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De l’oeuvre de Publilius Syrus, célèbre auteur de mime latin du I er siècle avant notre ère, n’ont été conservés que deux titres et plusieurs centaines de sentences monostiques. Réunies en recueil dès l’Antiquité, ces dernières ont connu une fortune importante du Moyen-Âge à l’époque moderne – elles ont été éditées par Érasme et citées par Shakespeare, notamment. Elles ont cependant été cruellement négligées par les chercheurs au XX e siècle, et la dernière traduction française du recueil date de 1937. C’est donc pour rendre accessible à un large public cette oeuvre qui ne sera pas seulement utile aux latinistes, mais à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la littérature gnomique que G. Flamerie de Lachapelle en offre une nouvelle traduction française. Comme c’est l’habitude dans la collection Fragments des éditions des Belles Lettres, il ne propose pas un nouvel établissement du texte latin, mais reprend celui édité par W. Meyer (Leipzig, 1880), qui fait encore autorité ; il s’en écarte cependant en plusieurs endroits, qu’il signale dans une liste présente en fin de volume, et n’a pas manqué de consulter à cet effet les travaux et éditions plus récents. Outre le texte latin et la traduction française en regard, précédés d’une courte introduction, l’ouvrage compte une note explicative pour chacune des sept-cent-trentequatre sentences, qui sont classées d’après la lettre par laquelle elles commencent. Enfin, un index thématique permet d’avoir une vision synthétique des sujets les plus fréquemment abordés dans les sentences et de les parcourir selon un autre mode de lecture. L’ensemble de l’ouvrage, fruit d’un important travail, est d’une grande clarté et témoigne de la rigueur de son auteur (notons cependant une coquille dans le texte latin, inonhestum, dans la sentence H24, p. 57 ; une référence à l’Heautontimoroumenos de Térence semble inexacte, note 61 p. 16 ; enfin, une référence à la Rhétorique à Hérennius reste incomplète, note 667 p. 135).

La courte introduction présente une synthèse claire et rigoureuse sur cinq aspects : l’auteur fait tout d’abord le bilan des maigres données biographiques à notre disposition concernant Publilius Syrus, et observe une grande prudence quant à leur interprétation (notamment au sujet de ses prises de position politiques) ; il propose ensuite une rapide présentation du mime latin, avant de s’intéresser plus précisément au recueil lui-même, dont il reconstitue l’histoire, avant d’aborder son contenu (avec la plus grande circonspection quant au message que les sentences pourraient véhiculer) et, plus rapidement, sa forme stylistique ; les deux derniers points de l’introduction sont consacrés respectivement à la fortune du recueil et à la tradition manuscrite – ce dernier point étant complété par la bibliographie commentée, qui permet à l’auteur de retracer l’histoire des éditions du recueil. Le lecteur pourra regretter de ne pas trouver dans cette introduction un développement sur la littérature gnomique en général, les recueils de sentences étant un genre très en vogue dès l’Antiquité, et jusqu’à l’époque moderne. Il aurait été intéressant de situer le recueil de Publilius Syrus dans cette histoire plus large, en comparant son destin avec d’autres recueils analogues, comme celui, par exemple, des Dicta Catonis, fréquemment édité ou traduit en même temps que lui. De même, les rapprochements opérés par l’auteur dès l’introduction puis dans les notes avec des proverbes français, mais aussi avec des expressions figées telles que « jeter la pierre » (p. XIX) ou « coup de foudre » (note 39 p. 11), amènent le lecteur à s’interroger sur la définition même de la sentence – question complexe, qui aurait mérité d’être soulevée.

En effet, ce qui frappe à la lecture des sentences de Publilius Syrus, au-delà de leur très grande diversité, formelle et thématique, que G. Flamerie de Lachapelle a notée dans son introduction, c’est leur brièveté et leur densité, véritable défi pour le traducteur. Une gageure relevée avec clarté et élégance dans présent ouvrage (seule la traduction de la sentence P19 laisse perplexe, notamment en raison de l’ajout d’une négation – mais peut-être problème vient-il d’un changement dans établissement du texte) : la traduction respecte simplicité parfois désarmante du latin, malgré quelques ajouts (par exemple en C20), légers déplacements de sens (« renforce » pour traduire prodest, en Q29) ou préciosités (« flagellation verbale » pour traduire uocis uerbera, en I54) peu indispensables. Le lecteur mesure à chaque sentence la difficulté qu’a dû affronter le traducteur pour conserver l’aspect synthétique des formules, sans sacrifier les figures de style qui les structurent : on peut regretter par exemple que l’écho entre indignum et dignitas L1) n’ait pas été rendu. Même remarque avec répétition de licet en C46 (la note fait de plus référence à un jeu sur licet/libet qui n’est pas évident, puisque seul licet est présent dans la sentence). Faut-il expliciter certaines sentences, ou traduire plus littéralement, au risque d’être obscur ? G. Flamerie de Lachapelle opte alternativement pour l’une ou l’autre de ces solutions, le plus souvent avec à propos, à quelques exceptions près : on comprend par exemple bien mieux la sentence Q6 à la lecture la note explicative (note 558 p. 114) ; les expressions « sagesse de visage » et « sagesse nature » semblent maladroites même si elles permettent de conserver l’aspect synthétique du latin uultu an natura sapiens (V23). C’est particulier dans le choix du lexique que ces difficultés sont parfois visibles : l’emploi de adjectif substantivé « un (ou des) Grand(s) » pour traduire les adjectifs potens (P26, P34), summi (N48), superior (C41, D25, D27, F33, I1) et excelsi (E16), outre qu’il empêche de rendre compte du sens particulier de chacun de ces termes (et notamment du comparatif superior), semble un peu anachronique (on pense aux Grands d’Espagne) et réducteur (par exemple, superior, d’autant plus quand il est associé à inferior en C41 et I1, renvoie à une relation hiérarchique qui peut être celle d’un maître avec son esclave, sans que le premier fasse nécessairement partie des grands de ce monde).

