tenu à Paris les 15 et 16 mars 2013. Succédant au colloque de Tours de 2009 consacré aux citoyennetés multiples dans le monde grec à l’époque romaine (actes publiés sous le titre Patrie d’origine et patries électives : les citoyennetés multiples dans le monde grec d’époque romaine, A. Heller et A.‑V. Pont éds., Bordeaux 2012), cette nouvelle publication s’intéresse au rôle des propriétaires fonciers dans la gestion des cités de l’Orient méditerranéen entre la fin de la République et le Bas-Empire. En d’autres termes, et comme le souligne Olivier Picard dans le prologue des actes (p. 15), le but est « de déterminer dans quelle mesure la richesse du propriétaire prédétermine ses possibilités d’accès au pouvoir et sa marge de manœuvre comme citoyen ».
Réunissant les textes de quinze contributions, l’ouvrage a surtout pour cadre l’Asie Mineure et l’Égypte, mais aussi, dans une moindre mesure cependant, la Grèce d’Europe et la Syrie, autant de régions étudiées d’abord par le biais des textes épigraphiques et papyrologiques. Les travaux ont été regroupés en trois grandes parties. La première (p. 23‑138) s’intéresse aux transformations agraires « conduisant à une évolution de la relation des propriétaires à la cité » et se propose par là « d’observer à l’échelle locale ou régionale l’évolution des villages ou l’installation de groupes de Romains et la création de domaines parfois aux marges des mondes civiques » (p. 11). La deuxième partie (p. 139-210) porte sur l’interaction entre la propriété foncière et la fiscalité impériale dans les provinces, rouages essentiels de l’administration romaine à travers des cités dont elle assure la promotion et que, en même temps, elle contrôle étroitement. Enfin, la troisième partie (p. 211‑311) met l’accent sur les différentes catégories de propriétaires fonciers et sur les conséquences que cette fragmentation entraîne dans la relation de ce milieu au
monde civique.