Mais si les sentences, comme toute littérature gnomique, représentent un défi pour le traducteur, leur interprétation, comme celle de toute littérature fragmentaire, est un véritable casse-tête. Dans son introduction comme dans son annotation, G. Flamerie de Lachapelle fait preuve d’une grande prudence, conscient que notre ignorance du contexte dans lequel chaque sentence est prononcée rend toute explication hautement hypothétique, et que le genre du mime auquel elles appartiennent semble peu compatible avec les lectures politiques ou philosophiques auxquelles ses prédécesseurs se sont souvent livrés. C’est pourquoi il propose essentiellement dans ses notes, outre des éléments d’explicitation parfois nécessaires et d’utiles renvois bibliographiques, des rapprochements avec d’autres sentences mais aussi avec des situations de la littérature latine voire européenne. Le lecteur, se prenant au jeu, peut être tenté d’en proposer à son tour ; on peut ainsi ajouter aux nombreux rapprochements que l’auteur opère avec la comédie romaine : par exemple, la situation décrite dans la sentence O10 peut être comparée à celle de l’Hecyra de Térence ; les sentences (C2, D2 et O4) qui évoquent l’action d’obiurgare (réprimander) ne sont pas sans faire penser à la figure comique du senex sodalis, qui se pose traditionnellement en donneur de leçon de son ami ou voisin, un autre senex {{1}}, ou encore à la figure encore plus raditionnelle du senex iratus face à son fils qui se débauche ou à son esclave qui le trompe ; la présence du vocabulaire militaire, qui constitue apparemment une particularité de Publilius Syrus (note 148 p. 33), trouve peut-être son explication dans la fréquente utilisation de métaphores militaires par les esclaves de comédie {{2}}, de même que la sentence A29, qui fait de l’amour le propre des jeunes gens, par opposition aux vieillards, reprend un topos de la palliata {{3}} ; enfin, l’on peut rapprocher la sentence G6 des vers du Phormio, v. 239-246, qui contiennent des maximes de même teneur. Chacun, selon ses connaissances, pourra compléter ces parallèles.

Telle est en effet la plasticité de la sententia, chez Publilius Syrus comme ailleurs, qu’elle s’adapte à tout type de contexte et peut prendre divers sens en fonction du cadre dans lequel elle s’insère. Cette richesse des virtualités de la sententia, qui a pour conséquence que toute interprétation reste à jamais hypothétique, donne aussi une grande liberté à l’herméneute, et explique l’emploi de sentences de Publilius Syrus, dès l’Antiquité, au service d’un message moral ou philosophique qui n’était sans doute pas les leurs. G. Flamerie de Lachapelle relève cette plasticité de la sentence qui permet de multiples interprétations sans qu’aucune ne soit jamais certaine, et tire de ce constat une attitude extrêmement prudente vis-à-vis des lectures philosophiques ou politiques qui pourraient être faites et l’ont souvent été. S’il fait état des interprétations de ses prédécesseurs, il prend souvent ses distances avec elles. Il ne résiste cependant pas à la tentation d’en proposer luimême (allant même jusqu’à préférer une leçon en raison de son sens philosophique, pour la entence P31 – voir la note 528 p. 108-109). Se pose alors la question des sujets et du sens du mime lui-même : si l’on peut voir dans une sentence (B39) une allusion au suicide de Caton comme à celui d’un ridicule jeune homme amoureux, ou dans une autre (C29) une attaque contre les stoïciens ou contre un leno malhonnête, faut-il supposer que l’actualité ou la philosophie avaient leur place sur la scène du mime ? Nous savons fort peu de choses sur ce genre, dont les sujets semblent avoir surtout eu à voir avec la vie quotidienne et les figures traditionnelles de la comédie (p. XVI, XIX). Les figures politiques contemporaines, Caton ou César, y avaient-elles également une place ? Les sentences y faisaient-elles référence, ou du moins allusion ? Ou sont-ce les interprètes modernes qui les y voient ? G. Flamerie de Lachapelle ne tranche pas véritablement cette question quasiment insoluble, et s’il tente parfois très finement de reconstituer le contexte comique de telle ou telle sentence (par exemple A48, Q13), ne précise pas dans quel contexte scénique pouvaient se situer les allusions à l’actualité qu’il identifie. Mais, dans son introduction, il pose clairement le seul principe possible pour affronter cette aporie et étudier un recueil de sentences : prudence et circonspection.

Marion Faure-Ribreau

[[1]] 1. Voir par exemple Casina, v. 517-519, Mercator, v. 316-325 et 969-1026, et surtout Trinummus, v. 39-198.[[1]]

[[2]]2. Déjà notée par e. fraenKel dans Elementi plautini in Plauto, Florence 1960 (traduction italienne de l’édition originale : Plautinisches im Plautus, Berlin, 1922), p. 223-224.[[2]]
[[3]] 3. Voir par exemple : Mercator, v. 1015-1024[[3]]