Le fait est que, sous l’Empire, l’Orient méditerranéen a vu prospérer de grands domaines fonciers, édifiés notamment sur les décombres des royaumes hellénistiques et des États des princes-clients absorbés par Rome. Ilias Anagnostakis et Thibaut Boulay font ainsi connaître d’imposantes propriétés en Bithynie, dont les vignobles réputés profitèrent des innovations agronomiques venues d’Italie pour répondre aux besoins d’un marché en pleine expansion (« Les grands vignobles bithyniens aux époques romaine et protobyzantine » : p. 25‑49). Julien Aliquot fait de même en Syrie où il recense cinquante domaines connus d’après le nom de leur propriétaire (« Le domaine d’Untel. Toponymie et propriété foncière dans le Proche-Orient romain et protobyzantin » : p. 111-138).
L’Égypte, si riche en documents papyrologiques, n’est pas en reste et renseigne plus avant sur le sujet. Ainsi François Lerouxel note-t-il que, dans les nomes de la province, le pouvoir impérial a encouragé l’émergence progressive d’une élite foncière à partir d’une inégale distribution des terres afin d’encourager la diffusion du modèle civique dans la vallée du Nil (« Y a-t-il des riches en Égypte romaine au Ier s. ? » : p. 213-231). En effet, comme le rappellent François Lerouxel et Anne-Valérie Pont (« Inégalités foncières, évolution des cités grecques et intégration dans l’Empire » : p. 316), cette inégalité devait permettre « de dégager un groupe d’individus capables d’assumer durablement les dépenses liées aux magistratures et aux liturgies mises en place par les Romains » (comme par exemple le recouvrement du tribut) et sans cesse plus nombreuses, en particulier au IIIe siècle p.C. Comme l’a montré Andrew Monson dans « Landowners and Metropolites : The Benefits of Augustus’s Tax Reforms in Egypt » (p. 187-210), l’époque d’Auguste fut une étape décisive dans ce processus car c’est alors que l’empereur décida un allègement de la fiscalité foncière en Égypte, système dont on peut se faire une idée sous Trajan grâce à des papyrus originaires, semble-t-il, d’Hermopolis et présentés par Chang Ruey-Lin (« Fiscalité et propriété foncière dans le nome hermopolitain au IIe s. à partir de trois rouleaux fiscaux d’époque romaine conservés à la BNU de Strasbourg (P. Stras. 901-903) » : p. 175-186). Ce faisant, l’État romain attendait certainement que les sommes laissées entre les mains de leurs propriétaires fussent mises par ces derniers « au service du financement des tâches publiques locales » (p. 229). Parmi celles-ci, les liturgies occupaient une place particulière dans la mesure où, en contrepartie de leur engagement en faveur de la communauté, elles procuraient à ceux qui les exerçaient « prestige et autorité » (p. 317), non seulement dans la cité mais au-delà de
ses frontières.
Il ne faudrait pas croire pour autant, comme le souligne Andrew Monson, que l’émergence de cette élite et des grands domaines à la tête desquels elle se trouvait fût préjudiciable, du moins dans un premier temps, à ceux qui ne bénéficièrent pas de la même bonne fortune. Tel est ce qu’Athanase Rizakis a constaté en Grèce (« Statut foncier, habitat rural et pratiques agricoles en Grèce sous l’Empire » : p. 51‑67). En effet, comme dans d’autres régions de l’Empire, « la domination romaine a renforcé presque partout, avec une ampleur nouvelle, la tendance traditionnelle vers la concentration des terres (…) [l]es changements se sont introduits progressivement sans apporter des véritables bouleversements » (p. 60), sauf bien sûr dans les colonies romaines et près des grands centres urbains. Si, dans ce genre d’endroits, les élites foncières jouèrent le rôle que l’on attendait d’elles, il n’en alla pas forcément de même dans les établissements plus modestes. Ainsi, en prenant pour exemple la cité d’Iasos en Carie (« Élites civiques et propriété foncière : les effets de l’intégration à l’Empire sur une cité grecque moyenne, à partir de l’exemple d’Iasos » : p. 233-260), Anne-Valérie Pont a remarqué que l’entrée progressive des élites locales dans de vastes réseaux d’alliance (par mariage, par obtention d’un nouveau droit de cité, etc.) faisait courir le risque d’un désengagement de ces dernières au profit de communautés plus lointaines et plus prestigieuses. En effet, le monde des petites cités « offrait (…) peu d’attraits pour l’investissement personnel et symbolique d’un très grand propriétaire à l’échelle de l’espace méditerranéen, articulé par un réseau de métropoles brillantes » (p. 249). Les perspectives n’étaient guère meilleures si le propriétaire foncier était l’empereur en personne. Plus éloignés encore que ceux d’un simple particulier et dans le service desquels les procurateurs s’impliquaient de plus en plus (cf. S. Demougin, « “Rien n’est insuffisant pour le secours des cités” ; procurateurs en Asie » : p. 141-155), ses intérêts ne servaient pas davantage ceux des populations locales.
Pourtant, la présence de propriétaires fonciers fortunés, plus généralement de notables, dans une cité était indispensable au bon fonctionnement de celle-ci. Comme l’écrivent François Lerouxel et Anne-Valérie Pont (« Inégalités foncières… »), « là où il n’y avait pas de notables, ou pas suffisamment, il n’y avait pas de cité possible dans le système impérial » (p. 322) ; de même, « pas assez de propriétaires suffisamment riches, et le fonctionnement civique est menacé de l’intérieur » (p. 324). Dans leurs contributions respectives, Thomas Corsten (« Bauer und Bürger : Einflußmöglichkeiten von Landbesitzern auf das städtische Leben im kaiserzeitlichen Kleinasien » : p. 261-273) et Anne-Valérie Pont (« Élites civiques et propriété foncière… », p. 242-249) ont constaté que, à Kibyra et à Iasos par exemple, les bassins de recrutement de telles personnes étaient variés et qu’ils évoluaient en fonction notamment des postes à pourvoir et de l’intérêt que ces derniers pouvaient susciter.
Parmi ces notables attendus dans la gestion des affaires civiques, et que l’enregistrement de leurs terres par les autorités locales permettait de connaître avec précision (cf. Béatrice Le Teuff, « Enregistrer les propriétés dans les cités de l’Orient romain : archives civiques et documents cadastraux sous le Haut-Empire » : p. 157-173), les sources donnent peu de place aux Italiens installés sur place, qu’ils soient isolés ou rassemblés dans des communautés (cf. Cédric Brélaz, « Des communautés de citoyens romains sur le territoire des cités grecques : statut politico-administratif et régime des terres » : p. 69-85). Tel est le cas par exemple à Dorylaion de Phrygie, où Alexandru Avram n’a relevé que « quelques indices sur la présence de certains citoyens romains, en provenance, semble-t-il, surtout d’Italie, comme propriétaires fonciers » (« Propriétaires et citoyens à Dorylaion : enquête sur les citoyens romains et les villages sur le territoire » : p. 87‑110, cit. p. 110), ou bien encore à Iasos où Anne-Valérie Pont se demande si le phénomène ne serait pas lié à la modestie des domaines détenus par ces derniers (« Élites civiques et propriété foncière… », p. 248-249). Il faut dire que certains d’entre eux possédaient des terrains en différents endroits, parfois très éloignés les uns des autres, jusqu’en Italie et en Sicile pour des sénateurs orientaux étudiés par François Chausson (« Pour une histoire des patrimoines des sénateurs orientaux en Occident (Rome, Italie, Sicile) » : p. 289-311). Aussi ne tenait-il qu’à leur bonne volonté ou aux circonstances de les voir paraître ailleurs que dans les lieux les plus en vue, en particulier dans des cités moins favorisées. Ainsi fut-il des Claudii Seueri, familiers de la famille impériale et présentés par Michel Cristol à travers les vastes propriétés qu’ils possédaient dans le nord de l’Asie Mineure au IIe siècle p.C. (« Les domaines des Claudii Seueri en Asie Mineure » : p. 275-287).

Au total, et comme le résume de belle manière la conclusion rédigée par François Lerouxel et Anne-Valérie Pont (« Inégalités foncières », p. 315-327), les actes du colloque de Paris de 2013 donnent à lire une série de textes permettant de bien apprécier le rôle des propriétaires fonciers dans le fonctionnement des cités de l’Orient méditerranéen à l’époque romaine. Les thèmes abordés, aussi divers que complémentaires, permettent de mieux comprendre, sous un angle original et stimulant (le livre « pos(e) une fausse question pour mettre en évidence un vrai problème » ; Olivier Picard, « Prologue », p. 15), la manière dont l’État romain administrait son empire, par le biais ici d’une élite dont il favorisa le développement. L’heureuse présence d’index en fin de volume permet au lecteur de bien en mesurer tous les ressorts.

Fabrice Delrieux